DE GREEF Guillaume, Pierre-Joseph. [Belgique]

Par Liliane Viré - Jean Puissant

Bruxelles (pr. Brabant, arr. Bruxelles ; aujourd’hui Région de Bruxelles-Capitale), 9 octobre 1842 − Bruxelles, 26 août 1924. Avocat, économiste, sociologue, recteur de l’Université Nouvelle (Bruxelles), vecteur de l’influence proudhonienne en Belgique.

« Moralement socialiste », c’est l’hommage que le journal Le Peuple rend le jour de sa mort à cet intellectuel proudhonien qui refusa toujours le collectivisme, le marxisme certainement.

Issu d’une petite bourgeoisie catholique mais − peut-être pour cette même raison −, pratiquant un athéisme agressif, Guillaume De Greef a très tôt l’ambition, avouée dans son autobiographie inédite, de faire une carrière universitaire. Fils d’un musicien, élevé depuis l’âge de quatre ans par son grand-père fermier, par un oncle et une tante vivant sous le même toit, il est influence par les récits de l’aïeul, qui aurait participé à la Révolution brabançonne, et du père à celle de 1830. Après des études secondaires à l’Athénée de Bruxelles, il entreprend dès 1860 des études de droit, assez médiocres, semble-t-il, à l’Université libre de Bruxelles (ULB), terminées en 1866. Il s’inscrit aussitôt au barreau de Bruxelles (1866-1880), plaide dans les matières sociales, défend des étrangers expulsés.

En 1889, Guillaume De Greef devient « agrégé » de l’ULB, eu égard à la valeur de ses très nombreux travaux. Il y donne le cours de méthodologie en sciences sociales. Il est démissionné en 1894 après avoir manifesté sa solidarité envers Elisée Reclus* et les étudiants qui protestent contre la suspension de sa chaire par le conseil d’administration de l’université. Il décide de « briser sa carrière, plutôt que de baisser la tête », selon l’expression d’Émile Vandervelde*. Il devient alors professeur à l’Université nouvelle dont il est le recteur de 1902 à 1919. Il y dirige l’Institut des sciences sociales, laboratoire qu’il a contribué à créer.
Après la réunification des universités bruxelloises, Guillaume De Greef est président de l’Institut des hautes études, fonction qu’il occupe jusqu’à sa mort. De 1894 à 1900, il collabore, avec Hector Denis, dont il est un ami intime depuis l’enfance, et Émile Vandervelde*, à l’Institut de sociologie fondé par Ernest Solvay. G. De Greef est également président de l’Institut international de sociologie de Paris en 1900, membre de l’Académie royale de Belgique en 1911 et président de la Fédération internationale de la Libre pensée en 1919 à sa mort.
« Dès l’entrée à l’université, j’entrai en contact avec le mouvement révolutionnaire et prolétarien ». (Voir autobiographie) Selon lui, c’est par l’intermédiaire de Léon Fontaine, qu’il fait la connaissance de Michel Bakounine et d’Alexandre Herzen. Mais c’est la lecture de Justice dans la révolution et dans l’église de Pierre-Joseph Proudhon qui décide de son orientation idéologique. En 1862, pour rassurer Proudhon, sur le point de quitter la Belgique, Hector Denis lui glisse : « J’ai écrit un article sur vous », « nous rédigions alors, De Greef, De Paepe, Brismée, Steens, Hins et moi, un petit journal socialiste, La Tribune du Peuple ». (cité par BARTIER J., p. 134). Ce serait F. Delhasse qui aurait présenté Proudhon à De Greef. Il figure donc parmi les fondateurs de l’association Le Peuple, issue des Solidaires et de son organe, La Tribune du Peuple en 1861. À ces titres, le 17 juillet 1865, il fait partie du comité provisoire de la section belge de l’Association internationale des travailleurs (AIT).

Guillaume De Greef entre en contact avec Charles Longuet (au Congrès des étudiants à Liège en 1865 ?), collabore à La Rive gauche de ce dernier. Il rédige un rapport, lu par Longuet, pour le Congrès de Lausanne de l’AIT en septembre 1867 (sur les assurances mutuelles ?). Avec Hector Denis, il est un des principaux diffuseurs de l’idéologie proudhonienne en Belgique. De Greef participe à la radicalisation de La Liberté, deuxième manière (1867-1872), qui se proclame « socialiste » (avec Paul Janson, Hector Denis…). Après les Congrès de Bruxelles et de Bâle de l’AIT où César De Paepe s’est joint aux Allemands pour défendre le collectivisme, il participe à la défense de Proudhon contre « l’Internationale ». Elle prône la représentation du travail. Il est, sans doute, affilié, comme Paul Janson, à l’AIT au moment de la Commune de Paris que La Liberté soutient. Il est proche des milieux syndicaux (il aide ainsi Émile Flahaut dans la rédaction des nouveaux statuts du syndicat des marbriers en 1873). « Notre ami Degreef » conférencie pour les Solidaires la même année (sur la coopération), notamment lors de séances de solidarité pour des proscrits français. Par exemple lorsque, avec Victor Arnould, Émile Féron, il cherche à s’opposer à l’expulsion de Tabaraud* (1874). Il est particulièrement attentif à cette question et à celle de l’expulsion de certains d’entre eux.

Le 31 octobre 1874, lors d’une séance interne de l’AIT consacrée aux expulsions, Guillaume De Greef se prononce en faveur de manifestations d’opposition pour faire reculer le gouvernement et suggère que les syndicats affilient les travailleurs français et s’opposent, y compris par la grève, à leur expulsion. Il donne également des conférences à la Chambre du travail (1875), lorsque cette tentative interprofessionnelle organise des cycles de formation à l’intention de ses adhérents. Il est présent lors de sa création. Il est cité dans une section non ouvrière de la Chambre, qui serait en voie de constitution, avec d’autres avocats et intellectuels. Mais lorsque au nom de la Chambre, Louis Bertrand lui demande, comme à Hector Denis, de participer aux meetings envisagés pour soutenir un pétitionnement contre le travail des enfants, il se récuse, considérant qu’il s’agissait d’une manifestation de faiblesse. Que « s’il existait … une organisation ouvrière sérieuse, elle n’aurait pas besoin de pétitionner à la Chambre des représentants pour obtenir ce qu’elle serait en état d’exécuter sans l’intervention du bon plaisir d’une autorité quelconque ; elle n’aurait qu’à s’engager elle-même à ne plus envoyer ses enfants à l’atelier. La Chambre… qui représente la banque, la grande industrie et le trafic, ne cédera donc que si cela lui plaît ». (BERTRAND L., Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830, t. 2, Bruxelles, 1907, p. 298). Les deux amis, qui se considèrent comme socialistes, s’engagent à poursuivre par ailleurs leurs études pour « être de quelque utilité pour les travailleurs. » Aucun des deux ne rejoint jamais une association libérale, au contraire de leur ami Janson. Le 15 décembre 1867, à une brochure d’A. Castiau*, La Liberté répond : … « D’après nous, le principe mutuelliste est le pivot des sociétés futures, il rejette toute supériorité, toute souveraineté… En effet, moins il y a de garantie, plus il y a de pouvoir, élevons le mutuellisme à sa plus haute puissance et la politique autoritaire est morte. Fédéralisme et Mutuellisme, voilà notre politique ! » Il figure en numéro deux (long cou de « girafe » et lunettes) dans L’hydre du socialisme, lithographie publiée en 1879 dans La Bombe, aux côtés des autres avocats « démocrates » : Victor Arnould, Hector Denis, Eugène Robert, Paul Janson, Van Caubergh*, Goffin. En 1882, il figure au sein du Comité de l’Union démocratique avec Louis Bertrand, César De Paepe, Charles Delfosse, Laurent Verrycken… pour combattre la politique du ministère libéral. De Greef y défend à nouveau, au milieu d’un vaste programme de réformes démocratiques, le principe « d’organisation de chambres syndicales de toutes les industries,… point de départ indispensable pour tous les progrès à réaliser ultérieurement, pour l’émancipation de la masse la plus considérable de la nation et la plus négligée jusqu’ici, à l’instar de ce qui se fait en Angleterre et en France (sic) ». En 1886, il défend Edouard Maheu, l’imprimeur du Catéchisme du Peuple, rédigé par Alfred Defuisseaux*. Cette incontestable proximité avec le mouvement ouvrier naissant s’estompe peu à peu, laissant place à une activité exclusivement intellectuelle.

Proche donc du Parti ouvrier belge (POB) tout en marquant ses différences, Guillaume De Greef n’est pas à proprement parler un militant. Mais quand les socialistes revendiquent le suffrage universel, il prend de sérieuses distances avec le parti, en défendant une forme de représentation des intérêts. Il est vrai que déjà ses lectures d’adolescent, en compagnie d’Hector Denis, l’amènent à préférer Saint-Simon, Charles Fourier, Auguste Comte ou Pierre-Joseph Proudhon à Voltaire ou Rousseau. Guillaume De Greef n’est pas un théoricien du socialisme, mais plutôt celui des sciences sociales. Car il veut donner à cette jeune discipline, non encore autonome par rapport aux autres sciences et non constituée en discours scientifique singulier, une méthode, une légitimité, une définition, des limites et une place dans le développement de la pensée.

Guillaume De Greef inscrit sa recherche dans la problématique positiviste dominante de la deuxième moitié du 19e siècle mais cette logique particulière de la connaissance l’enferme dans une conception linéaire de classement et de hiérarchisation des sciences que d’autres dénonceront peu de temps après sa mort : du plus simple au plus général, du plus complexe au plus spécial, toutes fonctions se combinant entre elles pour constituer objectivement nos connaissances. « Tous les phénomènes économiques sont des composés de phénomènes inorganiques, organiques et psychiques, élevés à la puissance sociale ».

De surcroît, Guillaume De Greef n’échappe pas à un jargon assez spécifique de ce type de littérature, à un discours relativement hermétique, à des plans d’exposés parfois trop touffus, à des développements où toutes ses idées foisonnent et reviennent sans cesse, où de longs détours par l’histoire illustrent des propos qui paraissent, aux yeux des non-initiés, quelque peu alambiqués.
Ce piètre orateur, selon Émile Vandervelde*, laisse certes quelques ouvrages importants mais malheureusement pas toujours très lisibles. De Greef fait surtout une tentative intéressante de synthèse d’une série de courants importants. D’Adolphe Quetelet, il retient l’importance des statistiques, l’observation et la mise en relation des faits, la nécessité d’établir des fonctions, des types, des catégories et des filiations pour aboutir à une objectivisation de tous phénomènes sociaux. Auguste Comte le séduit par la rigueur, le formalisme, la systématisation.
Darwin l’amène à suivre un cours de physiologie à l’ULB parce qu’il veut appliquer aux sciences sociales le principe de différenciation, qu’il appelle « Loi générale statico-dynamique de l’ordre et du progrès ». Spencer le marque davantage encore avec la classification des sciences selon deux échelles de valeur régies par les mêmes principes de complexité croissante et de généralité décroissante. Mais c’est surtout Proudhon qui l’influence en le convainquant de privilégier la consommation au détriment de la production dans tout système économique.

Aussi Guillaume De Greef s’oppose-t-il aux impôts indirects, aussi préconise-t-il le rachat par l’État des grandes entreprises (charbonnages) et leur gestion par des syndicats ouvriers, aussi défend-il l’initiative coopérative. Quant aux faits sociaux eux-mêmes, De Greef leur applique une subdivision fondée sur le même schéma que celui établi par Comte pour la hiérarchisation générale des sciences. Il classe donc les fonctions sociales par « ordre naturel » : de l’économique, plus simple, au politique où intervient la « volonté » en passant par le moral et le juridique. Des « lois » permettent de regrouper les phénomènes sociaux irréductibles en catégories, soit que leur constitution ou certains traits de filiation les rapprochent. Loi de limitation − tout système social a des limites qu’il ne peut franchir −, loi de corrélation − chaque fonction sociale a besoin du concours des autres fonctions −, loi d’équivalence − il n’y a pas subordination mais équivalence des fonctions −, et loi de plasticité croissante − loi parallèle à la complexité croissante des phénomènes −.
La méthode appropriée aux sciences sociales procède du même type de raisonnement, c’est-à-dire que son niveau de complexité dépend de celui de la discipline à laquelle elle s’adresse ; comme la simple expérience suffit à la physique et à la chimie, comme la méthode comparative est nécessaire à la biologie et à la psychologie, la méthode historique est indispensable à la sociologie, étant entendu que cette méthode historique n’est qu’une « extension et un perfectionnement de la méthode générale d’observation ».

Appliquant dans toute leur rigueur, mais avec toutes leurs limites, aussi les mêmes schémas à la lutte des classes, Guillaume De Greef estime que le nombre des classes croit en même temps que leurs distinctions et que cette croissance en nombre les rend moins essentielles. D’où le progrès ne se conçoit plus qu’en termes de coopération, de « contractualisme » − Le transformisme social, un des ouvrages les plus importants traduits en russe − qui verrait le développement de syndicats professionnels de toute espèce. Puisque la circulation est à la base de son système économique, cette coopération entre groupes sociaux devrait tout naturellement s’établir au niveau mondial, même entre colonisés et colonisateurs, pour engendrer l’ère de la mondialité, base assurée de la paix.

Les vues de Guillaume De Greef en matière d’internationalisation des relations sociales le rapprochent d’Élisée Reclus (dont il fera l’éloge en 1904) et qu’il suivra à l’Université Nouvelle après les affrontements avec les autorités académiques de l’ULB.
Professeur à l’Université nouvelle, puis président du nouvel Institut des hautes études, Guillaume De Greef a l’occasion d’y développer non seulement ses théories et sa méthode mais aussi ses conceptions en matière d’enseignement − un enseignement intégral qui concilierait théorie, pratique et philosophique −. Il est proche également un moment d’Ernest Solvay qui élabore, à la même époque, ses théories sur le constructivisme et le comptabilisme social et tente de leur donner un aval scientifique en les faisant confirmer par des autorités reconnues. Mais un différend, vraisemblablement idéologique, sépare l’industriel libéral de ses premiers collaborateurs, lors de la fondation de l’Institut de sociologie en 1900.

Guillaume De Greef ne marque peut-être pas une étape d’une très grande originalité dans l’histoire de la pensée. Mais c’est précisément ce qui paradoxalement en fait l’intérêt car on peut lire au travers de ses nombreux ouvrages une remarquable tentative de synthèse et de systématisation de tous les efforts tentés avant lui et autour de lui pour faire de la sociologie une science à part entière. Dans les Annales de l’Institut de sociologie, il livre des études sur « budget et impôt », « impôts et consommation », « crédit ». Ainsi il réussit à donner une cohérence à une certaine « sociologie comparée et génétique ». Il a collaboré à diverses publications libérales progressistes comme La Liberté, La Réforme,et socialistes comme La Tribune du peuple, Le Journal de l’ouvrier, Le Peuple et La Revue socialiste. Il préside l’internationale de la Libre pensée de 1919 à sa mort

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article153582, notice DE GREEF Guillaume, Pierre-Joseph. [Belgique] par Liliane Viré - Jean Puissant, version mise en ligne le 18 février 2014, dernière modification le 4 octobre 2023.

Par Liliane Viré - Jean Puissant

ŒUVRE : L’ouvrière dentellière, Bruxelles, 1872, réédité par la Bibliothèque populaire, Bruxelles, 1886 − Le rachat des charbonnages par l’État, Bruxelles, 1886 − Discours au meeting de l’Alcazar du 20 janvier 1894, Fédération des cercles universitaires, s.l., s.d. − « À l’école socialiste. Un discours de Guillaume De Greef », Le Peuple, 25 octobre 1910 − L’enseignement supérieur et la démocratie. Discours d’ouverture de M. G. De Greef le 28 octobre 1911 à l’Université nouvelle, s.l., s.d.

SOURCES : Archives de l’Université libre de Bruxelles, « Autobiographie manuscrite », dossier H 12 − Institut Émile Vandervelde, dossier « Guillaume De Greef » − BERTRAND L., Figures d’autrefois …  ; Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830, t. 2, Bruxelles, 1907 − Le Peuple, 26 août 1924 ; 21 septembre 1931 − « À propos d’un livre. Guillaume De Greef », Le Soir, 21 avril 1922 − BOIARSKI L., « Guillaume De Greef » , Éducation, n°32, 1er janvier 1922, p. 1-3 (icono) – GILLE P., Une grande figure d’hier : Guillaume De Greef, Charleroi-Bruxelles, 1945 − BARTIER J., « Proudhon et la Belgique », réédité dans Libéralisme et socialisme au XIXe siècle, Bruxelles, 1981, p. 117-175 − ARON P., Les écrivains belges et le socialisme (1880-1913), Bruxelles, 1985, p. 20, 21, 34, 49 − VIRÉ L., « Guillaume De Greef », dans Biographie nationale, t. 37, fasc. 1, Bruxelles, 1971, col. 358-371 − VIRÉ L., « La "cité scientifique" du Parc Léopold à Bruxelles 1890-1920 », Cahiers bruxellois, t. XIX-1974, Bruxelles, 1975, p. 86-180.

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