BARRUCAND Victor [version Dictionnaire Algérie]

Par René Gallissot

Né en octobre 1865 à Poitiers (Vienne, France), mort à Alger en mars 1934 ; journaliste anarchiste, directeur du journal l’Akhbar à Alger à partir de 1902 ; éditeur arrangeur des manuscrits d’Isabelle Eberhardt.

Le père de Victor Barrucand était savoyard ; la mère venait du nord de la France. En 1880, à quinze ans, après la mort de son père l’année précédente, le jeune Victor Barrucand quitte Poitiers pour Paris, rêvant de devenir musicien. Il apprend à jouer de la flûte ; l’écrivaine Lucie Delarue-Mardrus, fille du Dr Mardrus, libanais, traducteur des Mille-et-une nuits, louera ses qualités de flûtiste.

Sans avoir passé le baccalauréat, V. Barrucand ne cesse d’écrire. Se réclamant des idées anarchistes, il collabore dans les années 1890 aux revues publiées à Paris : Temps nouveaux, l’En-Dehors et La Sociale. Il célèbre Jésus le Galiléen et Ravachol comme des frères en anarchie. En 1895, il lance une campagne pour le pain gratuit aux ouvriers (articles repris en volume, Le pain gratuit, Paris, 1896), avec le soutien des anarchistes notoires que sont le prince russe Kropotkine, réfugié à Paris, le musicien Tortelier et le journaliste Emile Pouget* connu sous son nom journalistique de Père Peinard. Victor Barrucand publie des articles plus littéraires dans La Revue Blanche, et en 1895 s’est essayé au théâtre.

On le retrouve à Aix-en-Provence où il se présente à une élection en tant que "socialiste indépendant". En décembre 1899, il est délégué de la Fédération autonome du département des Bouches-du-Rhône au nom de deux groupes socialistes : "l’Espoir social de la Valentine" et le groupe marseillais de Saint-Marcel, au Congrès des organisations socialistes françaises qui se tient à Paris, salle Japy ; il s’agit de groupements socialistes à dominante libertaire, en dehors du principal parti de l’époque, le Parti ouvrier français d’inspiration marxiste.

C’est en Afrique du Nord, au Maroc d’abord qui n’est pas encore sous protectorat mais où existe une presse en espagnol, en français et en arabe à Tanger, puis en Algérie, que Victor Barrucand tente sa chance de journaliste. A l’époque la presse anarchiste et révolutionnaire a une certaine audience en dénonçant les scandales de l’affairisme colonial (concessions de grands domaines, mines (Ouenza) et chemins defer (Bône-Guelma) par exemple), et l’horreur des bagnes militaires. Le journaliste le plus vigoureux est P. Vigné d’Octon*. Ce n’est pas la voie suivie par Victor Barrucand.

C’est alors, selon son fils Pierre-Ali, né à Alger en 1922, dont le témoignage est recueilli en 1997 à Paris par la professeure d’université Éveline Caduc, que Victor Barrucand aurait été contacté par le journaliste radical Georges Clemenceau dont le journal L’Aurore conduit bataille contre la condamnation de Dreyfus, et dont le frère traite par ailleurs des affaires en Algérie, pour contrer à Alger, la campagne séparatiste et antisémite de Maximiliano Régis Milano, Max Régis un temps maire d’Alger, et d’Edouard Drumont qui se fait élire député d’Alger. Réfugié à la Bourse du travail d’Alger, Emile Pouget*, l’anarchiste du Père Peinard, soutient le socialisme antijuif ; Victor Barrucand se met donc en dehors de cette tendance anarchiste. Le témoignage de son fils ajoute qu’un certain Laberdesque, originaire de Cuba, "un des sicaires de Clémenceau" est venu à Alger provoquer en duel, Max Régis qui s’en sort ridiculisé. E. Drumont sera battu aux élections de 1902.
Très certainement à l’instigation du Gouvernement général qui soutient la publication de cet hebdomadaire bilingue en français et en arabe, fondé en 1839 pour illustrer une politique « musulmane » de collaboration coloniale, V. Barrucand prend, en 1902, la direction de l’Akhbar. Le journal est certes de tendance indigénophile mais fort modérée ; il oscille entre une ligne assimilationniste française qu’illustre un de ses collaborateurs, le jeune socialiste Jean Mélia*, et une vision très orientaliste de célébration de l’Islam, qui vient des Bureaux arabes et de la colonisation militaire, et dont le représentant à l’époque en Algérie est le colonel Lyautey en poste à Aïn Sefra dans le sud oranais. Le général Lyautey transportera cette doctrine à la tête du protectorat français au Maroc.

Tous deux, Lyautey et Victor Barrucand, dans l’Akhbar, se déclarent passionnés par les récits de découverte de l’Islam du Sud oranais, et d’amour des musulmans, qu’écrit à travers ses expériences aventureuses en habits d’homme, Isabelle Eberhardt, « la réfractaire » comme ils la surnomment. Plus tard, l’écrivaine féministe parisienne Séverine parlera de « la Louise Michel saharienne ». Isabelle Eberhardt meurt noyée en 1904 à Aïn Sefra dans un débordement de l’oued ; Lyautey fait récupérer ses carnets et les adresse à Alger à Victor Barrucand.

Pour justifier sa restauration des textes sinon sa réécriture, celui-ci en établissant les manuscrits, tire argument du mauvais état des liasses de papier recueillies. De l’ouvrage qui va faire la gloire d’Isabelle Eberhardt : Dans l’ombre chaude de l’Islam, il prétend que le manuscrit « ne contenait aucune page intacte ou achevée » (L’Akhbar, 28 mai 1905). La polémiqueest lancée par un libraire érudit d’Alger, Doyon ; elle ne s’arrêtera pas. En 1923, P. Vigné d’Octon* dénonce Victor Barrucand qui continue les publications, comme « un pilleur d’épaves » ; plus politiquement dans la Revue anarchiste (novembre 1923), il le traite « d’anarchiste repenti, devenu journaliste bourgeois à la solde de la Défense algérienne, organe de la ploutocratie nord-africaine ». Victor Barrucand collabore en effet à la Défense algérienne, journal de droite opposé à L’Echo d’Alger, quotidien républicain plus à gauche. Il se fait élire au conseil municipal avec les "élus musulmans", bourgeois assimilationnistes, Hamidou Chekiken et le Dr Benthami.
En 1927, Victor Barrucand publie un ouvrage, respectueux de la politique française de conquête, sur La guerre du Rif. Ami des peintres coloniaux et indigénophiles, il les célèbre en 1930 par son livre : L’Algérie et les peintres orientalistes. Auprès de lui à Alger, sa mère aide longtemps à l’édition. Sa femme contribue aux articles de La Défense se réclamant de l’orientalisme en littérature et en peinture, voire en musique ; celle-ci, Lucienne Barrucand (morte en 1967) et sa demi-sœur Odette, déjà en Algérie avant 1914, tenaient une librairie ouverte au début du siècle, qui restera le siège de l’école orientaliste fréquentée par le peintre Mohamed Racim et le journaliste André Servier, le père de l’ethnologue Jean Servier au service de l’armée française jusqu’aux pires opérations de Kabylie pendant la guerre d’indépendance.
Ainsi assisté, Victor Barrucand avait son bureau indépendant, rue du Rempart, entre la Casbah et la mer, dans ce quartier "mêlé" de La Marine où se retrouvaient au restaurant, écrivains, peintres, musiciens, journalistes, élus et politiciens de toutes les générations, nationalistes compris. Victor Barrucand demeure directeur de l’Akhbar, jusqu’à sa mort en 1934 qui voit aussi la disparition de l’hebdomadaire, cette institution coloniale qui se voulait de bonne intention.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article150457, notice BARRUCAND Victor [version Dictionnaire Algérie] par René Gallissot, version mise en ligne le 22 novembre 2013, dernière modification le 8 septembre 2020.

Par René Gallissot

SOURCES : Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, op.cit., notices par Jean Maitron, t.10 et t. 18. — R. Gallissot, La République française et les indigènes, op. cit. — Témoignage de Pierre-Ali Barrucand recueilli en octobre 1997 à Paris par Éveline Caduc. — Site Web d’Éveline Caduc : "Mémoires d’Algérie", djezaweb.com.

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