WANGEN (de) Jehan [Dictionnaire Algérie]

Par René Gallissot

Né le 10 janvier 1930 à Paris (XVIe arr.), mort à Nîmes, le 20 janvier 1993 à Nîmes (Gard) ; frère cadet de Gérold de Wangen*, après l’enfance dans le même milieu familial catholique, en marge mais prenant part aux « affaires » du groupe capitaliste patrimonial ; à Genève suivant l’école de psychologie de Jean Piaget, participant à l’action de secours social, et à Paris pour la vie intellectuelle et théâtrale ; engagé à la fin de 1956 dans l’aide à la Fédération de France du FLN, principal adjoint d’Henri Curiel* pour rendre efficace le réseau de soutien ; organisateur de la rencontre à Saint-Cergue, près de Genéve, fondant en juillet 1960, le Mouvement Anticolonialiste Français publiant Vérités anticolonialistes ; arrêté en septembre 1960, emprisonné à Fresnes et libéré un an après ; de Genève, concourt au relais du réseau Curiel par l’association d’assistance aux mouvements de libération nationale après l’indépendance d’Algérie, sous le nom de Solidarité, en restant jusqu’en 1971, le principal support aux côtés d’Henri Curiel* et de son frère Gérold.

Au sein de cette famille fortunée, où les femmes sur trois générations, les nurses, les préceptrices, entourées de prêtres, font l’éducation des enfants, les expériences sexuelles contrariées par la religion et le franchissement des interdits, les échappées sont les séjours à l’air des grands espaces de solitude, sur les domaines couverts de forêts et troués d’étangs, les saisons de ski et d’été en montagne huppée, les équipées masculines de jeunes camarades que confirme la pratique du scoutisme ; s’ajoutent pour l’école secondaire, les pensionnats catholiques exclusivement masculins qui sont aussi sous forte surveillance, des refuges de traditionalisme sévère. Jehan de Wangen a suivi les déplacements protégés de ce regroupement familial aux heures de l’occupation allemande de la France sous Vichy ; Gérold, frère aîné, évoque les « bagarres terribles » avec son frère cadet, en particulier quand cette nombreuse famille, séjourne en 1942 dans la campagne du Cher en zone sud, à la limite de la zone occupée par l’armée allemande. N’ayant qu’une dizaine d’années, Jehan de Wangen reste en dehors, si ce n’est par procuration, des exploits maquisards de son frère aîné puis de son engagement dans l’armée française de libération.

C’est étudiant à Genève où le séjour et l’existence sont possibles au bénéfice des placements et des réseaux familiaux, que Jehan peut mener une vie faite à la fois d’autonomie personnelle et de recherche de mission sociale. Il suit les cours du psychologue Jean Piaget à l’Institut des sciences de l’éducation ; il appelle son frère à le rejoindre sur cette voie en le poussant à devenir le médecin de la petite communauté d’action sociale auprès des enfants et des jeunes. La vie en communauté ne dure pas, mais la volonté demeure de compenser ses origines, par la solidarité sociale. Sa stature lui donne un surcroît d’aisance supérieure ; « bel homme », colosse et « colossal fumeur », s’il importe de racheter la supériorité de naissance et de fortune, le sentiment de supériorité demeure, nourrissant une puissance d’investissement à la tâche d’organisation et de direction. Il s’engage en entier, en bourreau de travail et de lui-même, tout en s’accordant le privilège de la liberté sinon une privauté de mœurs.

Peut-être pour larguer le traditionalisme, il est ouvert aux aventures d’avant-garde intellectuelle, il s’intéresse au renouvellement théâtral, notamment au travail de Roger Planchon* en région lyonnaise et fréquente à Paris, les lieux et les troupes de comédiens, de poètes et d’artistes. Il se lie aux groupes politique de gauche et extrême gauche socialiste, mais se tient à distance du Parti communiste. C’est précisément par le milieu du théâtre dans le sillage de Roger Planchon* assisté de Jean-Marie Boeglin*, que Jehan de Wangen va être amené au soutien de la cause algérienne à travers les premiers linéaments d’assistance à la Fédération de France du FLN. Dans ce cercle, Mohamed Boudia*, entre Lyon, Paris et Marseille, est déjà le militant et du mouvement de libération et du théâtre populaire. Jehan de Wangen est devenu administrateur du théâtre de Babylone à Paris qui héberge la troupe de Jean-Marie Serreau.

Démobilisé de son service militaire en Algérie en décembre 1956, Georges Mattéi* qui porte en lui les horreurs commises en Kabylie dont il fera le récit par la suite, a fait lire sa première pièce de théâtre ancienne : Personnes déplacées (il s’agit des « déplacés » de la 2e guerre mondiale) à Jean-Paul Sartre qui recommande la pièce à Roger Planchon ; celui-ci pour qu’elle soit montée, la confie à Jean-Marie Serreau. En 1957, Jehan de Wangen se trouve donc en contacts avec ces hommes de théâtre constituant les premiers noyaux de relations et d’aide au FLN en France ; l’acteur Jacques Charby* tisse aussi des liens qui conduisent à Francis Jeanson* alors que Georges Mattéi* découvre l’action d’Henri Curiel*.

Séduit par ses convictions, par sa vision des luttes de libération et sa vigilance à couvrir l’action et la personne des militants de son groupe, Jehan de Wangen opte pour Curiel. Il adhère à une pratique de révolutionnaire professionnel de la solidarité avec les mouvements de libération. Les orientations sont prises par Henri Curiel*, partagées par Jehan de Wangen qui conduit le travail en réseau. Les rencontres tiennent Henri Curiel à l’abri ; les contacts ne se prennent que par cabines téléphoniques publiques. Jehan de Wangen se targue de connaître tous les téléphones publics de Paris en évitant ceux qui sont sous surveillance. S’activant sur des dizaines d’heures diurnes et nocturnes, Jehan de Wangen dirige les opérations de recueil et transfert d’argent, suit les convoyages et les changements de planques, les filières de passage et les montages d’évasions de prisonniers. On sait que le seul refus, est de participer aux attentats ; l’offensive des opérations du FLN en France en 1958, sera désapprouvée.

Les témoignages s’accordent sur l’efficacité et l’étanchéité du réseau mais sous-estiment le plus souvent la part prise par Jehan de Wangen dans l’orientation du mouvement en accord avec Henri Curiel. Il n’assume ainsi pas seulement l’organisation de la rencontre du 20 juillet 1960 en Suisse qui fonde le Mouvement anticolonialiste français et consomme la divergence avec Francis Jeanson*. Certes c’est lui qui a obtenu la salle de la mairie de Saint-Cergue et facilite les arrivées par Genève. Très attaché à ce qu’il n’y ait pas confusion ni avec le PCF ni avec le FLN, mais spécificité de l’action envers les mouvements de libération nationale, il se fait le porteur du Manifeste et de la publication périodique de Vérités anticolonialistes. L’idée de « solidarité », c’est aussi lui.

En 1960, le réseau Jeanson* est démembré par les arrestations mais passe à la une de la presse par le procès qui lui est fait ; la quête policière se resserre autour d’Henri Curiel* et de ses partisans en activité. Le 7 octobre 1960, Rosette Curiel est arrêtée à Genève puis expulsée sur Tunis ; l’argent du FLN passe par la banque suisse. Avant son départ programmé pour l’Allemagne, à la suite d’une écoute téléphonique chez le logeur locataire des lieux, Henri Curiel* est arrêté en compagnie de Jehan de Wangen et Didar Fawzy-Rossano*. C’est pour Didar la prison des femmes dite de La Petite Roquette à Paris, dont elle s’évadera avec ses camarades des réseaux, et pour les deux hommes, cependant séparés, la grande prison neuve de Fresnes au sud de Paris. Henri Curiel* s’accommode de la prison pour tenir la bonne parole en milieu algérien de plus d’un millier de détenus. L’entregent familial intervient en hauts-lieux pour faire élargir Jehan de Wangen, au printemps 1961, un an plus tôt que les autres emprisonnés de la cause algérienne.

En France, Georges Mattéi* et Martin Verlet* renouent les fils des réseaux ; Jehan de Wangen est replié à Genève ; il reste le répondant des activités d’Henri Curiel et a le contact avec des dirigeants algériens d’autant qu’il est seul à avoir la signature sur le compte à la banque. À l’indépendance de l’Algérie et dans la crise de pouvoir de l’été 1962, par son frère Gérold (voir ci-dessus) envoyé auprès du groupe dit du Bureau politique, à Tlemcen, le choix d’avenir se porte sur Ben Bella, sur le conseil du dirigeant marocain Mehdi Ben Barka qui noue alors les liens entre les noyaux révolutionnaires des mouvements de libération nationale, présents au Maroc puis à Alger. Le transfert de l’argent de la Fédération de France du FLN se fait sur le compte à Genève. Ensuite le compte bancaire sera pris en charge par le nouveau Secrétaire général du FLN, Kaïd Ahmed, aux côtés du président Ben Bella. Nous n’avons pas à suivre les sombres histoires du « trésor du FLN ». Il reste que Ben Bella non seulement approuve de cœur, le soutien aux mouvements de libération nationale qu’assure l’organisation Solidarité, mais lui alloue des ressources et continuera son appui.

En effet, les proches d’Henri Curiel ont fondé au début de décembre 1962 dans une réunion en région parisienne tenant lieu de congrès, un réseau d’assistance aux groupements de lutte nationale. Les frères de Wangen sont les premiers supports de cette action d’aide et de formation des cadres. Cette pratique de Solidarité en particulier depuis Alger où le leader marocain, condamné à mort au Maroc, séjourne le plus longuement, est parallèle aux initiatives prises par Mehdi Ben Barka pour lier les activités de ces mouvements en un front anticolonialiste, africain d’abord puis conjuguant les mouvements d’Asie, d’Afrique et d’Amérique ; Che Guevara passe par Alger et les regards se portent vers le phare de la révolution cubaine. La chute de Ben Bella en juin 1965, ébranle certes les partisans, mais n’interrompt pas le double projet, de Solidarité et de ce qui est nommé Tricontinentale. Ben Barka, en se reportant vers le colonel Boumédienne qui a pris le pouvoir à Alger, poursuit la préparation de la conférence de la Tricontinentale à La Havane. Henri Curiel détourne Solidarité d’un soutien à l’opposition algérienne. Selon ses principes qui sont plus encore principe et pratique des frères de Wangen, ces changements sont une « affaire intérieure algérienne » ; Solidarité n’est pas liée à un parti ni à un Etat. Ainsi Jehan de Wangen était pressenti pour accompagner Mehdi Ben Barka à la Conférence tricontinentale de La Havane.

Celle-ci aura lieu en janvier 1966, mais sans Ben Barka, enlevé à Paris le 29 octobre 1965. Henri Curiel avait fait jouer ses relations gaullistes pour lui procurer un rendez-vous à l’Élysée ; Jehan de Wangen avait prévu la protection de Ben Barka à son arrivée, mais celui-ci choisit d’autres heures et d’autres voies pour son déplacement. Indépendance de conduite ou excès de confiance dans la police française ? La Tricontinentale après le congrès de La Havane, subsistera un temps, mais l’âge des libérations nationales touche à sa fin (Palestine exceptée), le conflit sino-soviétique n’est plus surmonté par le savoir faire d’un Ben Barka ; les coups d’État contre-révolutionnaires et les assassinats conduits par les États-Unis et les services d’héritage colonial redoublent en ces années, en France même.

En 1971, Jehan de Wangen quitte le mouvement et prend ses distances avec Henri Curiel.* Selon Gilles Perrault, celui-ci « ne s’est pas remis du départ de Jehan » qui se retirait de plus en plus souvent à l’écart dans les Cévennes (Est du Massif central en France). Gérold de Wangen conserve le secrétariat de Solidarité. Les services de la DST avaient entouré Jehan de Wangen ou l’avaient mis en dépendance en poursuivant un de ses jeunes amis pour récidives dans des affaires de mœurs. Jehan de Wangen ne reverra Henri Curiel* qu’en 1977 à Digne où il est assigné à résidence.

La connaissance qu’a la DST des activités internationales de Solidarité, au su même d’Henri Curiel, ne dit rien mais n’exclut rien sur le rôle de ce service dans l’assassinat d’Henri Curiel en 1978. Selon la postface donnée par Gilles Perrault à la réédition de sa somme sur Henri Curiel : Un homme à part, ce sont des hommes du SDECE qui ont opéré, certainement pas de leur propre chef. Le SDECE s’est employé à retirer les pièces de leurs propres archives pour qu’elles n’arrivent pas aux mains du juge. À cette époque, Henri Curiel* s’efforçait avec persévérance à rendre prometteuses, les relations qu’il avait établi entre Israéliens et Palestiniens, au grand dam des services de l’État d’Israël et de son allié, l’État sud-africain ; l’assassinat de Curiel est revendiqué par des anciens du commando Delta, lié à l’OAS dans la réaction liquidatrice de fin de guerre d’Algérie.

Après l’assassinat d’Henri Curiel*, Jehan de Wangen, alors de retour à Paris, préside l’Association des Amis d’Henri Curiel, avant de mourir en 1993.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article152444, notice WANGEN (de) Jehan [Dictionnaire Algérie] par René Gallissot, version mise en ligne le 17 janvier 2014, dernière modification le 15 février 2021.

Par René Gallissot

SOURCES : H. Hamon et P. Rotman, Les porteurs de valises, Albin Michel, Paris, 1979. — Récit de vie de Gérold de Wangen et entretien avec Jean Tabet* rapportés dans G. Perrault, Un homme à part. Barrault, Paris 1984, et postface de la nouvelle édition, Fayard, Paris 2006. – « Crise et avenir de la solidarité internationale. Hommage à Henri Curiel », Recherches internationales, n° 52-53, Paris, 1998. –Des Brigades internationales aux sans-papiers. Crise et avenir de la solidarité internationale (M.Rogalski et J.Tabet, dir.), Actes des rencontres internationales Henri Curiel (novembre 1998, Gennevilliers), Le Temps des Cerises, Pantin, 1999. –R. Faligot et P. Krop, DST, police secrète. Flammarion, Paris, 1999. -J. Charby, Les porteurs d’espoir. Les réseaux de soutien au FLN pendant la guerre d’Algérie : les acteurs parlent. La Découverte, Paris 2004. — J.-L. Einaudi, Franc-tireur georges Mattéi de la guerre d’Algérie à la guérilla. Le Sextant et Danger public, Paris, 2004. –R. Faligot et J. Guisnel (dir.), Histoire secrète de la Ve République. La Découverte, Paris, 2006. — R. Gallissot, Henri Curiel. Le mythe mesuré à l’histoire. Riveneuve éditions, Paris 2009, Chihab éditions, Alger 2012. — Correspondances avec Sylviane de Wangen, Jean Tabet et Michel Rogalski, 2007-2008. — Fichier des décès de l’INSEE.

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