GUÉRIN Daniel [Dictionnaire Algérie]

Par René Gallissot

Né le 19 mai 1904 à Paris, mort le 14 avril 1988 à Suresnes (Hauts de Seine, France) ; une des grandes figures des luttes anticolonialistes en France ; marxiste libertaire.

Né dans un milieu de bourgeoisie intellectuelle sensible aux idées socialistes, très jeune, Daniel Guérin ne cesse d’aller sur place se rendre compte des oppressions, de l’Indochine en Syrie-Liban, plus tard en Amérique, continent des plantations esclavagistes, en Afrique du Nord de colonisation française, en Afrique orientale de colonisation britannique. Dès la fin des années 1920, il se consacre comme journaliste à la cause anticolonialiste et antiraciste.

Très tôt, au quartier latin à Paris il se mêle aux jeunes militants, étudiants travailleurs en France, venant d’Extrême-Orient, étudiants tunisiens et marocains, immigrants kabyles gravitant autour de l’Étoile Nord-africaine. En 1930, il suit le groupe des Jeunes Marocains qui publient la revue Maghreb, et l’évolution de Messali qui se détache de la tutelle communiste pour autonomiser l’Étoile Nord-africaine.

Lors de la campagne de protestation contre le dahir berbère au Maroc, quand le Protectorat institue une justice coutumière musulmane séparée, en pays berbère, ce qui suscite une réaction de nationalisme arabe au Proche-Orient et la réplique des jeunes nationalistes marocains, Daniel Guérin participe à la préparation et à la publication de l’ouvrage Tempête sur le Maroc qui paraît en 1931 sous le nom collectif de « Mouslim Barbari » (le Musulman berbère).

Il noue des contacts avec celui qui est l’animateur de la campagne, Chekib Arslan, qui publie à Genève le journal La Nation arabe. Il est séduit par son radicalisme anti-impérialiste et maintient le contact quand, comme une grande part des mouvements nationalistes arabes du Proche-Orient, Chekib Arslan donne des gages à la politique de Hitler et de Mussolini, mais en conservant des distances. Quant à Daniel Guérin, il est un des premiers à dénoncer « la peste brune » (titre de ses articles dans le journal de la SFIO, Le Populaire, en 1933) et dans son ouvrage publié en 1936, Fascisme et grand capital. C’est qu’il est d’abord et foncièrement anticapitaliste.

Héritier de l’ancien anticolonialisme des mouvements plébéiens et de l’ouvriérisme en France et plus généralement du syndicalisme révolutionnaire ou anarcho-syndicalisme, l’anticolonialisme de Daniel Guérin est très vivement un antimilitarisme et un anticapitalisme direct. Il est en même temps un anticonformisme de la morale bourgeoise, morale de la sexualité comprise. Toute sa vie, il est un adepte du mouvement des Auberges de jeunesse dont il est, en 1933, un des fondateurs en France du Centre laïque des Auberges de Jeunesse ; les Auberges de jeunesse lui offrent ses haltes à travers le monde.

Ses articles de 1930, qui stigmatisent les horreurs des pratiques coloniales en Indochine et au Maroc, paraissent dans la revue Monde dirigée par Henri Barbusse, certes communiste mais plus encore dénonciateur de la boucherie des guerres capitalistes. En même temps, Daniel Guérin se lie au groupe de la revue La Révolution prolétarienne, très attentif aux éveils nationaux en Tunisie et au Maroc et proche de l’Étoile Nord-africaine que réorganise Messali ; on comprend l’attachement de Daniel Guérin à Messali et à son mouvement, à la fois par la distance prise avec le parti communiste et plus encore pour son radicalisme visant l’indépendance nationale et l’émancipation sociale. Daniel Guérin reconnaît une différence qui, pour lui, est de classes, entre ce mouvement populaire de libération, qu’il assimile au prolétariat révolutionnaire, et les réformistes de compromis sur la dépendance coloniale et d’autres courants nationalistes nord-africains animés par des étudiants venant de la bourgeoisie, fut-elle petite bourgeoisie, et candidats aux places et positions dominantes dans l’État.

Daniel Guérin est opposé au communisme bolchevique. Il ne supporte pas l’autoritarisme et le centralisme de parti qui reproduit le centralisme d’État dans le mouvement communiste, et passe de la bolchevisation à la stalinisation, prétendant à la construction du socialisme dans un seul État et par l’État. Plus que de l’anarchisme qu’il met volontiers en avant, il se réclame du militantisme de masses et de base. Il se réfère à la critique de Rosa Luxembourg contre le centralisme léniniste qui ne saurait être démocratique ; Lénine au reste ne dit-il pas centralisme militaire ? Cette ligne est sa constance qui le fait entrer et sortir du parti socialiste SFIO, d’autant que s’accentue sa dénonciation du communisme soviétique stalinien, et le fait s’engager dans les successives tentatives de regroupements d’une extrême gauche socialiste se réclamant d’un marxisme libertaire.

En 1931, il adhère aux appels à la réunification de la CGTU et de la CGT pour relancer un syndicalisme de masse et, pendant une année, il appartient à la section de Belleville de la SFIO qui va ensuite se retrouver à la Fédération socialiste de la Seine constituant un courant d’extrême gauche derrière Jean Zyromski, très lié au syndicalisme, et Marceau Pivert, plus politique intellectuel révolutionnaire. Il quitte la SFIO en 1932, mais y revient en octobre 1935 quand la Gauche révolutionnaire s’organise en tendance derrière Marceau Pivert. Il en est le représentant à la Commission coloniale du parti socialiste où il combat la politique coloniale de Marius Moutet qui est, à différentes reprises, ministre socialiste des colonies.

La Gauche révolutionnaire rassemble un vibrant meeting anticolonialiste présentant à la tribune les porte-parole des colonisés, le 21 octobre 1937. En 1938, la tendance prend la tête de la Fédération SFIO de la Seine ; Daniel Guérin en est secrétaire adjoint. Mais la direction de la SFIO dissout, l’année suivante, cette Fédération sous l’accusation de suivre les orientations trotskystes. Daniel Guérin est particulièrement visé car il est en effet en correspondance avec Léon Trotsky à Mexico. Cette opposition d’extrême gauche internationaliste et anticolonialiste se transforme en Parti socialiste ouvrier et paysan ; néanmoins, en mai 1939, au premier congrès de ce PSOP, les trotskystes sont encore contestés.

Daniel Guérin n’est pas un trotskyste d’obédience, mais il reste partisan du défaitisme révolutionnaire. Il participe à la constitution d’un regroupement international sous le nom de Front ouvrier international contre la guerre qui est en relation, sans s’identifier, avec la IVe Internationale. À la session de Paris du 28-39 avril 1939, il présente un rapport sur « la situation dans les colonies de l’empire français ». Il est aussi désigné pour ouvrir, en cas de guerre, un secrétariat à Oslo (Norvège). Ce qu’il fait le 1er septembre 1939 et publie un bulletin mensuel dactylographié d’informations internationales.

Il est arrêté lors de l’occupation de la Norvège par l’armée allemande le 9 avril 1940 et interné en Allemagne, puis renvoyé à Oslo. Il s’adonne alors à l’étude de la Révolution française. Rentré en France en mars 1942, il participe à l’action clandestine des groupes trotskystes, il est très méfiant devant le gaullisme qui représente une « Résistance bourgeoise impérialiste et militariste ». Recherché par la police française, il se réfugie avec sa femme et sa fille dans une zone de maquis dans les Alpes.

Pour avoir été employé dans les années semi-clandestines à Paris comme directeur commercial adjoint du Comité d’organisation du livre, gérant les stocks de papier, il est, pour un temps bref à la Libération de la France, désigné « secrétaire général » du Comité qui continue, exerçant « pour la seule et dernière fois de (sa) vie, une fonction d’autorité ». Après guerre, il se voue à l’histoire de la Révolution française, critiquant l’exaltation robespierriste d’Albert Mathiez et la version sous inspiration communiste de Front populaire qui est celle alors dominante, de Georges Lefebvre et d’Albert Soboul, pour retrouver une vision de lutte prolétarienne dans l’ouvrage en deux volumes de 1946 : La lutte de classes sous la Première République, 1793-1797 qui est repris en 1973, sous le titre Bourgeois et bras nus.

Trois années de séjour aux États-Unis valent ensuite un ouvrage à nouveau profondément anticapitaliste  : Où va le peuple américain ? Il se lie non seulement avec les trotskystes américains mais aussi avec les exilés de l’École de Francfort, notamment Herbert Marcuse et plus encore Karl Korsch, et des anticolonialistes comme Joan London (fille de Jack London), rencontre des partisans du « Mouvement noir », héritiers de W.E.B. Du Bois, qu’il ne cesse de célébrer, devenant l’ami de C.L.R. James, l’internationaliste panafricaniste.

En 1952, il parcourt l’Afrique du Nord pendant trois mois et annonce, par ses articles de l’automne 1952, les explosions populaires en gestation. En juillet 1953, il prend part à la fondation des comités France-Maghreb qui font principalement campagne contre la destitution du sultan au Maroc. Daniel Guérin n’a de cesse de prolonger leur action vers la Tunisie et l’Algérie. Il rassemble ses textes en 1954 sous le titre Au service des colonisés.

Sous la présidence de François Mauriac, et à l’instigation de Robert Barrat, se rencontrent certes des bourgeois chics, des chrétiens qui ne sont pas exclusivement de gauche, mais aussi d’anciens animateurs d’une gauche socialiste avec Yves Dechézelles et Robert Verdier. Certes ils ne se retrouvent pas tous dans l’opposition à la guerre coloniale d’Algérie. Cependant, certains continue dans le Comité d’action contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord constitué le 5 novembre 1955, qui est plus politique et plus à gauche, avec les figures tutélaires des professeurs Charles-André Julien (SFIO) et Jean Dresch (PCF), des dissidents venant des partis communistes et socialistes et des intellectuels, enseignants plus jeunes et étudiants.

À la suite des manifestations d’appelés et de rappelés en septembre-octobre 1955, en ordre dispersé, se forment en effet des Comités d’action contre la guerre en Algérie, qui marquent l’entrée en lutte d’une génération jeune ouvrière, lycéenne et étudiante. Est ainsi créé le Comité des jeunes contre l’envoi du contingent en Afrique du Nord qui entraîne des jeunes chrétiens (Jeunesse ouvrière et Jeunesse étudiante catholique), quelques éléments des Jeunesses et plus encore des Étudiants socialistes, la Nouvelle Gauche, des trotskystes de tous âges, la Fédération des Auberges de jeunesse et une part des Routiers-scouts derrière un de leurs dirigeants Paul Rendu, et en marge de leur mouvement, des jeunes communistes de l’Union des jeunesses républicaines de France, garçons et filles.

Daniel Guérin s’y retrouve avec l’ardeur de la jeunesse, comme, après l’interdiction d’un meeting à la Mutualité, à la manifestation du boulevard Saint-Michel le 13 octobre 1955 qui déchaîne les charges policières. Si ces Comités d’action s’appellent jeunes, c’est pour signifier qu’ils se tiennent à part et du Mouvement de la Paix dont le PCF veut imposer la tutelle, et des directions de partis. Cette mobilisation trouve assez largement des bases dans le syndicalisme et notamment à la CGT qui accueille à Montreuil un grand rassemblement des Comités d’action le 5 février 1956.

Daniel Guérin suit d’autant plus les secousses de l’insurrection algérienne qu’il fait partie de l’équipe fondatrice de l’hebdomadaire L’Observateur, avec Claude Bourdet. Il accompagne ce dernier, dans la création de la Nouvelle Gauche (1955-1957) qui passera ensuite au PSU. C’est dans l’hebdomadaire devenu France-Observateur que Robert Barrat fait connaître les positions du FLN. Mais précisément se pose la question du déchirement entre l’action du FLN et l’attachement à Messali et aux combats antérieurs menés ensemble ; Daniel Guérin fait valoir dans les comités et aux meetings, le point de vue de Messali et de son parti, le MNA, face au FLN. C’est le Comité d’action contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord qui est l’organisateur du meeting sur l’Algérie en guerre d’indépendance, à la salle Wagram à Paris, le 27 janvier 1956.

À ce meeting débordant, après les élections de Front républicain du 2 janvier 1956, mais avant la reculade du 6 février à Alger, Jean-Paul Sartre fait la démonstration que le « colonialisme est un système » ; Aimé Césaire prononce que « le temps du régime colonial est passé » ; son propos est repris dans son Discours sur le colonialisme. Jean Rous évoque la conférence de Bandoung ; Robert Barrat et Jean Dresch parlent du « fait national algérien » et courageusement du devenir des Français d’Algérie. Alors qu’arrive d’Alger et intervient à la tribune, André Mandouze porteur d’un message des dirigeants du FLN d’Alger : Ramdane Abane et Youcef Benkhedda* (et de propositions qu’il tient secrètes à l’adresse du gouvernement français), Daniel Guérin rappelle l’action du PPA derrière Messali. En même temps, l’agitation vient des coulisses et le meeting est perturbé. Daniel Guérin se retire de la tribune en protestant quand Moulay Merbah*, le représentant du MNA de Messali, est interdit de parole et refoulé.

Cet écartèlement dure ; cependant, Daniel Guérin apporte soutien à la lutte de libération algérienne et aux nouvelles manifestations de rappelés. Malgré des vicissitudes dont témoigne Mohammed Harbi, il accepte les contacts avec des envoyés de la Fédération de France du FLN. Il est, en septembre 1960, un des premiers signataires et inculpés de l’Appel des 121.

Après l’indépendance, il participe à Alger, en juin 1963, à la Conférence européenne d’assistance non gouvernementale à l’Algérie. Plus encore, il place ses espoirs dans l’expérience d’autogestion tant agricole qu’industrielle, fut-elle plus étroite. D’octobre à décembre 1963, il est sur le terrain et remet ses observations au président Ben Bella. Il assiste, fin mars 1964, au premier congrès de l’autogestion industrielle. Le coup d’État militaire du 19 juin 1965 est tout à fait contraire à sa vision libertaire et socialiste.

Avec Mai 1968, l’idée d’autogestion retrouve vigueur et Daniel Guérin son élan et son éloquence vibrante. Il adhère en 1969 au Mouvement communiste libertaire qui tente de regrouper d’autres comités et groupes. Les espoirs libertaires se reportent ensuite vers Gdansk et les conseils ouvriers de Pologne et de l’Est. Son combat anticolonialiste se prolonge dans son activité de dénonciation de l’enlèvement en 1965 de Mehdi Ben Barka. Il s’exprime en 1973 dans le colloque tenu à la Cité universitaire à Paris sur Abdel-Krim et la République du Rif, publie encore, en 1973, Ci-gît le colonialisme et, en 1979, Quand l’Algérie s’insurgeait (1954-1962). Il meurt à Paris en 1988.

Homosexuel proclamé, activement depuis les années 1950, Daniel Guérin s’illustre dans les campagnes contre l’homophobie. Rappelons qu’il s’était marié en septembre 1934 à Marie Fortwängler, intellectuelle autrichienne ; sa fille, Anne, née en août 1936, est elle aussi militante anticolonialiste, attentive à l’histoire algérienne et aux luttes de libération, plus tard écrivain.

Pour l’ensemble de son œuvre (sur Rosa Luxembourg en particulier), ses conceptions s’éloignant de « l’anarchisme classique » pour se réclamer d’un marxisme de libération sexuelle s’inspirant de Wilhelm Reich, et plus largement d’un marxisme libertaire, et ses derniers engagements, se reporter à la mise au point de David Berry dans le tome 6 du DBMOMS, op.cit.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article151473, notice GUÉRIN Daniel [Dictionnaire Algérie] par René Gallissot, version mise en ligne le 24 décembre 2013, dernière modification le 24 décembre 2013.

Par René Gallissot

SOURCES : Les « archives » de Daniel Guérin, en importance décroissante, sont consultables : Fond Guérin, BDIC, Nanterre ; Daniel Guérin Papers, 1932-1959, Institut international d’histoire sociale, Amsterdam ; archives du Comité pour la vérité dans l’Affaire Ben Barka, Fondation nationale des sciences politiques, Paris. — Daniel Guérin, Un Jeune homme excentrique, Julliard, Paris, 1965, première autobiographie. — Notice établie par Jean Maitron sur des notes de Daniel Guérin, J. Maitron (ed.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, op.cit., tome 31, complétée par notice DBMOMS, tome 6, 2010, citée ci-dessus. — R. Gallissot, Information et action contre la guerre d’Algérie, Hérodote, n° 11, Paris, septembre-octobre 1978. — M. Harbi, Une vie debout. Mémoires politiques. Tome 1 : 1945-1962, La Découverte, Paris, 2001.

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