MARIOTTINI Emilia

Par Philippe Bourrinet

Née le 6 mai 1897 à Florence (Italie), morte le 26 octobre 1980 à Florence ; institutrice ; communiste italienne ; traductrice et dactylo du Komintern ; en exil en URSS de 1924 à mars 1937, compagne de Virgilio Verdaro, elle soutint le groupe italien « bordiguiste » de Moscou. Persécutée par les autorités soviétiques après 1931, elle fut l’objet d’une campagne internationale pour sa sortie de l’Union soviétique, qui suscita l’intérêt de Mussolini ; ayant quitté l’URSS pour l’Italie, même désilusionnée, elle n’abandonna jamais ses convictions communistes.

Photographie prise vers 1925 par la police fasciste
Photographie prise vers 1925 par la police fasciste

Née à Florence dans une famille socialiste, Emilia Mariottini adhéra au PSI en 1918, et passa vite aux positions abstentionnistes de Bordiga, adhérant avec enthousiasme au PC d’Italie à sa fondation en janvier 1921. Elle rencontra bientôt son futur compagnon Virgilio Verdaro, installé à Florence.

Persécutée par le fascisme, elle fut contrainte d’abandonner son poste de maîtresse des écoles en 1924. Après avoir enseigné dans une école de Vienne, elle rejoignit l’URSS, où son compagnon Virgilio Verdaro se trouvait déjà. Comme lui, elle vivait à l’hôtel Lux de Moscou dans des conditions précaires, dans une espèce de débarras. Elle enseignait l’italien classique à des militants peu scolarisés ou dont la langue était trop dialectale, aussi bien à l’École léniniste internationale qu’au KUNMZ (Université communiste pour les minorités nationales d’Occident). Mais elle en était aussi la dactylo attitrée, et si nécessaire la traductrice du russe et de l’allemand.

Dans cette période, elle fut constamment en contact aussi bien avec des opposants (Ambrogi, Silva et d’autres) qu’avec des “communistes dans la ligne du parti” (Antonio Roasio, Giovanni Germanetto, etc.). Elle était très connue des communistes italiens de Moscou : Lazzaro Spina (dit “Ribelle”), qui réussit à quitter à temps l’URSS pour la France, et qui resta un fidèle ami ; Teresa Noce (1900-1980), “révolutionnaire de profession” ; Antonio Roasio (1902-1986), “fils de la classe ouvrière” et bras droit de Togliatti, un authentique stalinien, qui mentionne Emilia Mariottini comme “dactylo dans le secteur italien de l’École léniniste ».

Pendant la période de 1927 à 1929, Emilia Mariottini suivit, mais de loin, sans s’engager, les discussions au sein du noyau bordiguiste italien de Moscou, regroupé autour d’Ersilio Ambrogi, son compagnon Virgilio Verdaro, Arnaldo Silva et Mario De Leone.
Lorsque son compagnon Virgilio Verdaro, de double nationalité suisse et italienne, put enfin quitter en mai 1931 sain et sauf la Russie, elle n’avait pu ou souhaité, enceinte, demander un visa italien de sortie. Son mari continuant en exil ses activités révolutionnaires à Bruxelles, elle fut, en 1933, expulsée du parti, licenciée de l’École léniniste, chassée de l’hôtel Lux, mise à la rue avec son bébé Vladimiro, et privée de cartes d’alimentation, pour n’avoir pas rompu “avec un contre-révolutionnaire”. Malade, sans travail, elle ne put survivre que grâce à l’aide de camarades italiens, qui, comme Francesco Allegrezza (1898-1938), le payèrent plus tard très cher.

De 1933 à 1936 elle réussit à communiquer avec son compagnon, maintenant son énergie révolutionnaire intacte ; elle lui écrivait en mai 1934 : « Ma résistance morale et physique, dans ce domaine, est inépuisable. Comme je n’ai pas plié devant la situation dans laquelle je me suis trouvée pendant les cinq mois de chômage, pendant ma maladie et celle de l’enfant, ainsi je ne plierai pas en une toute autre situation, fût-elle infiniment pire  ».

En décembre 1934, elle perdait son enfant placé dans un hospice d’enfants quasiment mort de faim et en décembre 1935 elle était chassée à nouveau de son logement. En janvier 1936, Virgilio Verdaro et la Fraction se mirent en campagne pour porter à la connaissance du monde le « cas Mariottini » en danger de mort. Le cas fut repris par le Nuovo Avanti !, l’organe des maximalistes italiens à Paris. L’« affaire Mariottini » surgissant en pleine période de gestation du Front populaire, le représentant stalinien du PCI à Moscou, Giovanni Germanetto fut contraint de répondre à Nuovo Avanti !. Avec cynisme, l’auteur du « best-seller » kominternien Souvenirs d’un perruquier (1931) – que Mariottini lui avait maintes fois corrigé et amendé ! – reconnaissait qu’elle avait perdu son travail « quand il apparut clairement qu’elle préférait les ennemis avérés du Parti au Parti lui-même ». Fait intéressant, le « Perruquier », en accord avec ses supérieurs, écrivait que : « Madame Mariottini a toujours été et est libre de sortir d’Union soviétique, de suivre son mari et d’aller où elle veut quand elle veut. Personne ne la retient. Personne n’oppose le moindre obstacle à son départ ».

Il s’en suivait une lettre du premier février où « Madame Mariottini exprimait son désaccord avec la campagne faite par les « prométéistes » et les maximalistes : « ... On m’a donné le plein consentement d’aller à l’Ambassade (italienne) ; c’est moi qui ne veux pas y aller parce que ma conscience se révolte de devoir m’adresser à mes ennemis, il me semblerait ainsi porter une atteinte à mes idées. La campagne manque de base parce que personne ne me retient, personne ne m’empêche de m’en aller, et c’est uniquement mon scrupule de conscience qui me fait rester ».

Peu de temps après (23 février 1936), paraissait dans le journal du PCI Il grido del Popolo une lettre de, où elle contredisait ouvertement l’action de Virgilio Verdaro, jugée « antisoviétique » : « Je dois regretter que ‘Gatto Mammone’ ait utilisé – par un sentiment mal venu de compassion et par esprit partial – mes lettres de nature strictement familiale, écrites dans des moments de désespoir, contribuant ainsi à cette œuvre de dénigrement de l’Union soviétique, par laquelle de vulgaires politiciens espèrent se refaire une virginité politique déjà compromise à jamais. Je déclare enfin que nul ne m’empêche de quitter l’URSS et de retourner dans mon pays et que je demeure la prisonnière de mes seules idées ». 

On peut s’interroger sur un accord tacite entre les gouvernements fasciste et soviétique pour « solder » le « cas Mariottini ». Celle-ci put demander le 28 novembre 1936 un visa à l’ambassade italienne à Moscou afin de quitter la Russie. La situation se débloqua très rapidement pour elle : le ministère de l’intérieur, par une lettre signée M (Mussolini) lâcha un clair non obstat. Ce fait même montrait que le Duce – parfaitement informé par ses espions à Moscou – suivait depuis plusieurs mois personnellement l’évolution d’une affaire devenue vite retentissante.

Lorsque le passeport lui fut remis vers février 1937, elle put finalement, en toute discrétion, quitter l’URSS le 19 mars 1937, se rendit à Vienne, puis à Paris et reprit contact avec sa famille en Italie. Elle eut la surprise d’apprendre sa mort et de lire son éloge funèbre dans un article signé M (c’est-à-dire Mussolini) publié dans le Messagero du 12 mai, qui opposait la « disparition (de Gramsci) dans une clinique ensoleillée de (la) Rome » fasciste à sa mort certaine dans la Russie des soviets. Le 2 juillet, elle arrivait à Florence, sans chercher à revoir, ni même contacter, son compagnon avec lequel elle semblait brouillée à mort. Interrogée par la police fasciste, elle affirmait avoir rompu avec les dissidents « bordiguistes », n’ayant pas voulu suivre son compagnon en 1931. Comme elle portait encore le nom de son époux, la police fasciste en déduisait qu’« elle demeurait toujours fidèle à ses idées politiques » et qu’il fallait donc « la surveiller étroitement ». Jugement confirmé en mars 1938, où l’inspecteur général de la police toscane jugea qu’elle restait « une communiste convaincue et partant sujette à caution ».

À la veille de la guerre (mars 1939), d’après sa correspondance au dissident Ribelle Spina, elle découvrit Ma Vie de Trotsky, « un livre à diffuser à des millions d’exemplaires pour faire connaître à tous la vérité ».

C’est seulement à la fin de la guerre qu’enfin réconciliée avec elle-même et avec son époux, elle rejoignit Virgilio Verdaro à Balerna, en Suisse, avant que ce dernier ne s’installe chez elle à Florence trois ans avant sa mort.

Dans une correspondance à Dante Corneli, survivant du Goulag, Emilia Mariottini qui avait réussi à sortir vivante de l’enfer tenta d’en atténuer les flammes, recommandant la “prudence” dans la diffusion des faits sur la réalité soviétique, laissant transparaître une certaine nostalgie : « Que la vérité se répande aussi même chez qui ne veut pas entendre. Mais je pense que tu devras faire preuve d’une certaine prudence. En sentinelle… il y a le PCI, prêt à réagir par des démentis, mensonges et affirmations contradictoires pleines d’effronterie ».

Emilia Mariottini, à quelques mois de sa disparition à Florence (le 26 octobre 1980), donna à l’historien internationaliste Arturo Peregalli (co-auteur avec Sandro Saggioro de travaux sur Amadeo Bordiga), un résumé de sa vie : « ... à force d’être sollicitée, j’ai déjà écrit mon histoire, l’histoire d’une vie politique : elle a commencé par l’enthousiasme aveugle et s’est conclue amèrement avec des yeux et un esprit ouverts sur les erreurs et les horreurs d’une idéologie qui trahit l’homme dans ses droits les plus sacrés : la vie et la liberté ».

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article149596, notice MARIOTTINI Emilia par Philippe Bourrinet, version mise en ligne le 21 octobre 2013, dernière modification le 21 octobre 2013.

Par Philippe Bourrinet

Photographie prise vers 1925 par la police fasciste
Photographie prise vers 1925 par la police fasciste

SOURCES : ACS CPC busta 3077 (Emilia Mariottini) et 5038. – « Come nella Russia dei Soviet si sta assassinando la compagna Mariottini », Prometeo n° 127, 26 janvier 1936 ; « Il silenzio centrista sul caso Mariottini », Prometeo n° 128, février 1936 ; « Giovanni Germanetto ministro di grazia, giustizia e grammatica. – L’impudenza ed i falsi del cittadino Germanetto », Prometeo n° 129, 29 mars 1936 ; « Il caso Mariottini esiste, come esiste la perfidia centrista e la malafede socialista », Prometeo n° 130, 12 avril 1936 ; « Che cosa è divenuto della compagna Mariottini ? », Prometeo n° 144, premier mai 1937. – (M.) « Una sparizione e una morte », Il Messaggero, Rome, 12 mai 1937. – Teresa Noce, Rivoluzionaria professionale, La Pietra, Milan, 1974. – Antonio Roasio, Figlio della classe operaia, Vangelista, Milan, 1977. – Dante Corneli, Elenco delle vittime italiane dello stalinismo, livre VI, Tivoli, 1982, p. 15-16. – Giorgio Fabre, Roma a Mosca : lo spionaggio fascista in URSS e il caso Guarnaschelli, Ed. Dedalo, Bari, 1990. – Romolo Caccavale, Comunisti italiani in Unione Sovietica. Proscritti da Mussolini, soppressi da Stalin, Mursia, Milano, 1995. – Irene Rosati, Venezia-Mosca, andata e ritorno. Vita di Ribelle Spina, Université Ca’ Foscari, Venise, 2004. – Giancarlo Lehner et Francesco Bigazzi, La tragedia dei comunisti italiani. Le vittime del PCI in Unione Sovietica, Mondadori, Milano, 2006. – Dino Erba, Il Gatto Mammone. Virgilio Verdaro tra le guerre e le rivoluzioni del Ventesimo secolo, Al Insegna del Gatto Rosso, Bergame, 2011.

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