Par René Gallissot
Né le 9 décembre 1920 à la Casbah d’Alger, mort à Alger le 9 mai 1991 ; technicien aux PTT à Alger puis permanent de la direction du PCA, membre du Comité central en 1947 et du Bureau politique en 1949, premier responsable du PCA en Algérie pendant la guerre de libération ; après l’indépendance secrétaire général du PCA non reconnu ; participe à la formation de l’opposition clandestine (ORP) après le coup d’État du 19 juin 1965 ; torturé, détenu, maintenant son activité poétique et de commentateur d’histoire de la musique.
« Mon grand père, paysan pauvre, a fui la Kabylie, pourchassé par les gendarmes (il était au début de ce siècle dans une troupe de « rebelles » dirigée à l’époque par un nommé Arezki el Bachir condamné à mort par les Français) » écrit Bachir Hadj Ali, en juillet 1966, dans une de ses lettres d’emprisonné, adressée à sa chère Safia, son épouse bien aimée, Lucie Larribère* (Lettres à Lucette. 1965-1966, éditions RSM, Alger, 2002). Pour le poète communiste, toute l’histoire est récit patriotique.
Les Numides sont ses ancêtres qui ont fondé en Espagne l’Andalousie ; il dit appartenir à la tribu des Beni Hammad, au-delà de la forêt d’Ibarazen, là-bas du côté d’Azeffoun, le Port-Gueydon colonial sur la côte de Grande Kabylie. Il a grandi bercé par les chansons kabyles de sa grand-mère mais racontant des légendes orientales. Ses parents s’étaient installés pauvrement à la Casbah d’Alger ; ils vivent encore auprès de Lucie Larribère quand il écrit ses lettres de prison, souhaitant que l’on dise à sa mère que « son fils n’a pas failli à l’honneur des ancêtres ». Il parle de ses sœurs dont l’une, Dahboucha, a épousé le vétéran communiste Mahmoud Lathrache*.
Dans son enfance, Bachir Hadj Ali a été atteint d’ostéomyélite de la jambe gauche ce qui lui vaudra des souffrances pour plus tard. À six ans, il fréquente l’école indigène Sarrouy, l’école française en avant de la Casbah, qui rassemble des "indigènes musulmans" de tout Alger. Le jeudi et le dimanche, les jours sans école française, il va réciter les sourates à l’école coranique voisine. Il appartient ensuite aux Scouts musulmans. À dix-sept ans, à la veille d’entrer à l’École normale d’instituteurs, il abandonne les études pour aider son père qui venait de perdre un emploi, et entre comme technicien aux PTT. C’est dans ce milieu de la Grande Poste d’Alger que des collègues lui font découvrir le communisme ; il ne cessera plus de lire les brochures publiées en français par le parti communiste et les classiques du marxisme soviétique.
Il devient membre du PCA en août 1945 ; il est chargé d’assurer la présidence pour l’Algérois des comités d’amnistie qui défendent les victimes de la répression qui a sévi après le 8 Mai 1945 ; c’est une façon pour les communistes de rattraper leur condamnation du « complot nationaliste » de Mai 1945. Très vite, il gravit les échelons dans l’encadrement du parti. En juillet 1946, il est invité à participer au comité central élargi après la conférence du Parti qui procède, au détriment d’Amar Ouzegane*, à la rectification de la ligne suivie par le PCA en 1945 et relance l’ouverture vers les partis algériens. Il est élu au bureau régional du PCA d’Alger. À la fin de la même année, il devient rédacteur en chef de l’hebdomadaire du PCA, Liberté. Au congrès de Maison Carrée (El-Harrach, banlieue d’Alger), il entre officiellement au CC (fin 1947-début 1948). En 1949 après le congrès d’Hussein Dey, il devient secrétaire du parti et membre du Bureau politique. Ayant son bureau au siège du parti, il est le camarade arabo-berbère témoignant de l’algérianisation du PCA.
Effectivement, avec un discours se réclamant du peuple algérien déshérité, il impulse les luttes menées à l’intérieur, celles des petits paysans dans la région de Tlemcen en 1949, et à répétition, celles des dockers du port d’Oran. Aussi est-il à plusieurs reprises déféré devant les tribunaux pour atteinte à la sûreté de l’État. Le parti communiste est son lieu de vie. Certes il a une famille par un premier mariage dans le cercle kabyle et quatre enfants à charge, deux garçons, deux filles : Youssef, Smaïl, Meryem, Nadjia.
Il va gagner encore en noblesse dans les références fondatrices du communisme en Algérie par la rencontre puis l’exemplarité de couple mixte avec Lucie Larribère*. Elle est la nièce de Camille Larribère*, un des premiers propagateurs en Oranie, et fille du docteur Jean-Marie Larribère* dont la clinique à Oran est la providence des femmes algériennes ; sa sœur Suzanne est également médecin et militante ; celle-ci épouse le dirigeant communiste marocain Abdelkrim Ben Abdallah, assassiné au moment de l’indépendance du Maroc (voir volume Maroc).
Installée à Alger, la militante de famille, Lucie Larribère* rencontre le dirigeant communiste, figure algérienne du PCA, poète et intellectuel communiste voué à la connaissance de la musique andalouse ; leur rencontre daterait de juillet 1947. Comme ils sont nés tous deux le même jour de la même année 1920, c’est Lucie Larribère* qui est chargée, en public communiste, de porter le bouquet et de fêter le trentième anniversaire du dirigeant du parti. Ils militent ensemble et notamment manifestent et sont arrêtés ensemble devant la prison Barberousse (Serkadji) à la Casbah dans le rassemblement de soutien, en 1952, aux prisonniers nationalistes de l’OS (l’organisation clandestine paramilitaire du PPA) qui reviennent du tribunal de Blida. Un poème de Kateb Yacine célèbre « Lucie à la veste rouge ».
Déjà mariée à un professeur communiste dont elle a deux enfants : Jean et Pierre Manaranche qui ont donc la pleine citoyenneté française et la conserveront, elle épouse Bachir Hadj-Ali devant le cadi. Tous ces enfants et les parents de l’un et de l’autre se retrouveront à la maison de Lucie Larribère à Oran où, géographe de formation, Lucie Larribère est professeur d’histoire et géographie au lycée. Lourde charge quand Bachir Hadj Ali connaît la clandestinité et plus tard la prison, mais échange et soutien de couple et de famille intenses jusqu’au terme de ce compagnonnage militant.
Le lieu d’existence est celui des relations mixtes communistes, de cette micro-société, minoritaire et souvent clandestine, faite de camaraderie de parti entre Européens et Musulmans, d’une Algérie algérienne progressiste, nouvelle Andalousie se réclamant de l’arabisme mais mêlé de légendaire berbère et ne retenant de la civilisation musulmane et de l’enseignement français que la part des lumières. Le poète Bachir Hadj-Ali se fait le chantre de cette Andalousie qui se confond avec l’avenir socialiste de l’Algérie. Déjà dans son œuvre, le mot de référence est progrès, qui est aussi le titre de la revue intellectuelle du PCA qui publie ses textes repris éventuellement par la revue du PCF, la Nouvelle critique.
Ce qui est propre à Bachir Hadj-Ali, c’est de conjoindre les différentes sources, dans un patriotisme de continuité du peuple algérien. Les donatistes, chrétiens en dissidence dans l’empire romain chrétien, chantent un "grégorien algérien" (avant que la musique grégorienne des ordres monastiques au service du pape n’existe), les Numides portent la "culture arabo-musulmane" dans les vallées des Pyrénées des ancêtres Larribère (par extrapolation du Cid et de la chanson de Roland) ; Barberousse, Baba Aroudj, le militaire et pirate de l’expansion du sultanat turc conduit la « résistance » de l’Algérie contre les Espagnols ; les instruments de musique andalous sont algériens, et son oreille, très éveillée et cultivée, reconnaît la tradition pluriséculaire du chant d’un muezzin algérien qui a certes le bénéfice d’être de l’école de Blida. Le fond de doctrine communiste toujours présent dans ses lettres de prison de 1966, repose sur la croyance que le développement par le socialisme est la voie certaine pour « s’arracher du retard économique, social culturel ».
À la veille du 1er novembre 1954, Bachir Hadj-Ali, condamné à une peine de prison, entre dans la clandestinité. Il ne devait en sortir qu’après l’indépendance en juillet 1962. Avec Sadek Hadjerès*, il est ainsi un des dirigeants clandestins qui assurent la continuité de la participation communiste à la guerre de libération en veillant à préserver l’autonomie d’orientation du PCA, en 1955-1956, par la mise en place d’une organisation propre : « les combattants de la libération » ; le « maquis rouge » reçoit des armes du camion enlevé dans l’opération menée par la désertion de l’aspirant Henri Maillot*.
Non sans faire valoir un apport en armes pour une ALN en manque, en mai-juin 1956, Sadek Hadjerès* et Bachir Hadj-Ali entrent en négociation au nom du PCA avec le FLN représenté par Ramdane Abane* et Benyoussef Ben Khedda*, qui demandent bien des armes mais tergiversent et refusent de reconnaître la présence communiste en tant que parti. L’aspirant Maillot est exécuté par l’armée française (6 juin) et tué en même temps Maurice Laban* ; le périlleux maquis des Combattants de la libération dans l’Ouarsenis est démantelé. Pour un PCA en état critique, les accords conclus début juillet acceptent le ralliement des maquisards à l’ALN et l’entrée individuelle des militants communistes. En dehors donc du FLN, le PCA refuse de se dissoudre. On comprend que la plateforme du congrès de la Soummam du FLN, à l’automne, ne ménage pas le Parti communiste ni la CGT pour sa dépendance.
Dans cette suite de repliements et de raidissement du PCA, y compris par rapport au PCF qui vote les pouvoirs spéciaux pour l’Algérie en mars 1956, la mise en examen et en cause du communisme stalinien après le XXe congrès du parti soviétique de février 1956 et les soulèvements à l’Est, ne comptent pas. La croyance est renouvelée dans la vérité scientifique du « marxisme soviétique ».
Alors que Larbi Bouhali* représente le PCA à l’extérieur, et d’abord auprès des partis du camp socialiste, Bachir Hadj Ali est donc premier responsable communiste de l’intérieur dans ces années de guerre de libération. Ni Bachir Hadj Ali, ni Sadek Hadjerès n’ont quitté l’Algérie ; ils échappent à la répression et à l’arrestation ; ils passent de cache en cache, accueillis chez des militants plus anonymes, des sympathisants, des chrétiens progressistes comme le couple Bachir Hadj-Ali et Lucie Larribère dans la famille de Pierre Mathieu. Plus particulièrement, Bachir Hadj-Ali veille à la sortie de la presse clandestine : le journal El-Houriya et la revue théorique : Réalités algériennes et marxisme, des tracts, des journaux régionaux. Il ne cesse d’écrire des poèmes accompagnés de dessins ; il célèbre notamment les manifestations populaires de la Casbah d’Alger en décembre 1960 (Chants pour le 11 décembre).
À l’indépendance, Bachir Hadj-Ali est désigné comme premier secrétaire du parti. Après l’interdiction du PCA en novembre 1962 par le gouvernement de Ben Bella, sous une certaine tolérance, il maintient la direction et l’activité du PCA. Il fait des périples en URSS et en pays socialistes, et renoue les contacts avec les responsables du PCF. En 1963, il donne une conférence mémorable et très souvent pillée sur la musique algérienne à la salle officielle au pied de l’ancien Gouvernement général devenu Palais du gouvernement et rebaptisée salle Ibn Khaldoun, et répète ses interventions dans les villes algériennes. Il participe à la création de l’Union des écrivains algériens.
Il apparaît à la fois comme le poète communiste national, le spécialiste de musique andalouse (et de musique européenne classique), et le porteur de la nouvelle doctrine du « marxisme soviétique », celle des voies non capitalistes du développement et des spécificités nationales dans la construction du socialisme. Sa position est exposée dans un texte de conférence plusieurs fois repris en 1963-1964 : Qu’est-ce qu’un révolutionnaire algérien ? Ce communisme nationaliste suit l’évolution du FLN et de l’UGTA en 1964-1965 (Charte d’Alger, congrès de l’UGTA). Il soutient les accords de rapprochement entre FLN et PCF et prépare des numéros spéciaux des revues communistes pour célébrer la marche au socialisme qu’annoncent les engagements de Ben Bella en faveur d’un socialisme national, dit aussi arabe comme en Égypte, et spécifique.
Le coup d’État du 19 juin 1965 du colonel Boumédienne met tout par terre. Bachir Hadj-Ali et les dirigeants communistes sont recherchés par les forces de la sécurité militaire. Par exception rare de renoncement à un parti communiste maintenu comme tel, une part des dirigeants communistes participe avec les opposants venant de la gauche du FLN (Mohammed Harbi,*, Hocine Zahouane* notamment), à la création de l’Organisation de la résistance populaire (ORP). Arrêté le 20 septembre 1965, Bachir Hadj-Ali est soumis à d’atroces tortures, celles dites du casque allemand qui, par suite d’un traumatisme crânien, le rendront sujet aux vertiges, dont il porte témoignage dans L’arbitraire (qui sera republié accompagné des Chants pour les nuits de septembre).
Commence pour lui et ses compagnons : Ahmed Abbad*, Mohammed Harbi*, Mourad Lamoudi*, Hocine Zahouane*…, une longue période de détention à la prison de Lambèse, puis au secret à Annaba, et ensuite à Dréan. Pendant son emprisonnement, il figure comme appartenant à la direction de l’organisation communiste reconstituée sous le nom de Parti de l’Avant-garde socialiste (PAGS). En novembre 1968, il est assigné à résidence d’abord à Saïda puis à Aïn-Sefra, dans le Sud oranais. En 1970, la mesure d’assignation est levée, mais il reste interdit de séjour dans quatre grandes villes d’Algérie : Oran, Alger, Constantine, Annaba.
Sous censure et ne comprenant donc aucune remarque politique, ses lettres de prison (Lettres à Lucette, op. cit.) traduisent sa sensibilité littéraire et musicale en laissant voir plus encore l’intériorisation de la formation communiste qui s’est attachée à l’idéal progressiste d’une Algérie algérienne. Les lectures et les références culturelles sont celles que partagent les intellectuels communistes, de Nazim Hikmet à Pablo Neruda, mais sous horizon français plus encore : Paul Eluard, et en premier : Louis Aragon, et aussi les chansons de Jean Ferrat. La passion du malouf est la touche propre maghrébine, mais qui se projette andalouse algérienne. L’arabisme classique est cultivé par survalorisation d’option politique. Le patriotisme et le socialisme sont de sentiment dans l’exaltation de la permanence du peuple.
Libéré officiellement en 1974, Bachir Hadj-Ali réduit ses activités au domaine poétique et de connaissance musicale ; il fait des conférences, participe à des colloques et séminaires, soutient l’expérience théâtrale d’Abdelkader Alloula. Les souffrances endurées et les séquelles des sévices, la détérioration physique qui gagne, le font entrer après 1980 « dans une nuit de plus en plus opaque ». Il meurt à Alger le 9 mai 1991, cinq jours après son ami Mohamed Khadda*, dont le tableau Le Supplicié sert de frontispice à la réédition de L’Arbitraire (1968).
Par René Gallissot
SOURCES : Alger Républicain. — Liberté. — Témoignages proches recueillis, et premier état rédigé par A. Taleb-Bendiab. — Textes de B. Hadj Ali republiés en tirés à part par La Nouvelle critique, Paris, 1963. — L’Arbitraire, préface de M. Harbi, postface de H. Zahouane, éditions de Minuit, Paris, 1966. — Lettres à Lucette, op. cit.SOURCES : Alger Républicain. — Liberté. — Témoignages proches recueillis, et premier état rédigé par A. Taleb-Bendiab. — Textes de B. Hadj Ali republiés en tirés à part par La Nouvelle critique, Paris, 1963. — L’Arbitraire, préface de M. Harbi, postface de H. Zahouane, éditions de Minuit, Paris, 1966. — Lettres à Lucette, op. cit.
René Gallissot