AÏSSAT Idir

Par Amar Benamrouche, René Gallissot et Abderrahim Taleb-Bendiab

Né le 17 juin 1915 à L’Djemaâ-N’essarij, commune de Mekla en Grande Kabylie, mort à l’hôpital militaire d’Alger le 26 juillet 1959 après avoir été torturé par les militaires français qui présentèrent sa mort comme un suicide ; comptable aux ateliers de l’armée de l’air près d’Alger où il conduit la syndicalisation des employés algériens à la CGT au titre du parti messaliste MTLD ; responsable de la Commission syndicale de ce parti nationaliste, puis adhérent au FLN, à l’origine de la fondation de l’UGTA en 1956 dont il est le coordinateur ; sa mort en fait un martyr témoignant de l’engagement national du syndicalisme.

Le village natal d’Aïssat Idir en montagne kabyle au-dessus de Tizi Ouzou avait été un des lieux de bataille lors de l’insurrection de 1871 ; le séquestre qui suivit accélère la déperdition de l’économie agricole et l’exode rural. La politique dite « kabyle » de l’administration coloniale conduite par les militaires établit d’une part la présence des missionnaires catholiques, Pères blancs et Sœurs blanches du Cardinal Lavigerie qui s’intéressent aux jeunes kabyles, et parallèlement ouvrent des écoles communales sur le modèle de l’école laïque de la IIIe République française. La famille des Aïth Aïssa était une des familles les plus importantes du village ; doublant l’exploitation de terres, le grand-père d’Idir pratiquait le commerce des bestiaux. Bénéficiant d’un assez bel héritage, le père tenta de s’établir à Alger dans un commerce de laiterie, puis se replia au village où il fait prospérer une boulangerie. Son aisance lui permet, en quittant la maison traditionnelle où est né Idir, l’aîné des garçons, de faire construire une maison moderne au centre du village qui, en annexe, abrite l’école communale. À l’âge de six ans vers 1921, Idir Aissat perd sa mère. Le père se remarie ; Idir a trois frères ou demi-frères et deux sœurs. Si le père était illettré, les enfants sont destinés à aller à l’école. Idir Aïssa suit l’école primaire attenante à la maison, pratique la récitation du Coran à l’école coranique toute proche et va jouer et faire du sport chez les Pères blancs.

Pour les bons élèves après le certificat d’études primaires, en obtenant une bourse, la voie qui s’ouvre est celle du collège encore appelé École primaire supérieure puis le concours d’entrée à l’École normale d’instituteurs. Boursier, Idir Aïssat entre en 1930 au collège de Tizi Ouzou ; il a quinze ans et pour sa famille se montre de tempérament solitaire. Il n’a pas obtenu de place à l’internat car il n’était pas des plus nécessiteux ; il est en pension en ville à la mission protestante fondée en 1908 par le pasteur Émile Roland et dirigée ensuite par son neveu Alfred Roland, lui aussi pasteur, qui veille aux études d’un petit groupe de jeunes garçons venant de la montagne kabyle. Pour l’avoir connue, l’écrivain Mouloud Feraoun a décrit cette pension sous le nom de pension Lambert. Sans prosélytisme religieux, le pasteur encadre ses pensionnaires par la pratique du scoutisme. La pension et la troupe de scouts sont la doublure de l’internat ou de l’école des enfants de troupes dans la formation toute masculine d’une intelligentsia primaire algérienne.
Pour avoir passé son brouillon de mathématiques, où il excelle, à un camarade de pension lors du concours d’entrée, Idir Aïssa se voit fermer les portes de la seule école qui forme les instituteurs indigènes à l’internat de la Bouzaréah au-dessus d’Alger. La colère paternelle et le drame familial trouvent une issue toute familiale elle aussi. En fils aîné, Idir est envoyé à Tunis chez l’oncle qui a « réussi » en quittant, le premier, le groupe familial des Aïth Aïssat et la Kabylie, faisant fructifier une entreprise au Cap Bon. Idir Aïssat est accueilli comme recueilli dans sa maison de Tunis ; il suit des cours de comptabilité et acquiert une compétence dans des matières juridiques et économiques. Il ne cherche pas à passer à côté, mais remplit les obligations militaires françaises ; il sort vers 1938 du Service militaire avec le grade de sergent chef, le grade de promotion finale, exceptionnel pour un « indigène ».
Quittant la voie d’une carrière militaire, Idir Aïssat est voué au salariat civil ; il ne sera pas totalement civil car il entre sur concours aux Ateliers industriels de l’armée de l’air, qui est le réseau des bases de services d’entretien et de maintenance du Ministère français de la guerre. La gestion dépend donc de l’armée de l’air française ; ce qui vaut une situation relativement protégée et stable par rapport aux pratiques d’emploi et de traitement dans les entreprises privées coloniales. Ces établissements militaires français existent dans toute l’Afrique du Nord auprès des grands aérodromes. Idir Aïssat entre en août 1939 au service comptable des Ateliers Industriels de l’Air de Maison Blanche, sur la zone militaire de l’aéroport d’Alger. Mobilisé à l’ouverture de la guerre, il est rappelé en Tunisie, puis libéré à l’armistice de 1940 signé avec Hitler par le Maréchal Pétain. Il reprend alors son poste de chef comptable aux Ateliers de Maison-Blanche (AIA). Marié, il loue un appartement en bas d’Alger à Belcourt, impasse Caussemille où la famille réside jusqu’en 1949. À cette date, il a les moyens d’acheter un appartement, 75 boulevard Cervantès toujours à Belcourt, ce quartier en arrière du port au-delà de la gare, où cohabitent ouvriers, employés et commerçants « européens » et « indigènes ». C’est là que grandissent son fils Ahmed et sa fille Djouher.

Après le débarquement allié de novembre 1942, l’établissement de l’armée de l’air prend de l’importance. Il rassemble quelques trois mille employés ; des hommes presque uniquement. Idir Aïssat devient chef de contrôle administratif et du contentieux ; il est dans les bureaux parmi un personnel presque exclusivement européen et même français, car l’établissement étant militaire, il accueille en priorité des citoyens français ayant fait leur service militaire. Les « Indigènes » ne sont que trois cents, ce qui représente cependant une concentration rare ; ils constituent la main-d’œuvre de base, recrutée, mais pour devenir stable, parmi les migrants venant de la Kabylie ou passés par la Mitidja. Dans les bureaux, comme un de ses demi-frères qui a fait des études techniques, et plus souvent parmi les ouvriers, Idir Aïssat fait embaucher des cousins de Kabylie et des gens de son village et des villages voisins. Les responsables (voir Jacques Salor*) et les militants communistes sont actifs dans le climat de mobilisation patriotique française de la fin de guerre mondiale parmi les employés « européens » et auprès de travailleurs algériens, que forme et par là promeut la CGT. Mais les « Européens » restent entre eux ; les cantines par exemple sont distinctes ; Idir Aïssat mange avec les travailleurs indigènes ; le contact est ainsi direct. C’est sur ce fond de discrimination coloniale et à travers ces représentants de l’engagement de l’action nationaliste algérienne, que se fera, autant dire en totalité, l’adhésion des trois cents travailleurs algériens à l’UGTA en 1956.
L’itinéraire d’Idir Aïssat va se confondre avec la constitution du syndicalisme national. À l’entreprise, où sa compétence et ses capacités de travail sont hautement reconnues, il est membre de la CGT. Connu comme syndicaliste nationaliste, ce qui veut dire non communiste, il entre en 1944 à la Commission exécutive des travailleurs de l’État (CGT). Autant que possible cependant, il laisse dans l’ombre son rôle dans le mouvement national PPA-MTLD. Cet esprit de cloisonnement qui est aussi un trait de caractère fait de rigueur, lui permet longuement d’échapper au fichage de police dans la catégorie des « meneurs nationalistes ayant des activités anti-françaises ». De la même façon, Aïssat Idir s’emploiera à se tenir en dehors des querelles de personnes et des fractions du mouvement messaliste.

Son engagement politique se situe à Belcourt, dans le groupe du Comité des jeunes de Belcourt, ce CJB, qui devient en 1943 une des bases à Alger de l’activisme du PPA. L’organisateur est Mohamed Belouizdad qui habite le quartier, a fait des études secondaires en arabe et en français, arrêtées cependant avant le baccalauréat ; il est employé comme traducteur à ce qui s’appelle encore le Service des Affaires indigènes du Gouvernement général. Mohammed Belouizdad a dix-neuf ans et pense déjà à des préparatifs militaires qui aboutiront à la mise en place clandestine de l’Organisation Spéciale, l’OS, confirmée par les décisions du congrès du MTLD en 1947. Idir Aïssat est un homme bien placé, un vieux de trente ans qui a pour mission de regrouper et de mobiliser, pour la cause, les partisans syndicalistes. C’est sous pseudonymes (Amokrane ou Mohand Amokrane, nom du résistant kabyle de 1871, et Ali Tamghout ; par ailleurs, il s’abrite plus anonymement sous le prénom de Slimane) qu’il participe à la rédaction en 1944 (et au tirage sur ronéo et à la diffusion) d’un premier journal en français El-Ouatane – tout le monde comprend « La Nation » – puis à L’Action algérienne. Idir Aïssat appartient ensuite au groupe de rédaction du journal imprimé du MTLD, La Nation Algérienne (sept numéros en 1946-1947) ; puis il a sa place au mensuel du « Parti » : L’Algérie libre (1949-1954) où il tient la chronique intitulée « Le Prolétariat Algérien ». C’est qu’il est, depuis le congrès de 1947, chargé des questions syndicales en étant responsable de la Commission centrale des Affaires sociales et syndicales du PPA-MTLD, dont il est membre du comité central. Le congrès du MTLD en 1953 relancera cette Commission. Pour se démarquer du pouvoir personnel reproché à Messali, la responsabilité de la commission est attribuée à un secrétariat collégial ; Idir Aïssat a le titre de coordinateur.

Sa vie se partage entre Maison Blanche à son poste à l’AIA, la maison à Belcourt, mais aussi les réunions du groupe à Belcourt, Allée des Mûriers, et de plus en plus le siège du MTLD, rue de Chartres, au bas de la Casbah et plus encore le restaurant proche de la rue voisine Bab Azoun, tenu par Amar Khelil, un ancien de l’émigration kabyle à Paris et de la première Étoile nord-africaine. C’est le véritable centre directeur et le lieu de tous les contacts entre dirigeants, le point de passage des responsables et des intermédiaires. Idir Aïssat met ses compétences au service du Parti, établit la documentation économique et juridique et les rapports sur les questions sociales, rédige et fournit les dossiers pour les interventions des délégués à l’Assemblée algérienne, notamment pour son camarade de la Commission syndicale, Embarek Djilani* qui se fait donc le porte-parole.

Depuis 1946, les syndicalistes tunisiens, dans leur majorité, prennent leur autonomie par rapport à la CGT et vont constituer l’UGTT. Après un long conflit relationnel qui leur interdit de prendre la place de la CGT, devenant Union Générale des Syndicats tunisiens (UGST) au sein de la FSM dans la mouvance communiste, l’UGTT donnera son adhésion à la Confédération internationale des Syndicats libres (CISL) liée aux syndicats des États-Unis AFL-CIO, chevaliers du « monde libre ». Dès mars 1947, Ferhat Hached, à la tête de l’UGTT, lance un appel à la création en Algérie et au Maroc d’Unions syndicales nationales pour former une fédération nord-africaine autonome. Les contacts sont pris avec Idir Aïssat. Le Congrès du MTLD de 1947 charge explicitement de cette mission, la Commission des Affaire sociales et syndicales sous la direction d’Idir Aïssat et comprenant à ses côtés : Rabah Djermane*, Attalah Ben Aïssa*, Boualem Bourouiba*, Driss Oudjina*, Charef Bachiri, Mohamed Ramdani*. Sous son impulsion, les nationalistes s’efforcent de regrouper les militants algériens au sein de la CGT dans le Comité de coordination des syndicats confédérés d’Algérie ; outre la réunion de 1946, une seconde conférence se tiendra à la fin de 1949. Idir Aïssat et la Commission tentent d’ouvrir le syndicalisme aux chômeurs et aux ouvriers agricoles au-delà l’adhésion ponctuelle réalisée par les militants communistes.

Or après 1947 et les grèves très dures de l’automne, la répression sévit d’autant que les « Européens » commencent à abandonner la CGT ; en 1948 se constitue par scission de la CGT, les Fédérations Force Ouvrière, très coloniale et bientôt Algérie française. Aussi à partir de 1948, le mot d’ordre est de rester à la CGT mais de se regrouper. Idir Aïssat ne cesse de défendre cette position dans ses articles de l’Algérie libre, critiquant les communistes de la CGT pour négliger les revendications égalitaires des travailleurs algériens, suspendre les luttes quand des avantages sont acquis pour les « Européens », laisser donc se perpétuer la discrimination raciale dans la différence de salaire et l’embauche. La critique s’élève en 1951 pour avoir arrêté les grèves très dures des mineurs au Kouif, à Timezrit, à Kenadsa, en laissant à eux-mêmes et sans acquis, la masse des mineurs algériens grévistes.

Cependant la relance de création des Unions syndicales nationales en rupture de la CGT, par le Congrès de la CISL à Milan en 1951 et la tournée du représentant de l’AFL-CIO des États-Unis Irwing Brown, reste en suspens. Lors du passage de cette mission en Afrique du Nord, Idir Aïssat est contacté. Certes Idir Aïssat envoie en 1952 une représentation de la Commission syndicale au congrès de l’UGTT où, tout avant son assassinat, Ferhat Hached a renouvelé l’appel à la formation d’une Fédération syndicale Nord-Africaine. Mais en Algérie, la résistance doit encore s’abriter à la CGT ; Idir Aïssat redit dans l’Algérie libre qu’il faut « rester solidaires au sein de la structure française » tout en élargissant l’action vers les masses des chômeurs et les ouvriers agricoles à l’exemple des efforts faits en Oranie (Aïn Temouchent, Descartes). Plus encore la CGT va demeurer la maison commune à travers la crise du parti messaliste.

Pour certains ce serait dès décembre 1949 ou en 1950, par retombée de la découverte du « complot » de l’Organisation Spéciale, qu’Idir Aïssat aurait été licencié des AIA. Plus sûrement, c’est à la suite d’une grande grève déclenchée en 1951 dans les entreprises des AIA qu’Idir Aïssat est arrêté avec une dizaine d’autres syndicalistes, dont son frère Hassan. Il est libéré dix jours après. Mais les « meneurs » sont licenciés par suspicion politique au motif de « présence incompatible dans une entreprise travaillant pour la Défense nationale ». Avec quelques autres camarades, Idir Aïssat est alors admis à la Caisse de compensation du bâtiment et des travaux publics (CACOBAT), caisse sociale sous gestion syndicale dont le président et le directeur viennent de la CGT et où la CFTC est représentée par Alexandre Chaulet*, tous sensibles à protéger les syndicalistes algériens de la répression, sinon acquis à leur cause.

Si Idir Aïssat se consacre pleinement à son travail de chef du contentieux de cette caisse sociale couvrant cinq secteurs, il renoue parallèlement les contacts de la Commission syndicale du MTLD. Dans les jours qui suivent le 1er novembre 1954, faute de connaître les dirigeants de l’insurrection, la police française fait la rafle des responsables du MTLD fichés pour leur appartenance, aux organes de direction. C’est ainsi que sont arrêtés, entre autres, les leaders du courant centraliste Hocine Lahouel, Benyoucef Benkhedda*, et Idir Aïssat membre du Comité central et responsable de la Commission syndicale, maintenant sérieusement fiché. Par précaution, il avait fait venir habiter à la maison de Belcourt, un ami syndicaliste employé lui aussi à la CACOBAT, Gueddouar Senouci* qui veillera jusqu’au bout sur sa femme et ses deux enfants.

S’il est proche des partisans du Comité central où il vient d’être reconduit par le congrès de 1953, qui rejettent le culte de la personnalité et l’omnipotence de Messali*, parce qu’il sait que l’audience du messalisme est profonde dans le militantisme syndical algérien en Algérie et plus encore en France, il s’efforce de préserver l’unité et fait en sorte que les réunions soient communes. Raison de plus pour demeurer ensemble à la CGT qui s’est transformée, à son congrès de juin 1954, en Union générale des syndicats algériens (UGSA) adhérente de la FSM, en attendant la possibilité d’une Union nationale indépendante. Tandis qu’il est enfermé à la prison Barberousse à Alger, les rapports entre les composantes du syndicalisme se compliquent et se durcissent internationalement. À la fin de 1954, contre le FLN, Messali* forme son propre parti, le MNA, qui entend conserver ses bases syndicales et les autonomiser.

Les messalistes s’adressent au bureau européen de la CISL qui est tenu à Bruxelles par la Confédération des Syndicats libres de Belgique et le Secrétariat général par J. H. Oldenbrock. Les choses traînent. La participation française à la CISL est occupée par Force Ouvrière qui, par anti-communisme, accepte l’entrisme groupusculaire clandestin de militants trotskystes, du moins ceux qui collent à Messali ; FO est opposée à toute reconnaissance d’un syndicalisme algérien « séparatiste ». Les positions majoritaires à FO et quasiment exclusives en Afrique du Nord sont hostiles aux mouvements d’indépendance, plus encore en Algérie. Par anticommunisme bien souvent de fond chrétien, le Secrétariat de la CISL entend faire sortir de la CGT les syndicalistes des pays colonisés, à l’exemple de l’UGTT et de syndicats africains et de l’opération qu’elle conduit à ce moment même avec la création de l’Union marocaine du travail.

Mais la direction européenne de la CISL ne sait comment se prononcer entre les deux fractions algériennes, jugeant même les militants algériens qui reconnaissent le FLN trop proches des communistes puisque attachés à la CGT. La question de l’adhésion à la CISL va devenir cruciale. Encore à la fin décembre 1955, quand les fidèles de Messali préparent leur constitution en syndicat sous le nom d’USTA. Invités à Bruxelles, les délégués de la Commission syndicale mandatés par Idir Aïssat en liaison avec Benyoucef Benkhedda* et Ramdane Abane*, restent dans l’expectative.
Tout comme B. Benkhedda*, Idir Aïssat est sorti de Barberousse en avril-mai 1955. Il reprend contact avec les syndicalistes, y compris avec ceux qui suivent Messali*, dont à Alger, Mohamed Ramdani* qui lui fait part des démarches à la CISL pour créer une centrale algérienne et souhaite qu’il se joigne au projet. Bientôt le contact est pris et des rencontres organisées avec le responsable du FLN à Alger par l’intermédiaire de Rebbah Lakhdar chez qui loge clandestinement Ramdane Abane* ; tous deux se croisent fréquemment en bus sur le trajet de Belcourt où ils habitent vers Alger centre, Rebbah Lakhdar s’y rendant pour son commerce, et Idir Aïssat allant à son bureau de la CACOBAT où il a repris son poste. Les centralistes se réunissent de leur côté autour de Benyoucef Benkhedda* notamment en septembre 1955 chez Ahmed Bouda ; Idir Aïssat y fait le point sur l’évolution syndicale. À leur réunion de fin décembre transformée en Assemblée générale, les messalistes, séparément, décident de presser le mouvement de création de l’USTA. Interrogé, la consigne de Ramdane Abane* et de Benyoussef Benkhedda est transmise à Idir Aïssat et Boualem Bourouiba* qui la rapporte ainsi : « garder le contact avec les messalistes, suivre discrètement leurs démarches et retarder leurs préparatifs ».

C’est encore au titre de l’UGSA-CGT que les syndicalistes algériens et en première ligne les dockers algériens participent aux grèves du début janvier 1956. Les réunions des dirigeants syndicaux en liaison avec le FLN se tiennent chez Boualem Bourouiba* dans la maison familiale du quartier de Saint Eugène (Bologhine aujourd’hui), de l’autre côté d’Alger. Cette antenne FLN faisait suivre les questions syndicales par Benyoussef Benkhedda qui ralliait les centralistes au FLN. Lors d’une rencontre le 24 janvier 1956 tenue dans la propriété du Cheikh Ibrahimi à Belcourt, Ramdane Abane mettait au programme commun, qui s’établissait non seulement avec les Oulémas en la personne de Cheikh Ibrahimi, mais aussi avec l’UDMA de Ferhat Abbas représentée par Mouloud Gaïd* du syndicat des instituteurs, la création d’une union syndicale nationale. À l’annonce de la déclaration de l’USTA le 18 février qui présente son bureau à Alger avec une forte participation des traminots dont Mohamed Ramdani*, secrétaire général, et Arezki Djermane*, dans une réunion précipitée chez Boualem Bourouiba, après avoir fait venir Idir Aïssat sur une moto, Ramdane Abane au nom du FLN donne le feu vert de mise en place de l’Union générale des travailleurs algériens : l’UGTA.

Pour tenir l’Assemblée constitutive le 24 février, proclamée premier congrès de l’UGTA, appel est fait aux principaux groupements à Alger : cheminots, postiers, enseignants, électricité et gaz, et aussi hospitaliers, traminots et dockers ; avec les noms connus de syndicalistes et nationalistes, un organigramme est rempli par branches pour toute l’Algérie. Idir Aïssat est coordinateur, appelé en fait secrétaire général, entouré d’un bureau national. Le siège est établi place Lavigerie près de l’archevêché au pied de la Casbah dans les bureaux et la salle du cercle Cherif Saadane mis à la disposition par l’UDMA, le parti de Ferhat Abbas, qui a là ses locaux. Le président de ce cercle, membre de l’UDMA, n’est autre qu’un des frères Bourouiba* : Hacène, du syndicat des instituteurs, qui participe à la fondation.

Aussitôt Idir Aïssat donne les orientations dans une interview faite par Pierre Chaulet*, encore étudiant en médecine, qui paraît le 1er mars à Tunis dans l’Action, le journal du Néo-Destour et reprise dans la revue Consciences Maghribines qu’anime à Alger André Mandouze*, professeur à la Faculté des Lettres vitupéré par tous les milieux coloniaux. Le numéro un, daté du 6 avril 1956 et tiré à 30 000 exemplaires, de l’Ouvrier algérien, organe de l’UGTA sous la responsabilité d’Idir Aïssat, face au Travailleur algérien, organe de l’UGSA-CGT qu’Alger Républicain continue à publier en encart, suscite un mouvement massif de ralliement des syndiqués algériens qui sortent en nombre de l’UGSA-CGT. Celle-ci ne retient que les militants communistes les plus fidèles. Le numéro deux sera saisi en mai à l’imprimerie. Si par relation, Rabah Djermane*, dirigeant du syndicat des dockers, peut arracher à la préfecture, un récépissé de dépôt de déclaration de l’UGTA, le ministre résidant Robert Lacoste qui reste lié à Force Ouvrière, va n’avoir de cesse de réprimer l’UGTA et de pourchasser les syndicalistes. Dans la nuit du 23 au 24 mai, il fait arrêter quelque 250 syndicalistes, dont parmi les premiers Idir Aïssat.

Celui-ci est d’abord enfermé au camp de Berrouaghia ; il signe avec les autres syndicalistes détenus une adresse de protestation à Robert Lacoste dénonçant leur arrestation et les mauvais traitements ; commencent alors les supplices, bastonnades (au cri de « à genoux, chiens ») jusqu’aux tortures à répétition, électricité comprise. Au camp de Saint-Leu ensuite dans l’Oranais, on n’arrive guère à soigner ses blessures ; il passe ou repasse entre les camps de l’Ouest algérien d’Arcole, de Bossuet, d’Aflou pour revenir à celui de Bossuet en août 1958. En février 1957, il est envoyé à la DST d’Oran pour « interrogatoire approfondi » ; c’est le terme employé en vue de l’exercice de la torture pour faire avouer. Il s’agit de lui faire reconnaître son appartenance au CNRA sous le nom de Mokrane. Comme il est difficile d’en faire un délit ; il est renvoyé en camp d’internement. C’est donc après l’avènement du général de Gaulle et de la Ve République, qu’il va être extirpé du camp de Bossuet pour être transféré à la prison Barberousse d’Alger ; le procès des syndicalistes va être joint au procès d’Amar et Fatma Ouzegane*, accusés pour leur action au FLN, d’« association de malfaiteurs », et tous conjointement d’« atteinte à la sûreté de l’État » ; ce sera en janvier 1959, ce qui est appelé le procès de l’UGTA.

Sous l’impulsion de Me Rollin envoyé de Bruxelles par la CISL, la défense s’emploie à distinguer ce qui relève du FLN, et ce qui est le fait de l’organisation syndicale qu’est l’UGTA en sa complète autonomie. L’action syndicale légale ne peut être un motif d’accusation et moins encore de condamnation. Idir Aïssat expose que l’on ne peut l’accuser pour son appartenance au CNRA, autant dire la seule pièce qui se trouve dans le dossier, puisque cette co-optation a été faite en application du congrès de la Soummam en août 1956 alors qu’il était déjà interné, mais il affirme que « l’émancipation politique et sociale de nos camarades travailleurs n’est possible que dans une Algérie indépendante ». Si les politiques du FLN sont lourdement condamnés, aucune accusation ne pouvant être retenue contre les syndicalistes, ceux-ci, dont Idir Aïssat, sont acquittés.

Selon une pratique très fréquente, au sortir du tribunal, il est cueilli par les parachutistes qui le livrent aux tortionnaires spécialistes du centre de tri de Birtraria dans la périphérie d’Alger. Le colonel Godart qui est leur chef, avait servi dès le début les ordres de Robert Lacoste et ne voulait pas lâcher sa proie. Torturé sur tout le corps, la peau arrachée et surtout le visage défiguré par les brûlures, Idir Aïssat est transféré quatre jours après, le 17 janvier 1959, à l’hôpital militaire d’Alger. Ce n’est que deux mois après que son avocat d’Alger, Me Garrigues, le retrouvera dans un état effroyable. À sa demande d’enquête, le rapport du Délégué général Paul Delouvrier, nommé par le général de Gaulle, répondra en couvrant la besogne des paras ; les brûlures seraient consécutives à une tentative de suicide ou un accident par « incendie de literie ». À l’hôpital Maillot, le corps d’Idir Aïssat a subi six greffes de la peau, et sous maintenance par perfusions et transfusions, est passé par vingt-deux anesthésies régionales ou générales. C’est au bout de quatre mois que sa mort est déclarée le 26 juillet 1959. Il venait d’entrer dans sa quarante-quatrième année. En liaison avec la CISL, l’Union syndicale suisse recueillera sa femme et ses deux jeunes enfants, et en assurera l’entretien, la scolarisation et la formation professionnelle.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article152021, notice AÏSSAT Idir par Amar Benamrouche, René Gallissot et Abderrahim Taleb-Bendiab, version mise en ligne le 6 janvier 2014, dernière modification le 6 janvier 2014.

Par Amar Benamrouche, René Gallissot et Abderrahim Taleb-Bendiab

SOURCES : L’Ouvrier Algérien, août 1959 et mars 1960. –Consciences Maghribines, no 8 et 9. – Mouloud Feraoun, Le fils du pauvre, roman, Paris, 1950. – Y. Godart (Colonel), Les Paras dans la ville, Paris, 1972. – M. Farès, Aïssat Idir, op. cit., et B. Bourouiba, Les syndicalistes algériens, op. cit., qui rassemblent de nombreux témoignages. – R. Gallissot, Le Maghreb de traverse, op. cit.

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