BARTHEL Jean, pseudonyme de Jean CHAINTRON [version Algérie]

Par René Gallissot

Envoyé du Parti communiste français en Algérie en 1935-1936.

Dans son numéro spécial pour les élections législatives du printemps 1936 qui voient la victoire du Front populaire, l’hebdomadaire communiste La Lutte Sociale présente ainsi son candidat dans la circonscription de Bab el Oued à Alger, le communiste français Jean Barthel : « né le 28 août 1906 à Lyon, fils d’un employé des chemins de fer ; école professionnelle en apprentissage de mécanique ; ajusteur puis dessinateur technique dans la région lyonnaise. En 1931, séjourne en URSS au titre du Secours rouge international. Responsable ensuite du journal La Défense. En 1934, part en délégation en Indochine. De juin 1934 à septembre 1935, appartient au secrétariat de la région Paris-ville du Parti communiste ». La notice est d’autant plus juste qu’elle a été rédigée par Jean Chaintron lui-même et que Jean Chaintron est foncièrement un homme honnête.

Il appartient à une famille modeste de neuf enfants ; boursier, il a pu suivre des études techniques et obtenir le certificat d’études pratiques industrielles. Ajusteur puis dessinateur dans plusieurs usines de la région lyonnaise, un temps à l’usine Berliet, il s’est fait remarquer pour son militantisme à l’Union des syndicats de techniciens ; il est membre de la direction syndicale de la Région lyonnaise. C’est pour échapper à la chasse patronale qu’il prend dès 1929, le pseudonyme de Barthel qu’il conservera jusqu’en 1940.Il est aussi un militant très actif du Secours rouge international ; c’est comme invité de cette organisation d’aide, qui relève de l’Internationale communiste, qu’il fit un grand périple en URSS ; à son retour en 1931, il adhère au PC. Au chômage, il est appelé à Paris pour entrer au secrétariat du SRI ; il devient directeur de son hebdomadaire La Défense de 1932 à 1934. En juin 1934, le Parti communiste en fait le secrétaire de la Région Paris-ville et le présente en mai 1935 aux élections municipales dans le quartier de Charonne (Paris, XXe).

C’est à travers une mission en Indochine en février 1934 aux côtés du grand journaliste communiste Gabriel Péri, au titre du Secours Rouge, pour porter assistance aux condamnés à mort croupissant dans les bagnes à la suite de la révolte de Yen Bay, qu’il a ses premiers contacts avec la Commission coloniale du Comité central du PCF. Celle-ci, fort intermittente, est reprise par André Ferrat* (lui aussi clandestin à l‘époque, de son vrai nom André Morel). Etudiant à Lyon, André Morel était venu au communisme par les Cercles d’études marxistes ; passé par l’École spéciale d’ingénieurs des travaux publics à Paris, il avait appartenu au premier groupe d’intellectuels communistes de la revue Clarté.Il faisait partie de l’ancienne direction des Jeunesses communistes (il était secrétaire à la propagande et à l’agitation), qui avait conduit en 1924-1925 la campagne contre la guerre du Rif et de Syrie. L’Internationale communiste s’est d’abord appuyée sur ces jeunes pour opérer le redressement du Parti en Espagne ; André Ferrat est passé par Moscou, prenant part à l’exécutif de la IIIe Internationale. Ces jeunes activistes deviennent suspects pour Moscou en 1931-32 et pour une part sont mis à l’écart sous l’appellation forcée de groupe Barbé-Célor, du nom des principaux dirigeants accusés de toutes les faiblesses du PC dans une terrible période de répression et de rétraction.

A. Ferrat est marginalisé en se voyant confié au Comité central, la responsabilité de la question coloniale. C’est lui qui a écrit le rapport sur ces questions qui fut lu au 7é congrès du Parti communiste à Paris en mars 1932 ; il préconise un front antiimpérialiste dans les pays colonisés ; en Espagne, il est partisan du Front unique avec les socialistes. Sorti de prison, il soutient ses positions dans les éditoriaux de L’Humanité dont il est un temps bref en 1933, rédacteur en chef, avant d’être remplacé par André Marty. C’est à ce moment que le jeune député Maurice Thorez est poussé en avant au Bureau politique ; il accomplit même une mission en Algérie en mai 1933 et rencontre Sid Ahmed Belarbi*, dit Boualem, qui s’est engagé dans l’éphémère tentative de mise en place en Algérie d’un Parti Nationaliste Révolutionnaire. Tout cela est conforme aux directives, souvent à saccades et diversement interprétées, comprises ou incomprises, de l’Internationale communiste sous le regard de Staline.

C’est peut-être pour reprendre la main qu’André Ferrat choisit en 1935 l’exemplaire militant Jean Chaintron-Barthel, pour l’envoyer comme instructeur communiste à Alger et reconstituer une fois encore la direction de la Région Algérie du PCF. André Ferrat revient d’un séjour en Algérie. Au moment où Ahmed Si Belarbi/Boualem* semble se mettre en retrait après l’abandon du projet de PNR, A. Ferrat a relancé l’hebdomadaire La Lutte Sociale où ses propres papiers sont signés du nom de Mourad. Jugeant la Région communiste trop « européenne », il reprend l’idée de créer un Parti algérien autonome largement ouvert aux arabo-berbères, selon la formule déjà employée à l’époque, et promeut au secrétariat les jeunes militants, Ben Ali Boukort* et Amar Ouzegane*.

C’est donc André Ferrat qui, à Paris, a fait l’instruction anticolonialiste de Barthel . Pénétré de marxisme et des idées de Lénine sur la question coloniale et déjà critique du stalinisme, A. Ferrat situe la lutte de classes dans l’action mondiale de l’impérialisme. C’est la leçon que retient l’élève qui défendra la ligne du Front anti-impérialiste dans les colonies. Jean Chaintron-Barthel est ainsi au premier rang des communistes d’Algérie de l’été 1935 à la fin de 1936.

Le premier article signé du nom de Barthel paraît dans La Lutte Sociale du 15 septembre 1935. Le grand journal colonial d’Alger, La Dépêche algérienne, publie le 16 octobre 1935 sous le titre « La circulaire Barthel », une lettre circulaire adressée aux organisations communistes d’Algérie, c’est « le scandale Barthel ». La presse coloniale trouve scandaleux que cette lettre rappelle que « la nation française n’est pas la nation du peuple d’Algérie, c’est une nation étrangère au peuple d’Algérie, c’est la nation oppresseuse, c’est la nation de l’impérialisme qui, par le fer et par le feu, s’est annexé l’Algérie et qui courbe sous l’esclavage la nation algérienne ».

Jean Chaintron répercute l’enseignement d’André Ferrat qui jugeait trop nationaliste française, au détriment de la lutte de classes à échelle mondiale, la stratégie de Front populaire qu’incarne Maurice Thorez. Décalée par rapport à l’action du PCF, la circulaire Barthel préconise de réserver l’alliance de Front populaire aux Européens, tandis qu’il convient de développer un front anti-impérialiste unique ; c’est « dans la voie de la Révolution antiimpérialiste et agraire libératrice que doit se mobiliser la masse indigène », qu’il nomme aussi « peuple indigène ». La directive annonce la mise en parallèle de ce qui s’appellera le Congrès musulman ; le nouveau PCA participera et au Front populaire et au Congrès musulman.

Barthel, qui est désigné comme membre du bureau de la Région algérienne du Parti communiste, est condamné pour cette fameuse circulaire le 10 décembre 1935 par le tribunal correctionnel d’Alger, à un an de prison et 500 francs d’amendes, mais il reste en liberté en faisant appel. Il est candidat aux élections législatives du printemps 1936 dans la première circonscription d’Alger, Bab El Oued ; il obtint 3294 voix devant le candidat socialiste SFIO Marcel Bataillon*, mais derrière le candidat de gauche, républicain socialiste attrape-tout, Fiori, pour qui il se désiste et qui sera donc élu au nom du Front populaire.

Barthel comparait en appel le 6 octobre 1936 ; le tribunal, en ce moment de gouvernement de Front populaire, ne confirme que les peines d’amendes. Comme par dépit, Barthel/Chaintron sera condamné une seconde fois en janvier 1937 à un an de prison pour avoir préparé la brochure Peuple d’Algérie, quels sont tes amis ? publiée en septembre 1935 sous la signature d’El Mounadi, pseudonyme de Ben Ali Boukort* et qui fut saisie. Mais l’affaire est portée en cassation et Jean Barthel a quitté l’Algérie.

Les 17 et 18 octobre 1936 à Alger, il a pu assister à la naissance du PCA formellement reconnu comme tel au sein de l’Internationale communiste bien que restant à travers ses envoyés et le choix des dirigants, tributaire du PCF. Le parti naissant annonce compter 5 000 adhérents ; même si le chiffre est avantageux, le nombre des communistes en Algérie a décuplé depuis 1934. Pour l’honneur, Jean Barthel est élu au secrétariat central du PCA auquel participent Ben Ali Boukort* et Amar Ouzegane*. En effet tous les recours s’épuisant, pour éviter le mandat d’arrêt lancé par le Gouvernement général, la direction du PCF lui ordonne dès novembre 1936 de se replier en Espagne où il redevient semi-clandestin sous le nom de Barthel. André Ferrat qui publie la revue Que faire ? est alors exclu du PCF. À l’encontre du ralliement à l’idéologie nationale que consacre la superposition de Front populaire et de Front français ou Front national dans une puissance impériale, cette revue Que faire ? marque l’attachement aux idées de Lénine et apparaît proche des positions qui sont celles de Trotsky que le PCF dénonce à l’époque jusqu’à parler d’hitléro-trotskysme. Cependant A. Ferrat n’appartient pas au courant trotskyste organisé qui se définit comme bolchevique-léniniste. Quant à Barthel/Chaintron au service du PCF, il est en dehors de ces évolutions, dans sa fidélité au Parti et à Moscou.

Volontaire des Brigades internationales, un frère plus jeune, Simon Chaintron est tué en septembre 1936 sur le front républicain de la guerre d’Espagne dans la région de Cordoue. En février 1937, Jean Barthel-Chaintron part à son tour dans les Brigades internationales ; il devient commissaire de guerre à l’état-major de la 15e brigade sur les fronts de Madrid (bataille du Jarama). Il est rapatrié sanitaire en Espagne en novembre 1937. Toujours sous la menace d’arrestation, il sert d’instructeur clandestin des dirigeants des Jeunesses communistes à Paris.

Démobilisé après l’armistice en juillet 1940, il est directement un communiste en clandestinité. Il devient membre du triangle de direction de la Résistance communiste à Lyon pour la zone non occupée. Il est arrêté par la police de Vichy à Feysin (Isère) avec une vingtaine de camarades en mars 1941, et condamné à mort par le tribunal militaire de Lyon-Montluc en novembre 1941. Sa peine est ensuite commuée en travaux forcés à perpétuité, et il est enfermé pendant deux ans à la prison de Nontron (Dordogne) où il apprend la mort de sa femme, roumaine connue au Secours rouge, déportée au camp d’Auschwitz (Pologne occupée). Une attaque de maquisards FFI libère les prisonniers le 10 juin 1944 ; et sous le nom, non plus de Barthel, mais de commandant Jean-François, il prend place dans le commandement du maquis du Limousin dirigé par le résistant communiste Guingouin. À la libération de Limoges en septembre 1944, il est fait préfet de la Haute-Vienne par le gouvernement provisoire de De Gaulle (voir au nom de José Aboulker*).

Quand Maurice Thorez sera ministre d’État en 1946, Jean Chaintron, parfait serviteur de la cause, sera son directeur de cabinet tant il a prouvé ses capacités en étant préfet. L’éviction des ministres communistes du gouvernement en 1947 lui vaut d’être rayé des cadres préfectoraux par le ministre socialiste de l’intérieur Jules Moch. Il redevient cadre instructeur du PCF dont il est membre du Comité central. En novembre 1948, il est désigné sénateur, communiste s’entend, de la Seine. Il le sera pendant 10 ans. Maurice Thorez lui confie le cadeau empoisonné de diriger en 1949 la campagne pour le 70e anniversaire de Staline ; ce dont il s’acquitte avec zèle.

Après le XXe congrès du parti communiste d’URSS en février 1956 et le rapport de Krouchtchev sur les crimes de Staline et le culte de la personnalité, Jean Chaintron ne cesse plus de demander au PCF une analyse véritable du stalinisme. Il est démis de ses fonctions au parti et au sénat, et d’abord blâmé. Il est exclu définitivement du PCF en février 1962. Il soutient ses critiques dans la revue oppositionnelle Unir et le bulletin Débat communiste. En 1965, il perd son modeste emploi dans un service d’édition de thèses et travaux de médecine. Avec une dizaine de compagnons, il fonde alors une coopérative d’imprimerie, la Copedith qui s’illustrera en 1968 en publiant tracts, affiches, dessins et brochures du mouvement de Mai. La coopérative subsistera jusqu’en 1976. Jean Chaintron, hors de tout parti, aspirait à un socialisme démocratique et révolutionnaire. Quelle traversée des contradictions internationalistes du Front populaire en Algérie, aux Brigades internationales de la guerre d’Espagne, à la Résistance antifasciste, à la césure du communisme en 1956 à l’heure de la guerre de libération algérienne, à la coupure internationaliste encore du communisme et du mouvement ouvrier en Mai 1968 qui fait écho aux mouvements de libération des sociétés dominées.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article150459, notice BARTHEL Jean, pseudonyme de Jean CHAINTRON [version Algérie] par René Gallissot, version mise en ligne le 22 novembre 2013, dernière modification le 8 septembre 2020.

Par René Gallissot

SOURCES : La Lutte Sociale, numéro spécial avril, 1936. — Annie Rey-Goldzeiguer, « Quelques témoignages pour une étude du Parti communiste algérien de 1934 à 1937, (à partir d’interviews de Jean Chaintron) », La Méditerranée de 1919 à 1939, colloque organisé par le Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine, Nice, 28-31 mars 1968, Paris, SEVPEN, 1969. — Texteet commentaire de la « Circulaire Barthel », R. Gallissot,"Front populaire et nation algérienne ", revue Pluriel-débat,Paris, n° 9, 1976. — Rencontres avec Jean Chaintron et André Ferrat en 1969-71. — DBMOF, op. cit.,t. 22, noticepar J. Maitron, ett.27, biographie d’André Ferrat.

rebonds ?
Les rebonds proposent trois biographies choisies aléatoirement en fonction de similarités thématiques (dictionnaires), chronologiques (périodes), géographiques (département) et socioprofessionnelles.
Version imprimable