OSWALD Marianne [BLOCH Sarah, Alice]

Par Martin Pénet

Née le 9 janvier 1901 à Sarreguemines (Moselle, alors annexée par l’Allemagne), morte le 25 février 1985 à Limeil-Brévannes (Val-de-Marne) ; chanteuse en Allemagne, Paris, New York puis à nouveau Paris.

Marianne Oswald
Marianne Oswald

Jacques Prévert, dont elle fut l’une des premières interprètes, disait : « Si sa voix ne ressemble à aucune autre c’est parce qu’elle est à peine sa voix, mais plutôt la voix de milliers d’autres qui ne chantent pas… la voix du travailleur harassé, la voix de la fille-mère affolée, la voix des amoureux séparés, la voix des prisonniers, la voix des enfants montrés du doigt… »

Elle a donné quelques clés dans un livre intitulé Je n’ai pas appris à vivre. Née dans une Moselle alors annexée par l’Allemagne, Alice Bloch a vécu une enfance difficile entre Sarreguemines et Strasbourg. Ses parents, des commerçants juifs aisés venus de Pologne, qui dit-elle n’avaient pas su l’aimer, moururent de bonne heure. Confiée à un tuteur, Alice fut alors conduite dans un pensionnat pour jeunes filles de Munich. L’opération d’un goitre lui abîma les cordes vocales ; elle manqua de perdre la voix, et celle qu’elle finit par retrouver quelques semaines plus tard semblait sortir de l’enfer. C’est ce qui la décida, plus tard, à devenir chanteuse, par défi. Elle choisit son nom de scène en souvenir de son premier choc dramatique, à l’âge de onze ans, au théâtre de Strasbourg : la pièce d’Ibsen Les revenants, dont le héros se nomme Oswald.

On sait peu de chose sur sa première carrière. Partie vers 1919 pour Berlin, elle s’était formée au cabaret (comme le très décadent Komiker) et au théâtre, au contact de Bertolt Brecht, d’Edwin Piscator, de Max Reinhardt. Débarquant à Paris en décembre 1929, elle espérait pouvoir importer l’esthétique berlinoise. Mais elle connut de longues années de vaches maigres. Elle vécut pauvrement à Saint-Germain-des-Prés, fréquenta les cafés littéraires, et peina à trouver des engagements. Enfin, le déclic : en juin 1932, elle fut accueillie par l’acteur noir Habib Benglia qui venait d’ouvrir un cabaret à Montparnasse, « Chez les corsaires ».

Le répertoire de Marianne Oswald se limitait pour l’heure aux versions françaises des airs de Brecht et Kurt Weill, tirés de « L’Opéra de quat’ sous » et de « Happy end ». Elle rencontra l’auteur des adaptations, André Mauprey, qui lui confia deux chansons nouvelles : « Pour m’avoir dit je t’aime » et « En m’en foutant » ; elle les grava en juin 1932 sur un disque Salabert aujourd’hui introuvable. Ces titres dessinaient pourtant les contours de ce qui fut son style, âpre, sombre, sans concessions.

Engagée par Jean Bérard, directeur artistique de la Columbia française, elle enregistra en janvier 1933 deux airs de Kurt Weill : « Le chant des canons » et « Sourabaya Johnny » ; ainsi que deux titres écrits par Jean Tranchant, un auteur-compositeur-interprète qui, par bien des côtés, préfigurait Charles Trenet, mais signait également des chansons très noires, presque sarcastiques, qu’il confiait volontiers aux femmes.

En mai 1933, Marianne Oswald remplaça au pied levé Lucienne Boyer au théâtre des Folies-Wagram et chanta quelques titres, accompagnée par l’excellent pianiste Clément Doucet. Mais elle se fit huer et la presse se déchaîna, critiquant tout à la fois sa maigreur, sa tignasse rousse, son masque blafard et torturé, sa voix de cauchemar, son élocution difficile, sa gestuelle de pantin. Les plus enthousiastes la comparaient à Damia et à la regrettée Yvonne George, mais son nom devint synonyme de scandale.

Au mois de juin, le musicien Jean Wiener l’introduisit au « Bœuf sur le Toit », alors lieu de rendez-vous de tous les esthètes de la capitale. Accompagnée au piano par Arthur Honegger et Darius Milhaud, elle y trouva un point d’ancrage : c’était la première fois qu’on l’écoutait sans protester. Elle était arrivée au pays des poètes. Jean Cocteau la découvrit et s’enticha de cette créature « rouge par essence ».

Elle continua à enregistrer du Jean Tranchant, comme le bilan de vie d’une prostituée intitulée « Sans repentir », ou bien « Mon oncle a tout repeint », chanson presque comique écrite par Jean Nohain et composée par Hanns Eisler, un communiste allemand proche de Brecht de passage à Paris sur la route de l’exil.

Ses incursions au music-hall furent plus difficiles. À l’Alcazar, en janvier 1934, Marianne continua à diviser les critiques : « Elle a conquis d’emblée un public spécial, à l’avant-garde de l’extrême mode », pouvait-on lire dans L’Œuvre. Henri-Georges Clouzot – qui n’avait pas encore fait parler de lui comme cinéaste du sombre – venait de lui écrire non sans malice une chanson sur mesure, « Le jeu de massacre », où son accent germanisant fit merveille : « Hop la boum ! dans la bobine… » ; l’auteur de la musique, Maurice Yvain, déclara à son propos : « Cette simple chanson de foire est devenue dans votre bouche le cri de la misère humaine » :

« Ah ! visez bien nos pauvres gueules/ Puisque vous êtes tous trop veules/ Pour taper sur les puissants. »

Marianne expliqua par la suite qu’il ne s’agissait pas de faire de la politique : « Dans ma bouche, cette chanson qui n’était pour moi qu’un cri de révolte, a déclenché des choses invraisemblables. » Jean Fayard commenta dans Je suis partout le numéro de la chanteuse à la chevelure rouge : « Tout à coup, la salle prend feu, le public se divise en deux camps… Je crois qu’il faut chercher la raison de ce tapage dans des causes extérieures : Mlle Oswald est une expulsée d’Allemagne et elle chante une chanson anti-militariste. Voilà pourquoi les salons bolcheviques la patronnent. » Cette œuvre antimilitariste (inspirée par la Grande Guerre et signée Jean Tranchant) s’intitule « Appel » :
« Quinze millions d’hommes tombés/ Quinze millions de macchabées !/ Mais qu’il soit vainqueur ou vaincu/ Le monde entier a mal vécu./ Et rataplan, et rataplan/ Les morts appellent les vivants. »

Copieusement sifflée dès qu’elle entonnait ces couplets, Marianne ne bronchait pas, car elle était habituée à résister. Le scandale se reproduisit peu après à Lausanne et Genève : elle parvint à terminer son tour de chant, mais n’eut plus l’autorisation de se reproduire en Suisse pendant une quinzaine d’années !
Jean Cocteau fit évoluer son style en lui offrant une « chanson parlée » écrite dans le style du sprechgesang : « Anna la bonne », ou l’histoire d’une bonne qui tue sa maîtresse parce qu’elle était trop gentille… Marianne l’enregistra en mars 1934, en même temps que « Appel » et « Le jeu de massacre ».
Elle revint chanter durant l’été au Bœuf sur le Toit et séduisit de plus en plus les écrivains : Max Jacob (qui la qualifiait de « sœur des poètes »), Aragon, André Salmon, Marcel Aymé, Paul Fort, ou encore Gaston Bonheur, dont elle chanta bientôt deux textes : « L’émigrante » et « Les soutiers ». Robert Desnos lui confia sa première chanson (dédiée à sa femme Youki) : « J’ai rêvé tellement fort de toi ». Le catholique Mauriac la définit ainsi : « Comme ces truites qui remontent les gaves, Marianne Oswald "remonte" l’irritation d’une foule, et elle atteint la source qui est le cœur inquiet, la mauvaise conscience des privilégiés. » Même Céline la défendit et projeta d’écrire une ou deux chansons pour elle.

En 1935, Cocteau la soutint avec ardeur lorsqu’elle tenta sa chance à l’ABC la salle des grands boulevards qui consacrait les vedettes. Il lui offrit encore une chanson parlée, « La dame de Monte-Carlo », ainsi qu’une chanson plus proche de son univers habituel : « Mes sœurs n’aimez pas les marins ». Mais cette année fut aussi marquée par la rencontre avec Jacques Prévert, le chef de file du groupe Octobre, dont elle adopta « Embrasse-moi », sur une musique de l’excellent arrangeur Wal-Berg. Marianne participa aux grandes fêtes politiques en compagnie des duettistes Gilles et Julien, ou du groupe Octobre ; elle chantait aussi bien pour les socialistes, que pour les communistes. Aragon affirma alors : « Les fascistes poursuivent Marianne Oswald de leur haine parce qu’elle dit la vérité. » Le Front populaire n’était pas avare en manifestations rassembleuses, mais rare sont les vedettes qui s’y produisaient, osant braver la réprobation des conformistes et des prudents.

Alors qu’elle multiplia en 1936 les passages au music-hall (Alhambra, Bobino, Trianon-Variétés), Marianne reçut la visite de Joseph Kosma, qu’elle ne connaissait pas encore. Il lui apporta une brassée de manuscrits des musiques qu’il avait composées sur des poèmes de son ami Prévert : « La grasse matinée » (histoire d’un homme affamé qui finit par tuer un passant pour pouvoir s’acheter de quoi manger), « Les bruits de la nuit », ou encore « La chasse à l’enfant ». Le texte de cette chanson, que Prévert lui dédiera par la suite, est inspiré d’un fait divers odieux : après une évasion d’un bagne d’enfants à Belle-Île-en-Mer, des touristes désœuvrés se sont joints aux policiers lancés à leur poursuite :

« Bandits, voyous, voleurs, chenapans/ C’est la meute des honnêtes gens/ Qui fait la chasse à l’enfant. »

Marianne, emballée, décida de porter toutes ces œuvres devant le grand public dès l’automne : à l’ABC, à Bobino, dans les grands music-halls de France et d’Afrique du nord. Elle les enregistra chez Columbia entre octobre 1936 et décembre 1937.

Quelque peu délaissée par les instances officielles du Front Populaire, Marianne connut une année 1937 mouvementée : tentative de suicide en février ; mariage de convenance pour obtenir définitivement la nationalité française qu’elle a toujours revendiquée ; Fête de l’Humanité à Garches le 5 septembre ; récital à la salle Gaveau le 9 octobre en hommage à Prévert…

En 1938, elle chanta encore à l’ABC, mais le cœur n’y était plus : le cinéma la boudait, ses disques se vendaient mal et son contrat chez Columbia n’était pas renouvelé par Jean Bérard. Épuisée par le manque de reconnaissance du public parisien pour son art si particulier de théâtre chanté à la berlinoise, elle décida, comme beaucoup d’artistes d’origine juive à l’époque, de tenter sa chance à New York.

Débarquée en février 1939, elle fut accueillie dans les milieux intellectuels qui connaissaient déjà ses disques. L’étrange diseuse avec ses chansons presque criées devint recherchée dans les soirées privées. Des poètes voulaient écrire pour elle. Au lendemain de l’armistice de juin 1940, elle se rebaptisa Marianne Lorraine et se rapprocha de la France Libre : elle participa à plusieurs galas pour « The Free French Movement in America ».

En mai 1941, une grande soirée eut lieu dans un auditorium de la Bibliothèque du Congrès : elle y donna un récital en mémoire des livres brulés par les nazis devant l’opéra de Berlin en 1933. Puis au printemps 1942, elle monta un gala au Town Hall de Manhattan et se présenta comme « The voice of freedom » : malgré les acclamations, cette soirée fut son chant du cygne à New York, une cité qu’elle n’avait pas vraiment su séduire comme l’avaient fait d’autres artistes exilés. Marianne intéressait davantage les professeurs que le grand public. Elle entama alors une tournée des universités, donna dans différentes villes des récitals où elle entremêlait des œuvres françaises (qu’elle ne voulait pas faire traduire) et américaines.

Puis elle passa six mois à la campagne pour écrire un recueil de souvenirs romancés, qui fut publié en 1945 sous titre « One Small Voice ». Son livre fut remarqué par un « producer » de radio qui l’appela pour lui demander d’écrire des sketches sur les enfants abandonnés ou dévoyés. Elle courut alors les tribunaux pour enfants et raconta leur vie au micro avec des intonations déchirantes.

Pour vivre, elle dut aller chanter dans une boîte sordide du Village fréquentée par les militaires et les prostituées. Elle fit la connaissance d’Albert Camus, de passage à New York pour un reportage ; il la sermonna mais s’enthousiasma pour son livre et lui conseilla de le faire éditer en français.

Revenue à Paris en janvier 1947, elle s’installa à l’hôtel Lutétia, dans une chambre sous les toits où elle habitera jusqu’à sa mort. En avril, une série d’émissions de Radiodiffusion française intitulée « Le retour de Marianne Oswald », fit intervenir ses principaux amis poètes : Cocteau, Camus, Prévert, Bonheur, Seghers.

Elle réécrivit son livre en français, dont la sortie intervint en mars 1948 sous le titre Je n’ai pas appris à vivre, avec une introduction de Jacques Prévert. Toujours grâce à lui, elle tourna durant l’été ce qui reste comme son plus grand rôle au cinéma : Les amants de Vérone, réalisé par André Cayatte, où elle incarne un personnage d’entremetteuse à la fois douce et perverse. Elle y rencontra le comédien Louis Salou, autre blessé de la vie avec lequel elle décida de se marier bientôt ; mais le suicide de ce dernier mit un terme tragique à ce rêve et la laissa meurtrie.

Ses quelques passages dans les music-halls parisiens furent houleux car sa réputation de communiste continuait à déclencher des cabales… En réalité, elle partit chanter à Berlin en 1949, durant le blocus, côté occidental ; puis elle œuvra pour le rapprochement culturel franco-allemand. En 1950, elle refusa de signer l’appel de Stockholm, malgré l’insistance du parti, et s’en expliqua dans le journal Combat : « J’ai choisi mes chansons guidée par un seul dictateur : mon cœur… Je suis une protestation à l’état pur, s’efforçant de gueuler jusqu’à l’enrouement contre toutes les tyrannies. » (Combat, 4 juillet 1950).
Alors qu’elle avait déjà abandonné la chanson, son ultime disque sortit chez Philips en 1957 : un 45 tours de quatre titres, présenté par Camus, avec des œuvres de Cocteau, Desnos, Prévert, René Char. Tandis qu’une nouvelle génération de chanteurs qui se disaient souvent d’avant-garde occupait les cabarets de la rive gauche, Marianne évoquait son avant-guerre : « Qu’est-ce que je chantais ? La révolte humaine, c’est tout. La politique, moi je m’en fichais. Mais il faut toujours qu’il y ait des gens pour interpréter… parce qu’ils sont pauvres à l’intérieur. » (Franc Tireur, 25 mars 1957)

Depuis 1951, sa carrière était consacrée à l’écriture pour la radio (notamment à destination des enfants) et bientôt pour la télévision. Elle fut « mise en onde » par les plus grands réalisateurs, tel Jean-Christophe Averty. Ce dernier la décrit, au début des années 1960, comme « une furie qui terrorise les couloirs, jusqu’au directeur… », mais aussi comme une femme « délirante, pleine d’idées », échappant aux écoles : elle aimait la poésie, la musique, la peinture, les enfants, les êtres étranges et captivants. Elle signa un nombre impressionnant d’émissions (jusqu’à six par an), en général des biographies, parfois religieuses car elle s’était convertie au catholicisme. Elle finit par disparaître de la vie publique et s’éteignit à l’hôpital.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article147959, notice OSWALD Marianne [BLOCH Sarah, Alice] par Martin Pénet, version mise en ligne le 18 juillet 2013, dernière modification le 19 septembre 2017.

Par Martin Pénet

Marianne Oswald
Marianne Oswald

ŒUVRE : L’art de Marianne Oswald (1932-1937), CD EPM, 1992.

SOURCES : Marianne Oswald, Je n’ai pas appris à vivre, Paris, Domat, 1948 [Rééd. Pierron, 1999].

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