BOUVERET Suzanne, née BAÏLAC Suzanne [Dictionnaire Algérie]

Par Madeleine Singer

Née le 27 mars 1906 à Oran (Algérie), morte le 3 juillet 1978 à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine) ; professeur d’anglais, puis directrice de lycée ; membre du « triumvirat » qui, après la démission des secrétaires académiques successifs, les remplaça enoctobre 1959 à la tête du Syndicat général de l’Éducation nationale (SGEN) dans l’académie d’Alger.

Suzanne Baïlac était l’aînée des trois filles d’Étienne Baïlac, journaliste. Celui-ci participait à plusieurs publications lorsqu’il épousa en 1904 à Oran, Marie-Thérèse Amoros, fille d’un riche négociant en vins et spiritueux. Ils appartenaient tous deux à l’une de ces familles implantées en Algérie depuis le milieu du 19e siècle  : lui-même était originaire d’une lignée de militaires gascons tandis que sa femme provenait d’une souche paysanne andalouse.

En 1912, Étienne Baïlac fonda L’Écho d’Alger. Mobilisé au début de la guerre dans la Territoriale, il employa toute son énergie à rejoindre les unités combattantes, avec le grade de sous-officier qu’il avait acquis dans sa jeunesse pendant la campagne de Madagascar. Il participa à la bataille de la Somme d’où il revint avec la Croix de guerre et le rang d’officier. L’écho d’Alger qui avait périclité pendant son absence, prit son essor à son retour et soutint un violent combat politique contre les milieux puissants du colonialisme et de l’argent. Étienne Baïlac devint alors célèbre en Algérie par ses vigoureux éditoriaux. Mais, accablé de dettes à cause de sa passion du jeu, il dut, en 1926, vendre son journal à un colon, Jacques Duroux, qui lui fit croire qu’il en garderait le contrôle au poste de directeur général. Comme ce ne fut pas le cas, Étienne Baïlac partit et fonda en 1927 un autre journal, La presse libre, qui eut un grand succès. Mais, ayant contracté une maladie virale, il mourut subitement en mars 1928.

La vie de Suzanne Baïlac fut d’abord sans histoire. En arrivant à Alger en 1912, elle fréquenta les classes primaires du lycée Delacroix, y fit ses études secondaires et obtint le baccalauréat sans doute en 1924. Elle prépara à l’université d’Alger la licence d’anglais qu’elle passa brillamment. Après un séjour d’un an en Angleterre, elle visait l’agrégation lorsque son père mourut, ne léguant à sa famille que sa renommée et des dettes... Suzanne Baïlac prit un emploi de secrétaire bilingue à la société Remington d’Alger, puis épousa en 1929 Robert Bouveret, négociant en céréales, dont les affaires périclitèrent avec la crise mondiale de 1929. Le couple mena une vie difficile tandis que naissaient leurs deux filles, Aline et Danièle, qui devinrent plus tard toutes deux journalistes.

Au printemps de 1939, Robert Bouveret, atteint à son insu d’une grave malformation cardiaque, mourut en laissant les siens sans ressources. Suzanne Bouveret entama alors une carrière d’enseignante. Après avoir travaillé dans un cours privé, le cours Pouyanne, elle obtint un poste dans l’Éducation nationale, au lycée d’Oran, et le conserva pendant toute la guerre. En 1944, n’ayant pas été intégrée, elle se retrouva sans emploi, enseigna à nouveau dans le privé, puis revint dans l’Éducation nationale, au collège d’Aïn-Temouchent (Algérie). Reçue au Capes en 1948, elle fut nommée au lycée d’Oran, puis à celui d’Alger. Elle devint en 1955 directrice du lycée de Miliana (Algérie), d’où elle passa en 1958 au lycée de Kouba, commune suburbaine d’Alger. C’était un lycée franco-musulman qui donnait à ses élèves à la fois une culture occidentale et une culture arabo-islamique. Mutée en métropole au lycée Bachelard de Chelles (Seine-et-Marne) en 1961, elle obtint en 1967 la direction du lycée Berthelot à Pantin (Seine-Saint-Denis). C’est là qu’elle prit sa retraite en 1971.

Madame Bouveret dut adhérer au SGEN dès qu’en 1948, elle devint professeur titulaire vu, dit une de ses filles, sa conception du rôle du christianisme dans la cité et son attachement à l’école laïque. Dans les années soixante, elle fréquentait, d’après un de ses amis, les réunions de la Paroisse universitaire, animée à cette époque, dit-il, par le Père Dabosville ; celui-ci exerçait en effet cette fonction depuis 1945. Nous ne sommes pas renseignés sur les activités syndicales de Madame Bouveret avant son arrivée au lycée de Kouba. Mais Jean Mousel, secrétaire du Second degré, évoquait au comité national de juin 1957  : « les difficultés qu’elle rencontrait en traitant avec équité les élèves musulmanes comme les élèves françaises  : elle convoquait isolément ces dernières pour leur faire honte d’avoir "passé à tabac" des camarades musulmanes, absentes lors d’une grève du FLN (Front de libération nationale). On la présentait comme une communiste qui allait à la messe tous les matins pour donner le change, on mutait au bout de huit ou de quinze jours les universitaires militaires qui avaient pris contact avec elle, etc. Bien entendu le compte rendu publié dans Syndicalisme universitaire parlait simplement d’un "chef d’établissement féminin", mais le nom de Madame Bouveret figurait dans mes notes personnelles, prises en séance, que je conservais lorsqu’elles complétaient le bulletin syndical ».

La crise qui secoua le SGEN en Algérie, lui permit de donner toute sa mesure. Depuis 1956 les secrétaires académiques successifs quittaient les uns après les autres leur fonction car ils n’approuvaient pas la politique algérienne du SGEN. Un texte voté le 25 juin 1956 par le bureau académique associé aux élus des Commissions administratives paritaires académiques (CAPA) protestait contre la motion du comité national du 10 juin qui demandait « l’élaboration entre la nation française et les peuples d’Outre-Mer, de rapports nouveaux fondés sur la compréhension du processus mondial de décolonisation ainsi que des mouvements nationalistes qui se développent dans les territoires sous-développés ». L. Vandevelle passa en juillet 1956 le secrétariat académique à Sintes ; celui-ci quitta le SGEN en janvier 1958 et fut remplacé par Jean-Jacques Soléri, professeur de philosophie au lycée franco-musulman de Ben Aknoun, commune suburbaine d’Alger. A la rentrée de 1959, Jean-Jacques Soléri prévint entre autres Jean-Pierre Weiss qu’il abandonnait sa fonction. Il projetait de faire construire un grand immeuble pour les fonctionnaires et avait de la peine à s’inscrire dans une perspective d’indépendance où la France n’aurait plus de rôle en Algérie. D’ailleurs à cette époque, il était devenu le seul membre du bureau académique.

Une assemblée générale des adhérents SGEN eut lieu le samedi 10 octobre 1959 au local de la CFTC à Alger. Elle permit la constitution d’un bureau académique de dix membres, bureau dont Jean Oliviéri et Jean-Pierre Weiss, tous deux professeurs au lycée Bugeaud d’Alger, prirent la tête avec Madame Bouveret. Les membres du "triumvirat" vécurent alors une période difficile pendant laquelle ils se répartirent les tâches, Madame Bouveret se chargeant des relations avec Paris. Ils allèrent aussitôt annoncer au Rectorat le départ de Soléri et présenter le nouveau bureau ; ils furent reçus par l’Inspecteur d’académie Lanly, détaché au Rectorat pour le Premier et le Second degré. Celui-ci fut pour eux un interlocuteur de très grande qualité quoique, à cause d’un conflit avec le SNES, il dût leur annoncer qu’il ne les recevrait plus, les représentants syndicaux devant dès lors poser leurs questions par écrit. Mais en janvier 1960, les relations avec le Rectorat redevinrent normales. Jean Oliviéri et Jean-Pierre Weiss eurent avec M. Lanly une "entrevue agréable et cordiale", dit Madame Bouveret.

Les membres du bureau devaient en même temps réorganiser la section. Le compte-courant du SGEN à Alger était bloqué car le trésorier démissionnaire Vandenhove avait la signature. Il fallut une attestation de Paul Vignaux, secrétaire général du SGEN, annulant ladite signature et donnant le pouvoir aux deux signataires indiqués par Madame Bouveret car celle-ci jugeait plus prudent de ne pas en avoir un seul. L’effort du « triumvirat » portait aussi sur la propagande et le rassemblement des adhérents. Le 19 janvier 1960, Madame Bouveret pouvait annoncer à Paris que les effectifs avaient été « bien reconstitués », avec « un noyau d’adhérents conscients qui suivent attentivement et la situation politique et l’évolution syndicaliste et les affaires algériennes ». Dans la même lettre, elle transmettait, à la demande de J. Oliviéri, le cas d’un professeur du lycée Bugeaud, incorporé comme tous les enseignants dans les Unités territoriales, lesquels devaient au sortir de la classe revêtir l’uniforme et assurer une fonction militaire. Or ce professeur ayant demandé un changement de service pour aller en vacances dans sa famille à Noël, ne put partir que le 25 décembre au soir, après avoir effectué sa journée de garde !

Peu après le dimanche 24 janvier 1960, des barricades s’élevèrent à Alger dans le quartier des facultés. Dans la nuit, le général de Gaulle, président de la République, adjura ceux qui se dressaient à Alger contre la patrie, « de rentrer dans l’ordre national ». Le 29 janvier, il s’adressa aux Français d’Algérie et à l’armée  : « L’autodétermination est la seule issue possible ». « Aucun soldat ne doit, sous peine de faute grave, s’associer à aucun moment, même passivement, à l’insurrection ». Les insurgés se rendirent le 1er février. Mais sans attendre l’issue de la crise, le bureau académique SGEN d’Alger avait voté le jeudi 27 janvier — alors jour de congé —, une motion où il « réaffirmait avec force son attachement à la politique d’autodétermination définie par le gouvernement légal du pays » et « voyait uniquement dans l’insurrection algéroise une tentative contre la France et la démocratie fomentée par certains éléments européens extrémistes sans aucune participation musulmane ». Ce texte fut publié en première page de Syndicalisme universitaire le 17 février 1960 ; le bureau national l’accompagnait d’un « hommage à l’indépendance d’esprit et au courage » dont les camarades d’Algérie « viennent de faire preuve une fois de plus ».

Lors de l’assemblée générale du SGEN à Alger le 20 octobre 1960, Jean Oliviéri fut élu secrétaire académique et m’écrivit plus tard qu’il avait assumé sa fonction avec « l’appui fidèle et solide de Weiss et de Madame Bouveret ». Celle-ci ne put rester en Algérie jusqu’à l’indépendance, bien qu’elle eût, écrivait-elle en janvier 1960, « résisté à la tentation de demander (sa) mutation ». Mais elle fut compromise par les activités de sa fille Aline (notice ci-dessus). Celle-ci, mariée en premières noces avec un comédien, Jacques Charby, était alors en France avec lui et fut impliquée dans un réseau de soutien au FLN, le réseau Jeanson dont le procès eut lieu en septembre-octobre 1960. Aline me disait qu’elle fit quelques mois de prison à la Roquette et que sa mère, dont la situation à Alger était devenue intenable, obtint un poste en métropole à la rentrée de 1961, grâce à l’intervention d’Edmond Michelet.

Elle dut revenir un peu plus tôt en France car on la retrouva au comité national SGEN du 21 mai 1961. Le rapporteur sur les questions pédagogiques, Jacques Natanson*, avait proposé le report du latin en Cinquième alors qu’il débutait au deuxième trimestre de la Sixième depuis la réforme du ministre Jean Berthoin (6 janvier 1959). Le compte rendu de la discussion évoqua l’intervention de Madame Bouveret « Rentrée d’Algérie, elle indiqua que dans les lycées francomusulmans, on commençait toujours le latin en Cinquième avec d’excellents résultats ». L’après-midi, lors de la discussion sur la situation de la Fonction publique, elle exprima son inquiétude  : « Depuis six ans les fonctionnaires d’Algérie sont pratiquement réquisitionnés. La menace de réquisition pèse sur les fonctionnaires métropolitains depuis le dernier discours du chef de l’État ».

On comprend que Claude Pinoteau, secrétaire national Premier degré, lui ait écrit le 11 juillet 1962 car, après les accords d’Évian (Haute-Savoie) conclus entre le gouvernement français et le GPRA(gouvernement provisoire de la république algérienne), le SGEN cherchait à organiser une coopération avec les enseignants de l’UGTA (union générale des travailleurs algériens). Claude Pinoteau demandait donc à Madame Bouveret d’être présente le 16 juillet au siège du SGEN où aurait lieu une rencontre avec une délégation conduite par « notre ami Mohammed Farès* ». Celui-ci était un licencié de sociologie qui pendant la guerre obtint un poste à l’École des hautes études grâce à Germaine Tillion et y créa avec celle-ci un Centre d’études maghrébines. Or c’était dans le bureau de Claude Pinoteau qu’arrivait, sous le nom de Monsieur Robert, le courrier destiné à l’AGTA(association générale des travailleurs algériens), correspondante en France de l’UGTA. M. Farès* qui venait chercher ce courrier, avait promis à P. Vignaux qu’il n’y serait pas question d’armes.

Madame Bouveret figura ultérieurement parmi les candidats SGEN lors des élections à la CAP nationale des chefs d’établissement le 6 avril 1965, puis le 4 février 1969. On la retrouva encore à la session d’information, de formation et de recherche, organisée par le SGEN à Bierville, sur le territoire de Boissy-la-Rivière (Essonne), du 2 au 6 septembre 1969. Aux côtés d’Antoine Prost, elle montra que la transformation de l’enseignement devait s’appuyer sur des stages, sur des directives officielles conséquentes et sur l’action syndicale. Une fois à la retraite, elle vécut pour sa famille jusqu’à ce que la maladie vînt l’enlever aux siens. Pendant les années difficiles de la guerre d’Algérie, elle avait joué un rôle décisif pour maintenir la section académique d’Alger dans la ligne définie par le SGEN national.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article151738, notice BOUVERET Suzanne, née BAÏLAC Suzanne [Dictionnaire Algérie] par Madeleine Singer, version mise en ligne le 2 janvier 2014, dernière modification le 26 novembre 2020.

Par Madeleine Singer

SOURCES  : M. Singer, Le SGEN 1937-1970, Th. Lille III, 1984, 3 vol. (Arch. Dép. Nord, J 1471) ; Histoire du SGEN, Presses universitaire de Lille, 1987, 669p. — Syndicalisme universitaire (1956-1970). — Acte de décès fourni par la mairie d’Issy-les-Moulineaux, 4 novembre 1999. — Lettres de S. Bouveret au bureau national, 23 novembre 1959,19 janvier 1960. — Lettre de Pierre Chaulet (ami de S. Bouveret) à M. Singer, 11 novembre 1999.-Lettre d’Aline Moussaoui-Bouveret à M. Singer, avril 1999, ainsi que trois entretiens, 24 octobre 1999, 11 novembre 1999, 5 février 2000. — Lettres de Geneviève Baïlac (sœur de S. Bouveret) à M. Singer, 30 janvier 2000, 23 février 2000. — Notice reprise du cédérom DBMOMS 2. Paris 2006.

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