SPIELMANN Victor [Dictionnaire Algérie]

Par René Gallissot

Né à Bergheim (Haut-Rhin, France) le 10 novembre 1866, mort à Alger le 12 janvier 1943 ; colon, cordonnier, représentant de commerce à Bordj-Bou-Arréridj, journaliste collaborant à la presse radicale antijuive ; conseiller municipal en 1912 ; journaliste d’opposition libertaire collaborant à la presse Jeune algérienne ; à Alger après 1920, proche de l’Emir Khaled (journal L’Ikdam), proche du parti communiste (La Lutte sociale) puis après 1925 participe aux congrès de la SFIO en Algérie et de la Ligue française des droits de l’homme ; fondateur et éditeur du Trait-d’Union (1924-1927) puis de La Tribune indigène algérienne (1927-1931) ; publiciste anticolon et éditeur indigénophile voulant être « le trait d’union franco-indigène nord-africain ».

De famille alsacienne ayant opté en 1871 pour la France, Victor Spielmann arriverait en Algérie en 1877, à l’âge de 11 ans , quand le père ayant obtenu un lot de colonisation, concession « officielle » de terres, s’installe à Bordj-bou-Arreridj, gros bourg en bordure de la Kabylie et des hautes plaines de Sétif. Il se déclare lui-même par la suite “ colon ruiné, fils de colon ruiné ”. Le Progrès de Sétif du 7 février 1897 publie une annonce légale concernant une saisie immobilière contre Victor Spielmann : il s’agit d’une maison, d’un lot de jardin et d’un lot rural, le tout mis à prix : 4 000 F.

Victor Spielmann aurait ensuite mieux réussi comme commerçant en alimentation puis comme cordonnier. Le journal local Le Morissane, dont il est alors le secrétaire de rédaction qui se présente comme étant « l’organe des intérêts du Parti Français Antijuif » (sic), publie en 1897, ses publicités : « Victor Spielmann cordonnerie algérienne -chaussures en tout genre et réparations ». Puis V. Spielmann se lance dans la représentation commerciale ; les journaux de la région passent pour lui de la publicité de 1908 à 1912 : « -dépôt d’huile d’olives, -pétroles et essences, -charbons de terre, carbures, -vins blancs et rouges de Médéah. – machines agricoles –pépinières boufarikoises et de Bou Amrous –Assurances : vie, rentes viagères, incendie, accident, mortalité de bétail, grêle etc. » et en août 1912 encore : « Matériaux de construction –charbon -huile d’olive –pétrole –essence –représentations commerciales et industrielles –vente de propriétés en Algérie-Tunisie ». En 1907, V. Spielmann est également secrétaire du syndicat d’initiative de Bordj-bou-Arreridj. Marié en 1892 à Hélène Bonino, le ménage a 7 enfants.

Depuis 1897, Victor Spielmann se fait connaître par son activité de journaliste dans la presse locale et de porte-parole du parti radical ("parti radical antijuif") dans le sillage d’Emile Morinaud, futur maire de Constantine ; il collabore à cette presse républicaine et chauvine : La République de Constantine, Le Progrès de Sétif, L’Avenir de Sétif, Turco-revue, Les Annales africaines. Au début des années 1900, il est délégué général pour l’Algérie de L’Œuvre pro-Boer, en faveur des colons afrikans en guerre avec la domination britannique en Afrique du Sud. En octobre 1902, il prend l’initiative d’un groupement général ouvrier à Bordj-bou-Arreridj qui établit la liaison avec la Bourse du travail de Constantine. Son radicalisme évolue vers un extrémisme républicain anarchisant, défendant les petits contre les gros, à commencer par les petits colons, et dénonçant les scandales de la colonisation. En 1910, il est “ candidat de protestation ” au conseil général ; il est battu ; mais en 1912, il est élu conseiller municipal de Bordj-bou-Arreridj.

Victor Spielmann collabore en 1911-1912 au journal de Constantine Le Cri de l’Algérie dont le rédacteur en chef était Gaston de Vulpillères, archéologue, défenseur des villageois du “ village rouge ” d’El Kantara contre l’administration, et lié en France, à La Guerre sociale puis à La Bataille syndicaliste, et reproduisant notamment les articles de Vigné d’Octon*. La position de Victor Spielmann et du Cri de l’Algérie est plus anticapitaliste qu’anti-coloniale ; elle ne remet pas en cause la colonisation mais attaque la spéculation, les spéculateurs et les exploiteurs, invoquant la lutte sociale contre les gros colons et les sociétés capitalistes (scandales des mines de l’Ouenza dénoncés par les socialistes) ; elle étend la défense du petit colon, à tous les “ petits ”, aux “ petits fellahs ” considérés comme des “ frères de malheur ”, et l’hostilité aux gros, aux “ féodaux ” représentés par les grandes familles du Constantinois : les Boudiaf, les Bendiff, les Belamri .... Elle critique aussi l’administration du “ capitaliste ” Jonnard, gouverneur général à l’époque. Cette presse et les articles de Victor Spielmann dressent le tableau de la misère du sud Constantinois notamment. Face au mouvement Jeune Algérien, l’attitude est faite d’abord de méfiance devant ces “ bourgeois francisés ” ; le journal fait compagne contre la conscription des Algériens.

Victor Spielmann manifeste de plus en plus des tendances “ indigénophiles ” qui le font collaborer aussi à la presse Jeune algérienne : Al Hillal (Le Croissant) d’Alger, et l’Islam de Bône qui lui consacre un article le 16 décembre 1910 disant de lui : « socialiste, il veut l’harmonie du Capital et du Travail, colon et représentant de commerce à Bordj-Bou-Arréridj, il veut que l’harmonie règne entre les colons et les indigènes. » Depuis la fin de 1910, il collabore au journal Jeune algérien le plus connu, L’Islam, de Sadek Denden. Cette action en faveur des indigènes semble élargir les initiatives sociales auxquelles, il se consacre déjà : bibliothèques populaires, sociétés de secours mutuel, section de l’orphelinat du peuple, ect. ; elle se poursuit pendant la guerre de 1914-1918 et il devient trésorier du comité algérien de secours aux indigènes.

En 1919, il quitte Bordj-bou-Arréridj pour s’installer à Alger. Les rapports de police font état de ses “ bonnes affaires ” bien qu’il est dit aussi être “ joueur ”. Il achète un petit pavillon à Alger au flanc de Bab-el-Oued à Frais-Vallon qu’il baptise Villa Francisco Ferrer du nom de l’anarchiste de Barcelone fusillé en 1909, tout en conservant à Bordj-bou-Arreridj des immeubles estimés à 60 000F. En tout cas Victor Spielmann apparaît vouloir entreprendre à Alger une carrière de journalisme, voire une carrière politique. A-t-il adhéré au parti communiste ? Seul la police le dit ; il collabore quelquefois à La Lutte Sociale ; dans sa brochure écrite en 1922 La Question indigène en Algérie, il ne cite les communistes que deux fois en disant qu’il se réjouit de les voir reprendre ses positions sur l’émancipation indigène de la misère par l’école française, ajoutant : « Nul besoin des communistes.. . » pour montrer la misère indigène qui saute aux yeux.

Il est très proche de l’Emir Khaled*, s’il ne rédige une part de ses déclarations. Il est actif à La Fraternité algérienne, l’association de l’Émir Khaled, cette part des Jeunes Algériens qui reçoivent le soutien des Jeunesses communistes. Collaborant à la fois au journal communiste La Lutte sociale, et au journal de l’Émir Khaled, L’Ikdam, publié à Alger, et à L’Éveil de l’Islam publié à Bône en 1923, il accompagne la jonction qui va engager les communistes à faire campagne électorale sous la bannière de l’Emir. Alors que l’Ikdam disparaît à Alger, il annonce en juin 1923, le lancement de son propre journal sous le nom significatif Le Trait-d’Union. Bi-mensuelle au départ, la publication peine à rester mensuelle de novembre 1924 à 1928.

Le Trait d’Union entend être l’organe de la Fraternité algérienne, prenant en charge les revendications algériennes (“ La libération des indigènes ne sera l’œuvre que des indigènes libérés eux-mêmes ”, (5 juin 1923) et travaille au « rapprochement des races ». La maison d’édition qui porte le nom du journal, publie la conférence faite à Paris, sous l’égide du Parti communiste, par l’Émir Khaled* sous le titre : “ La situation des musulmans d’Algérie ”. Lui-même prend la parole à un rassemblement de l’Union intercoloniale, dans la mouvance de la CGTU et de la commission coloniale communiste avec Abdelkader Hadj-Ali*, le 11 septembre 1924, salle de l’Utilité sociale à Paris comme « directeur du Trait d’Union et membre de la Région algérienne du Parti communiste », ce qui semble honorifique. Lors de la répression sous le gouverneur Viollette, de la campagne communiste contre la guerre du Rif et de Syrie, il est poursuivi par provocation de militaires à la désobéissance. Il est même incarcéré à la prison Barberousse en juin 1925 ; après une perquisition dans son pavillon, la police prétend avoir trouvé ce qu’elle nomme « un plan insurrectionnel ». Le gouverneur Viollette entérine ce délire policier, mais difficile de faire-valoir ces fantasmes ou déformations ; Victor Spielmann est relâché.

Alors qu’en France l’action communiste et la transformation de la section nord-africaine de l’Union intercoloniale donnent naissance de l’Étoile nord-africaine en se réclamant de l’Emir Khaled*, la Région communiste d’Algérie glisse vers un sectarisme de classe qui se prononce contre toutes les variantes du réformisme bourgeois. Sans que les causes soient claires, il y a divorce entre Victor Spielmann et le Trait d’Union, et les choix de la Région communiste dans une passe difficile à la limite de la clandestinité ; l’action syndicale la sauve (cf. Belarbi*/Boualem).

Après cette séparation plutôt qu’exclusion du Parti communiste, Victor Spielmann fonde en 1927 La Tribune indigène algérienne, publication mensuelle qui n’atteint pas les 20 numéros avant de disparaître en 1931. Sur le thème de la fraternisation des races, Victor Spielmann trouve audience auprès des trois fédérations de la SFIO et passe des articles dans la presse socialiste : Demain et Alger socialiste. Le congrès de la Ligue française des droits de l’homme qui se tient à Alger en 1930 dans le cadre de la célébration du centenaire de la conquête, adopte sa proposition d’ouverture du droit de vote aux Musulmans, approbation de principe qui n’engage pas d’application. Les éditions du Trait d’Union publie en 1930 le recueil de Ferhat Abbas Le Jeune Algérien, édité en même temps à Paris.

À 70 ans, il semble rester en dehors des comités de Front populaire comme du Congrès musulman. En 1934, il avait annoncé qu’il se consacrait à la rédaction de ses mémoires sous le titre : Un demi-siècle de vie algérienne (1877-1934), qui ne verront pas le jour. En juin 1939, le journal La Défense qui continue l’orientation première Jeune algérienne en l’infléchissant vers le réformisme musulman de l’association des Ulémas, ouvre une souscription pour éditer un recueil des articles de Victor Spielmann intitulé Pour l’émancipation du peuple indigène algérien, quarante ans de journalisme 1900-1938. C’est le moment où le maître des Oulémas, A. Ben Badis le qualifie d’ « ange gardien du peuple algérien » ; comme l’ouvrage qui ne sera pas publié, est annoncé In Memoriam Victor Spielmann.

Dans l’Écho d’Alger du 16 janvier 1943, deux avis de décès concernant un Victor Spielmann paraissent : le premier émane de Mme Vve Victor Spielman, enfants et petits-enfants. Il est dit décédé le 12 janvier 1943, à l’âge de 76 ans [ce qui correspond parfaitement à une naissance en novembre 1866]. Le domicile indiqué : 6, rue Pirette, est l’adresse que l’on trouve concernant les “éditions du Trait d’Union“ à partir de 1929-1930, faisant suite à celle de la villa Francisco Ferrer, av. Frais Vallon. Le deuxième faire-part émane de Marcel Cabot et du personnel des Etbs Cabot et Spielmann (90, rue Sadi Carnot), Victor Spielmann y étant dit « père de leur associé et patron ». Il en ressort que l’un des fils deVictor Spielmann était l’associé de Cabot dans des établissements dont on trouve les publicités dès 1932, qui sont grossistes en épicerie et agents généraux des Savonneries de Marseille et de leur marque Bonne Mère, puis qui deviennent « fabrique algérienne de lainages », fabricant bas et chaussettes.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article152320, notice SPIELMANN Victor [Dictionnaire Algérie] par René Gallissot, version mise en ligne le 12 janvier 2014, dernière modification le 13 mai 2021.

Par René Gallissot

ŒUVRES : Outre une somme d’articles, nombreuses brochures ou études, entre autres : La colonisation algérienne et la question indigène (1922) ; Critique et commentaires de l’étude du problème de l’entente et de la coopération des races (1923) ; Les grands domaines nord africains. Comment et pourquoi on colonise (1928) ; Le centenaire du point de vue indigène (1930) ; l’Émir Khaled, son action politique et sociale en Algérie de 1920 à 1923 (1932).

SOURCES : Arch. Nat. France, Paris F7 13 130. – « Arch. Wilaya d’Oran. – Dépouillement de la presse régionale par L-P. Montoy. . – Ch.R. Ageron, Les Algériens musulmans et la France. 1871-1914. 2vol. PUF, Paris, 1968 ; « Les communistes français et la question algérienne de 1921 à 1924 », Le Mouvement social, janvier-mars 1972 ; Histoire de l’Algérie contemporaine, t.2, 1871-1954. PUF, Paris , 1979. – G. Meynier, « Colons de gauche et mouvement ouvrier en Algérie », revue Pluriel-débat, n°9, L’Harmattan, Paris, 1977. – A. Koulakssis et G. Meynier, « Sur le mouvement ouvrier et les communistes d’Algérie au lendemain de la première guerre mondaile », Le Mouvement Social, Paris, janvier-mars 1985 ; L’Emir Khaled, premier Zaïm ? Identité algérienne et colonialisme français. L’Harmattan, Paris, 1987. – Notice par A. Koulakssis, G. Meynier, L-P. Montoy et J-L. Planche dans Parcours, op. cit., n° 12, Paris, mai 1990 ; notice reprise par Gilbert Meynier sous le titre : Victor Spielmann (1866-1938). Un Européen d’Algérie rvéolté contre l’injustice coloniale. Etudes coloniales, revue en ligne, mi 2008. — Notes de Alain Rustenholz.

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