MORIN Edgar [né NAHOUM David-Simon, Edgar]

Par Isabelle Gouarné

Né le 8 juillet 1921 à Paris ; sociologue, chercheur au CNRS ; résistant, membre du PCF (1943-1951), engagement anticolonial, membre fondateur de la revue Arguments.

Bien qu’il n’ait reçu aucune éducation religieuse, Edgar Morin baigna, durant ses premières années, dans la petite communauté de juifs saloniciens de Paris. Ses parents, en effet, étaient originaires de familles commerçantes juives de Salonique, venues en France au début des années 1910. Son père (Vidal Nahoum) gérait un commerce de bonneterie en gros dans le quartier parisien du Sentier et avait acquis une certaine aisance économique. En 1931, l’enfance d’Edgar Morin fut profondément bouleversée par la mort prématurée de sa mère (crise cardiaque). Après cette disparition brutale, qui lui fut cachée dans un premier temps, Edgar Morin fut élevé par son père, dans un milieu familial « hyper-protecteur », dont il ne parviendra à se « libérer » qu’au moment de l’entrée en guerre (Journal, 1962-1987, p. 320-324).

En 1940, Edgar Morin, alors jeune étudiant, se replia à Toulouse, et c’est dans cette ville-refuge qu’il se lia avec nombre d’intellectuels de gauche : Vladimir Jankélévitch, Jean Cassou et Georges Friedmann, Clara Malraux ou encore Julien Benda, dont il sera quelques mois le secrétaire. Fin 1941, après de fortes hésitations, il réalisa ses premiers actes résistants (rédaction et distribution de tracts, pochoirs sur les murs), puis entra au Front national des étudiants. C’est d’ailleurs dans la Résistance qu’Edgar né Nahoum prendra le pseudonyme d’Edgar Morin, nom qu’il fera plus tard reconnaître officiellement par l’état-civil.

En 1942, afin d’échapper aux mesures antisémites, il s’installa à Lyon et, par l’intermédiaire d’anciens camarades de classe du lycée Rollin (Claude Dreyfus, Jean-Francis Rolland, notamment), adhéra aux Jeunesses communistes. Lui qui était venu à la politique au moment du Front populaire et sur des positions de gauche antistaliniennes intégra ainsi le Parti communiste. Edgar Morin, en effet, avait commencé à militer durant la Guerre d’Espagne, attiré d’abord par les groupuscules d’extrême gauche, puis adhérant en 1938 au Mouvement frontiste de Gaston Bergery. En 1943, il était devenu un « permanent » dans la résistance communiste : coopté par André Ulmann, il entra dans le Mouvement de résistance des prisonniers de guerre et des déportés (MRPGD) comme « sous-marin » du Parti communiste, et contribua alors à l’organisation du réseau dans la région de Toulouse. Après la fusion du MRPGD au sein du Mouvement national des prisonniers de guerre et des déportés dirigé par François Mitterrand, il devint un des responsables du comité parisien, chargé notamment des activités de propagande, de l’impression et de la distribution de tracts et de journaux clandestins.

Edgar Morin appartient ainsi à cette génération d’étudiants entrés en Résistance avant d’avoir pu s’engager dans une véritable carrière professionnelle : après sa scolarité au lycée Rollin, il avait commencé des études de droit et d’histoire-géographie, interrompues cependant dès 1942. La Libération fut donc pour lui une période d’incertitudes professionnelles et de désarroi : après de brèves collaborations journalistiques (Ce Soir, Action), il s’engagea, en février 1945, dans l’État-major de la 1re Armée en Allemagne, avec Violette Champellaubeau, qu’il avait connue à Toulouse en 1940, et qu’il venait d’épouser. De cette expérience, il tira son premier livre, L’An zéro de l’Allemagne, publié en 1946 avec une préface de Bernard Groethuysen aux éditions La Cité Universelle, que dirigeait Robert Antelme. L’ouvrage fut bien reçu dans le PCF, et Edgar Morin fut dès lors sollicité pour collaborer aux éditions communistes (ce qu’il fit en publiant en 1947 L’Allemagne, notre souci aux éditions Hier et aujourd’hui), ainsi qu’à la presse communiste, aux Lettres françaises, à Action et surtout au Patriote résistant (bulletin de la Fédération nationale des déportés, internés, résistants et patriotes) : dans cette revue bimensuelle contrôlée par le PCF, il fut même recruté comme rédacteur en chef.

Très vite, cependant, avec ce qu’il appellera « la seconde glaciation stalinienne », Edgar Morin se trouva en opposition avec la ligne du PCF et, en 1949, perdit son poste de journaliste. Lié depuis la Résistance à Marguerite Duras, Robert Antelme et Dionys Mascolo, il fut un des familiers de leur appartement de la rue Saint-Benoît et partageait les mêmes réticences à l’égard de la politique culturelle du PCF. Les tensions furent donc croissantes avec la direction communiste et, après une période floue de désengagement, Edgar Morin fut exclu en 1951 : de fait, l’affaire yougoslave, puis le procès Rajk, avaient causé en lui « une rupture intérieure » (Mon chemin, p. 110), et, depuis 1949, il avait cessé de militer au PCF.

Devenu chômeur après son éviction de la presse communiste, Edgar Morin se vit proposer un poste de stagiaire de recherche au CNRS par Georges Friedmann, qu’il avait connu à Toulouse. Soutenue également par Vladimir Jankélévitch, Merleau-Ponty et Pierre George, sa candidature fut retenue. Il fut ainsi associé au Centre d’études sociologiques et se consacra d’abord à une anthropologie du cinéma et de la culture de masse. Ses premiers travaux, même s’ils furent parfois reçus de façon controversée, notamment du côté de la sociologie critique de Pierre Bourdieu, lui assurèrent une certaine reconnaissance académique, lui permettant ainsi de poursuivre une carrière de sociologue au CNRS.

Cette conversion professionnelle à la sociologie correspondit initialement à une période d’« hibernation politique », dont Edgar Morin sortira avec la guerre d’Algérie (Mon chemin, p. 134). Dès 1955, avec Robert Antelme, Dionys Mascolo et Louis-René des Forêts, il forma le Comité des intellectuels contre la guerre en Afrique du Nord, dont l’appel, lancé en novembre, appelait à « une paix fraternelle dans le respect des nationalités ». Assez vite, cependant, Edgar Morin s’éloigna de ce comité composite, puis, en 1960, refusa de signer le Manifeste des 121. Critique à l’égard du soutien des intellectuels français au FLN, il défendait alors des positions pro-Messali Hadj qui le rapprochaient de certains milieux trotskistes. Edgar Morin était également de ceux qui entendaient associer dans un même refus la guerre française en Algérie et l’intervention soviétique en Hongrie de 1956 : avec Marguerite Duras, Dionys Mascolo, Robert Antelme, Kostas Axelos, Claude Lefort et d’autres, il avait formé, en 1957, le Comité des intellectuels révolutionnaires, dont la visée était « la lutte contre le colonialisme français et, plus généralement, contre tous les impérialismes, y compris l’impérialisme russe ».
Condamnant désormais radicalement le communisme soviétique, Edgar Morin s’investit à cette époque dans une entreprise de révision du marxisme et de refondation de la gauche. Le point de départ fut, pour lui, une réflexion personnelle sur son passé militant dont il tirera, en 1959, son premier ouvrage autobiographique : dans ce livre intitulé Autocritique, il s’interrogeait sur ce qui avait été, pour lui et plus largement pour sa génération, les ressorts de l’adhésion et de la croyance au communisme.

Sa volonté révisionniste prit aussi une forme collective, avec le lancement, en 1956, de la revue Arguments (publiée aux Éditions de Minuit). Conçu sur le modèle de la revue italienne Ragionamenti et en lien étroit avec elle, Arguments comptait dans son comité de rédaction, outre Edgar Morin, Colette Audry, Roland Barthes et Jean Duvignaud, auxquels viendront s’ajouter Kostas Axelos*, François Fejtö, Dionys Mascolo* ou encore Pierre Fougeyrollas. Créé dans le contexte de crise symbolique du communisme ouverte par la déstalinisation, Arguments se présentait comme « un bulletin de recherches, de discussions et de mises au point ouvert à tous ceux qui se placent dans une perspective à la fois scientifique et socialiste » (Éditorial du premier numéro d’Arguments, décembre 1956-janvier 1957). De fait, cette revue, à laquelle collaborèrent de nombreux intellectuels de gauche (François Châtelet, Jean Duvignaud, Daniel Guérin, Claude Lefort, Albert Memmi, Pierre Naville, Alain Touraine et bien d’autres), fut un espace de confrontation sur les questions politiques et culturelles de l’époque, et contribua à la diffusion en France de penseurs marxistes jusque-là méconnus, en premier lieu ceux de l’École de Francfort.

La revue cessa en 1962, avec la dispersion des membres du comité de rédaction. Edgar Morin, de son côté, était parti enseigner depuis 1960 en Amérique latine, et, après une grave maladie qui l’avait immobilisé plusieurs mois, avait connu une période de remise en question généralisée, tant de sa vie privée que de sa vie intellectuelle. Séparé de sa première épouse et de plus en plus éloigné de leurs amis de la Résistance, il s’était engagé dans une nouvelle démarche intellectuelle. Il entendait dorénavant se consacrer à une « sociologie du présent », une sociologie « phénoménologique », centrée sur l’événement, fondée sur une méthode d’observation participante (« méthode in vivo ») et sur une « démarche multidimensionnelle » (voir son ouvrage intitulé Sociologie, paru en 1984 chez Fayard).

Edgar Morin développa ce programme au Centre d’études des communications de masse, laboratoire, créé en 1960, qu’il co-dirigera par la suite – d’abord avec Georges Friedmann, son fondateur, et Roland Barthes (1973-1983), puis avec Claude Lefort (1983-1990). Dans ce cadre, il put organiser diverses enquêtes collectives de terrain : celle menée, en 1965, dans la commune bretonne de Plozévet sur la modernisation du monde rural, celle réalisée à Orléans sur le phénomène des rumeurs, et celle sur la révolte étudiante de mai-juin 1968, dont les analyses furent publiées sous le coup de l’événement dans le journal Le Monde, puis dans un ouvrage collectif, écrit avec Claude Lefort et Cornelius Castoriadis. De fait, cette « sociologie du présent », conçue comme une « sociologie clinique », bénéficiera d’un écho important dans la presse, Edgar Morin collaborant régulièrement au Monde et au Nouvel Observateur.

À partir des années 1970, Edgar Morin délaissa ses recherches sociologiques pour se concentrer sur son grand projet « bio-anthropo-sociologique », l’étude de la « complexité humaine », qu’il déploya dans la série de volumes intitulé La Méthode (Seuil, 1977-2006). Soucieux de tisser des liens entre les sciences et de promouvoir ce qu’il appela « la transdisiplinarité », il participa, avec les biologistes Jacques Monod et François Jacob, à la création du Centre international d’études de biologie et d’anthropologie fondamentale, situé à l’abbaye de Royaumont. Désormais, ses prises de positions politiques se référeront à la « démarche complexe », qu’il mobilisera aussi bien pour analyser les grands épisodes du XXe siècle (le « totalitarisme soviétique », le nazisme, l’Europe, le conflit israélo-palestinien) que pour réfléchir aux grands enjeux de société (l’écologie, l’éducation, par exemple). La « pensée complexe » se traduisit ainsi, sur le plan politique, par la définition d’une « politique de civilisation » dont l’enjeu était, face à la situation de « crise », de définir « une voie susceptible de sauver l’humanité des désastres qui la menacent », de trouver « le chemin de l’espérance », pour reprendre le titre de l’ouvrage co-signé avec Stéphane Hessel en 2011.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article147666, notice MORIN Edgar [né NAHOUM David-Simon, Edgar] par Isabelle Gouarné, version mise en ligne le 7 juillet 2013, dernière modification le 15 juillet 2022.

Par Isabelle Gouarné

ŒUVRE CHOISIE : L’An zéro de l’Allemagne, Éditions de la Cité Universelle, 1946. – L’Allemagne, notre souci, Hier et Aujourd’hui, 1947. – L’Homme et la mort, Seuil, 1951. – Le Cinéma ou l’homme imaginaire, Éditions de minuit, 1956. – Les Stars, Seuil, 1957. – Autocritique, Seuil, 1959. – Chronique d’un été, Argos films, 1961 (film réalisé avec Jean Rouch). – L’Esprit du temps, Grasset Fasquelle, 1962. – Commune en France. La métamorphose de Plodémet, Fayard, 1967. – Mai 68 : La Brèche (avec C. Lefort et C. Castoriadis), Fayard, 1968. – La Rumeur d’Orléans, Seuil, 1969. – Le Vif du sujet, Seuil, 1969. – Introduction à une politique de l’homme, Seuil, 1969. – Journal de Californie, Seuil, 1970. – Le Paradigme perdu : la nature humaine, Seuil, 1973. – L’Unité de l’homme, Seuil, 1974. – La Méthode, Seuil, 1977-2006, 6 vol. – Pour sortir du XXe siècle, Nathan, 1981. – Science avec conscience, Fayard, 1982. – De la nature de l’URSS, Fayard, 1983. – Sociologie, Fayard, 1984. – Penser l’Europe, Gallimard, 1987. – Vidal et les siens, Seuil, 1989. – Introduction à la pensée complexe, Seuil, 1990. – Terre-patrie (avec A.B. Kern), Seuil, 1993. – Mes démons, Stock, 1994. – Une Politique de civilisation (avec S. Naïr), Arléa, 1997. – Relier les connaissances, Seuil, 1999. – La Tête bien faite, Seuil, 1999. – Dialogue sur la nature humaine (avec B. Cyrulnik), France Culture/L’Aube, 2000. – Pour une politique de civilisation, Arléa, 2002. – La Violence du monde (avec J. Baudrillard), Le Félin, 2003. – Enfants du ciel. Entre vide, lumière, matière, O. Jacob, 2003. – Pour entrer dans le XXIe siècle, Seuil, 2004. – Le Monde moderne et la question juive, Seuil, 2006. – L’an I de l’ère écologique (avec Nicolas Hulot), Tallandier, 2007. – Le Destin de l’animal, L’Herne, 2007. – Edwige, l’inséparable, Fayard, 2009. – Pour et contre Marx, Temps Présent, 2010. – Ma gauche, Bourin Éditeur, 2010. – La Voie : Pour l’avenir de l’humanité, Fayard, 2011. – Le chemin de l’espérance (avec S. Hessel), Fayard, 2011. – Mon Paris, ma mémoire, Fayard, 2013.

SOURCES : Mon chemin. Entretiens avec Djénane Kareh Tager, Fayard, 2008. – E. Lemieux, Edgar Morin, l’indiscipliné, Seuil, 2009. – L. Yousfi, J.-F. Dortier (dir.), Edgar Morin. L’aventure d’une pensée, Hors-série spécial n° 18, Sciences humaines, juin 2013. – G. Streiff, Un procès stalinien à Saint Germain des près, Syllepse, 1999. – C. Brun, O. Penot-Lacassagne, Engagements et déchirements. Les intellectuels et la guerre d’Algérie, Gallimard/IMEC, 2012. – G. Delannoi, « Arguments, 1956-1962, ou la parenthèse de l’ouverture », Revue française de science politique, 1, 1984, p. 127-145. – Arguments, 1956-1962 (fac-similé de la revue), présenté par O. Corpet et M. Padova, Toulouse, Privat, 1983. – M. Padova, Esquisse d’une sociologie des idéologies contemporaines : l’exemple d’Arguments (1957-1962), Thèse Université Paris 7, 1990. – B. Paillard, « Plozévet, la première recherche coopérative sur programme », Les Annales de la recherche urbaine, 104, 2008, p. 139-148. – A. Burguière, « Plozévet, une mystique de l’interdisciplinarité », Cahiers du Centre de recherches historiques, octobre 2005, p. 231-263.

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