BEAUMANOIR Anne [ROGER Annette]

Par René Gallissot

Née le 30 octobre 1923 à Créhen (Côtes-du-Nord, Côtes-d’Armor), morte le 4 mars 2022 à Quimper (Finistère) ; médecin, spécialisée en neuro-physiologie ; résistante au sein des Jeunesses communistes, membre du PCF devenant permanente et courrier pour les Jeunesses patriotiques ; militante communiste à Marseille avec son mari Jo Roger, quittant le PCF en 1956 ; active en 1957-1958 à Paris dans le réseau Jeanson, chauffeur de dirigeants de la Fédération de France du FLN ; arrêtée en novembre 1959 condamnée par contumace à 10 ans de prison ; succédant à Franz Fanon à l’hôpital de Tunis, se consacrant aux soins des soldats traumatisés de l’ALN dans les camps de Tunisie ; à l’indépendance et jusqu’au coup d’État du 19 juin 1965, auprès du ministre algérien de la santé, organisant la reconstitution de la médecine hospitalière ; réfugiée en Suisse, exerçant pendant 25 ans à l’hôpital universitaire de Genève.

Beaumanoir Anne.
Beaumanoir Anne.

Le père d’Anne Beaumanoir avait été privé de sa part des biens de famille pour avoir déchu en se mariant avec une vachère, Marthe Brunet, fille de valets de ferme ; leur fille Anne est née avant leur mariage à Créhen, vers Saint-Cast-le-Guildo. Compagnon ferronnier, le grand-père maternel était arrivé au Guildo pour la construction du pont sur l’Arguenon. Ancien coureur du tour de France, le père, Jean Beaumanoir, avait ouvert un magasin de "cycles et petites machines agricoles".

Élève de l’école laïque, ce qui est déjà un signe de républicanisme qui vaut en pays catholique traditionaliste, l’appellation de "rouges", Anne Beaumanoir grandit auprès de parents vivement antifascistes, partisans du Front populaire et vibrant au soutien des Brigades internationales dans la guerre d’Espagne. La mère suivait les réunions et activités communistes, peut-être formellement membre du parti ; le père tout en soutenant les communistes résistants avait une réserve vis à vis du caractère sectaire et policier du parti ("l’esprit de parti") ; quand en 1942, sa fille lui fit part de son adhésion au PCF, il eut cette réflexion sur les partisans communistes : "dans ce parti, la moitié d’entre eux est occupée à espionner l’autre".

Anne Beaumanoir fut d’abord interne au collège de Dinan avant que ses parents au début de la guerre, viennent s’installer en ville tenant un café restaurant. Elle fréquenta les Auberges de jeunesses. Ayant commencé ses études de médecine à la faculté de Rennes, suspecte de sympathie pour la Résistance et le communisme, elle gagne Paris en 1942 et poursuit ses études médicales en suivant les stages à l’hôpital Cochin. Au contact de Roland (de son vrai nom, juif allemand : Rainer Juresthal) qui devient son compagnon (d’accord pour mettre fin à une grossesse pour "la Cause", selon sa formule dans son autobiographie, Le feu de la mémoire, citée ci-dessous), elle devient une agitatrice des Jeunesses communistes, adhérente du PCF qui en fait une permanente ("clandestin permanent"), chargée de courriers et missions en région parisienne, et plus tard envoyée dans la Zone sud.

En janvier 1944, elle sauve d’une rafle antijuive, les enfants Daniel et Simone Lisopraski, abrités d’abord à Asnières puis envoyés à Dinan chez les parents qui les considéreront comme leurs enfants, ce qui vaudra mention au "mémorial des Justes" de Yad Vashem à Jérusalem.

La direction communiste de la Résistance, les séparant, envoie en Zone Sud, Roland et Anne en février 1944. Roland dans le Massif central, Anne dans la Drôme puis sur Marseille. Arrêté à Riom, Roland s’évadera du train de déportation ; il sera tué dans une grange par des miliciens français. Sous les noms d’Odile et de Soyer, chargée de fréquentes et dangereuses missions, Anne Beaumanoir rayonne de Lyon à Marseille. Au titre des Jeunesses laïques combattantes, elle prend place dans la représentation des Jeunesses combattantes, assurant une présence communiste de plus dans les assemblées des MUR (Mouvements Unis de Résistance de Zone Sud), mais ne s’en conduit pas moins comme une communiste à part.

Après la libération de Marseille, elle regagne Paris puis Rennes ; elle refuse au PCF, de devenir journaliste à Filles de France. Après avoir repris ses études de médecine, elle revient s’installer à Marseille, mariée quelques mois avec Robert qui n’est pas communiste. Elle se spécialise en neurobiologie, s’intéressant notamment à l’épilepsie. Son patron est le professeur Henri Gastaut, communiste.

Anne Beaumanoir, pour sa thèse et les travaux de science médicale, se trouve insérée dans le milieu des professeurs de médecine et des personnalités intellectuelles du communisme à la Fédération des Bouches-du-Rhône. Elle devient Annette Roger en épousant Jo Roger, communiste, fils d’un professeur de médecine et qui aura des responsabilités dans l’administration hospitalière. Leurs trois enfants seront pris dans les vicissitudes de la vie militante, de la clandestinité de leur mère dans l’action de soutien au FLN, puis celles de la séparation.

Tout en soutenant les manifestations démonstratives de l’opposition communiste, après la répression par les CRS en novembre 1947, des militants des Milices patriotiques dissoutes, puis la perte de la mairie de Marseille ravie, au prix d’alliances à droite, par le socialiste Gaston Defferre, Annette Roger est sur la marge de la Fédération des Bouches-du-Rhône ; elle est connue pour son peu de respect du cérémonial du Parti. Plus rapidement que Jo, Annette Roger devient une communiste critique.

Attentive à la situation coloniale en Algérie après un séjour en 1954 chez des amis dans le sud saharien et dans la Mitidja, elle s’insurge non seulement contre l’exploitation des paysans mais plus encore contre le racisme des coloniaux, petits blancs de gauche compris. Aussi dès novembre 1954, elle juge que l’insurrection en Algérie est une lutte légitime contre une armée d’occupation, comme le fut l’action de la Résistance contre l’occupation allemande. À Marseille, elle est sensible aux manifestations de rappelés mais n’est pas en relation avec les premiers animateurs du soutien, autour des enseignants du secondaire : Robert Bonnaud et Lucien Jubelin.

"Mon engagement aux côtés du FLN a été progressif" note-t-elle dans son témoignage dans le livre de J. Charby (Les porteurs d’espoir, op. cit.) Contactée par un prêtre de la Mission de France et appartenant au Mouvement de la paix (le père Robert Davezies), elle aide des Algériens et des familles de militants arrêtés : en argent et par des collectes de vêtements, puis par l’hébergement. "Mon mari et moi, nous nous sommes occupés de faire soigner des militants algériens, donc des clandestins à part entière". C’est en venant à Paris à la fin de 1957 et en 1958, pour séjour scientifique et soutenance de thèse que son engagement prend sens en dissidence du parti communiste.
Jo et Annette Roger s’éloignent du parti après le vote en mars 1956, des pouvoirs spéciaux pour le maintien de l’ordre en Algérie. Ses doutes sur le régime soviétique deviennent des certitudes par ses quatre mois de séjour scientifique à Moscou à l’automne 1956, à travers ses contacts et ses sorties dans le pays, sans parler de la bureaucratie et du vide dans les laboratoires.
À Paris, elle se trouve entrainée dans les réunions du groupe et de la publication Voies nouvelles ; elle écoute Henri Lefebvre, est en contact avec Victor Leduc et Évelyne Rey… C’est celle qui va devenir sa grande amie, Madeleine Loridan (Madeleine Rozenberg Loridan, Ivens) qui l’introduit dans le réseau Jeanson* (Vincent), et donc au travail de comptage et transport des billets, de pilotages, d’opérations clandestines de secours. Avec modestie et humour, elle affirme : "Le recrutement d’Adolfo Kaminski est probablement le seul service que j’aie rendu au FLN". On sait la place prise sans défaut par ce photographe imprimeur, prodigieux "faussaire" de papiers.

En réalité, son rôle gagne en importance quand la Fédération de France du FLN (le coordinateur Haddad Hamada) l’envoie à Marseille se mettre à la disposition de Mohamed Daksi (pseudo Georges Zoubir), le responsable régional ; "courrier intendant" pour le FLN, en fait le plus souvent chauffeur, elle l’accompagne à toute heure à travers la France ainsi que ses adjoints Ould Younès (sous le nom de Marcel Areski) et Abdel Younsi (Paul, Mourad). Ce dernier est au service de la police française ; il ne sera démasqué que plus tard à Tunis. Remarquable comme homme et comme militant responsable, M. Daksi, conservera toute son estime et amitié.

Pour l’heure, les renseignements que Mourad (Monsieur Paul) fournit, conduisent à la double arrestation en novembre 1959 près de Pont Saint-Esprit, de M. Daksi, présenté par la presse à grand tirage en France, comme le grand chef terroriste, "séducteur aux yeux noirs", et sa complice, Annette Roger, femme fatale trahissant la France. La réputation de la docteur Annette Roger est faite pour longtemps. Les témoignages de confrères et de personnalités à son honneur lors du procès en 1960, ne changeront pas l’affabulation fantasmée, d’autant qu’Annette Roger s’est alors évadée.
Après deux semaines au secret, Annette Roger était restée incarcérée au quartier des femmes de la prison des Baumettes à Marseille ; elle y rencontre "l’héroïne symbole" du FLN, Djamila Bouhired, défendue par Jacques Vergès, et aussi la communiste Elyette Loup, liée au dirigeant du PCA, Sadek Hadjeres. Pour sa part Annette Roger est défendue par Georges Kiejman, encore peu connu à ses débuts, et par François Vidal-Naquet, le frère de Pierre, animateur du Comité Audin.* Tout en restant assignée sous surveillance, en janvier 1960, Annette Roger, au risque prétendu d’un accouchement fatal, peut sortir de prison ; le procès s’ouvre après la naissance de sa fille. Elle en profite pour fausser compagnie et gagne Tunis. Elle sera condamnée à 10 ans d’emprisonnement en 2e procès alors que les négociations s’ouvrent.

Tout en fréquentant la maison Martini, ce médecin qui a pu échapper à la prison en Algérie pour son aide au "maquis rouge", qui aime s’entourer de la jeunesse étudiante de gauche et de syndicalistes, de déserteurs réfugiés et de communistes ou révolutionnaires de toute obédience, Annette Roger se mêle peu au "Maghreb circus" selon l’expression d’Albert-Paul Lentin ; elle est accaparée par les tâches médicales. Elle succède à Franz Fanon* à la tête du service psychiatrique de l’hôpital Charles Nicolle. Elle s’intéresse à la santé des enfants algériens orphelins de guerre recueillis en Tunisie ; de leurs dessins, le compère du réseau Jeanson, Jacques Charby (Les enfants d’Algérie, Maspero, Paris 1962), et Abderrahmane Naceur tireront photographies et documentaire.

Selon les conseils de ses amis pro-FLN, Michel Mazières et Monique Laks, partisans de Pablo (le trotskiste Michel Raptis) ou du Père Mamet, ancien de la Mission de France, et notamment du docteur Pierre Chaulet, elle se tient à la disposition du responsable du service de santé de l’ALN, le docteur Nekkache. Annette Roger dira toute la détresse des camps de l’ALN en visitant jusque dans le sud tunisien et à la frontière, les soldats, blessés dans leur équilibre mental ou pire, parqués dans l’isolement à l’intérieur du territoire tunisien.

Avant le cessez le feu, avec quelques français et autres étrangers et son compagnon algérien, Amara, qui plus tard lui fera connaître sa famille à Berrouaghia, elle se porte volontaire pour soigner dans les hôpitaux d’Alger subissant les attaques et les folles menaces de l’OAS. Passant par Constantine libérée, elle gagne Alger. En plus du travail hospitalier, elle peut reprendre la clinique de l’Hermitage et organiser tant bien que mal une assistance neurologique ; elle se trouve aux prises avec les factions de l’ALN-FLN et les jalousies des arrivistes, nationalistes de la dernière heure ou aux diplômes et compétences douteuses. À partir de 1963, devenu ministre de la santé, le docteur Nekkache lui confie la formation du personnel de santé et la planification des services hospitaliers en Algérie ; elle ouvre notamment un centre de formation mixte à Médéa. Les suspicions et intrigues redoublent contre cette "étrangère" exigeante, et cette femme qui entend promouvoir les femmes algériennes.

Le paradoxe est que, sans demander au reste son avis, le président Ben Bella qui est aussi secrétaire du parti unique FLN, en a fait au printemps 1963, une "citoyenne algérienne". Cette citoyenneté lui fait rendre des services à sa bourgade de résidence, Douéra, à la sortie d’Alger vers la Mitidja. Liée aux camarades internationalistes et aux intellectuels et syndicalistes de la gauche du FLN, elle est attentive aux projets socialistes qui en 1964 poussent en avant Ben Bella. Aussi, comme eux et comme le docteur Nekkache, elle est emportée par les conséquences du coup d’État militaire de Boumédienne.

Recherchée et clandestine, elle peut sortir d’Algérie et se retrouver en Suisse, car pour ses activités anti-françaises et du fait de sa nationalité algérienne, elle ne peut rentrer en France. L’amnistie se fera attendre. Pendant 25 ans, Annette Beaumanoir dirige le service de santé mentale de l’hôpital universitaire de Genève. Elle donnera sa réflexion sur ce qui est la condition d’étrangère pour internationalisme dans son propre pays, et par militantisme et travail dans la société et l’État dont on a soutenu l’avènement national.
Elle meurt à 98 ans à Quimper.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article150461, notice BEAUMANOIR Anne [ROGER Annette] par René Gallissot, version mise en ligne le 22 novembre 2013, dernière modification le 25 octobre 2022.

Par René Gallissot

Beaumanoir Anne.
Beaumanoir Anne.

OEUVRE : Autobiographie : Le Feu de la mémoire. La Résistance, le communisme et l’Algérie, Ed. Bouchene, 2009.

SOURCES : Michel Martini, Chroniques des années algériennes. 2 vol., Bouchène, Paris-St. Denis, 2002. — J. Charby, Les porteurs d’espoir. Les réseaux de soutien au FLN pendant la guerre d’Algérie : les acteurs parlent. La Découverte, Paris, 2004 ; outre celui d’Anne Beaumanoir, les témoignages de Robert Davezies, Alice Cherki, Anne Leduc… - Anna Berbéra (Anne Leduc), Les raisins rouges d’Algérie. Bouchène, Paris-St. Denis, 2000, et Anne Leduc, Le chant du lendemain. Alger, 1962-1969. Bouchène, Paris-St. Denis, 2004. — Catherine Simon, Algérie, les années pieds-rouges. La Découverte, Paris, 2009. — Anne Beaumanoir, Le feu de la mémoire. La Résistance, le communisme et l’Algérie. 1940-1965., Bouchène, Paris-Saint-Denis, 2009. — France culture, 2 juin 2020.

PHOTOGRAPHIE : Arch. PPo. GB 141.

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