Par Marion Fontaine
Né le 21 juillet 1920 à Blida ; licencié de philosophie ; journaliste, essayiste ; animateur de la revue Caliban (1947-1951), membre de la rédaction de L’Express (1954-1964) ; partisan de négociations pour en finir avec la guerre en Algérie ; fondateur et directeur du Nouvel Observateur à partir de 1964.
Juifs d’Algérie, « sujets indigènes », les Bensaïd ont été faits français par le décret Crémieux du gouvernement de Défense nationale à Paris en 1870. Jules Bensaïd, le père, travaillait dans la minoterie familiale, avant d’épouser Rachel Bensimon en 1894 et de monter son propre commerce de grains à Blida, dans la Mitidja, non loin d’Alger. Jean Bensaïd est le onzième enfant. La famille Bensaïd est alors en voie d’ascension sociale, ascension qui va de pair avec une volonté de francisation, portée en particulier par les aînés, comme sa sœur Mathilde qui l’initie à Stendhal et fréquente l’élite coloniale algéroise.
L’adolescent fait ses études au collège colonial de Blida ; il lit Romain Rolland, André Gide, tout en se passionnant pour les expériences culturelles liées au Front Populaire, ainsi celle de l’hebdomadaire Vendredi. La guerre de 1939 et la défaite française le surprennent alors qu’il entame sa licence de philosophie à la faculté d’Alger. Atteint par les mesures anti-juives adoptées par le régime de Vichy, notamment l’abrogation du décret Crémieux, il est amené à la Résistance dans le contexte de l’Afrique du Nord et dans le cadre gaulliste, qui en contrôlant la ville, rend plus facile l’entrée à Alger des forces alliées lors du débarquement de novembre 1942 (voir au nom de José Aboulker*). Le jeune homme s’engage au printemps 1943 dans les Forces françaises libres au sein de la Deuxième division blindée du général Leclerc.
Démobilisé en 1945, il s’installe à Paris et entre pour quelques mois (février-juin 1946) dans le cabinet du député et ministre socialiste Félix Gouin*, dont il est chargé de rédiger les discours. Si ce bref passage dans les coulisses du pouvoir n’eut guère de suites, celui qu’il effectue dans les rangs de la revue Caliban, entre 1947 et 1951, se révèle plus fécond. Jean Bensaïd, qui adopte alors le pseudonyme de Jean Daniel, s’intègre rapidement à ce mensuel, fondé en février 1947 par une petite équipe de résistants (Pierre de Vomécourt, Paul-Léon Pierrat) et animé par Daniel Bernstein. Rédacteur en chef, puis directeur de la publication à partir de 1949, il a toute latitude pour composer les sommaires d’une revue, visant, dans le droit fil des ambitions de la Libération, une certaine démocratisation culturelle.
Caliban lui offrit la possibilité de pénétrer certains milieux intellectuels, proches de la gauche non communiste, sensibles aux premiers balbutiements de l’engagement anti-colonial ; elle lui permit surtout, à l’automne 1947, de se lier d’amitié avec Albert Camus*, collaborateur de la revue. Leur commune origine méditerranéenne ne fut pas seule en cause : Jean Daniel nourrissait dès 1945 une grande admiration pour un Camus philosophe, dramaturge, romancier et adepte d’un « journalisme critique » auquel le jeune directeur de Caliban se montre par la suite constamment sensible.
Malgré un renflouement assuré par Jeanne Sicard*, amie d’Albert Camus depuis leur jeunesse étudiante à Alger, qui dirigeait le cabinet du Président du conseil, René Pleven (UDSR), la revue, déficitaire, cesse de paraître à la fin de l’année 1951. Cette expérience inaboutie, conjuguée à d’autres déconvenues, en particulier le semi-échec de son premier roman, L’Erreur (1953), conduit Jean Daniel à opter pour le journalisme. Engagé en 1952 à la Société générale de presse, il se forge une compétence professionnelle dans cette agence dirigée par Paul-Louis Bret, tournée vers la publication d’annonces administratives et de bulletins hebdomadaires.
C’est dans ce cadre qu’il se spécialise dans la couverture de l’outre-mer et bientôt de la question coloniale. Membre en 1953 du comité France-Maghreb, il apprend alors à connaître le monde arabe et des mouvements indépendantistes avec lesquels il n’avait eu jusque-là guère de contacts. Cet engagement et cette compétence, doublés d’une connaissance intime du terrain, le font approcher par L’Express. Il écrit pour l’hebdomadaire son premier article sur l’Algérie en guerre, quelques jours à peine après le déclenchement de l’insurrection, le 6 novembre 1954.
Nommé en 1955, rédacteur en chef de L’Express qui soutient Pierre Mendès-France, il éclaire pour les lecteurs de métropole la complexité de la situation algérienne, tout en multipliant les interviews en Algérie mais aussi en Égypte ou en Tunisie, où il est blessé à la jambe en 1961. Dès 1956, il se prononce pour des négociations conduisant à une indépendance qu’il juge inéluctable, position qui explique sa rupture avec Albert Camus. Opposant à la guerre coloniale et représentant d’une information engagée, Jean Daniel demeure plus en retrait par rapport à d’autres formes de mobilisation intellectuelle, en particulier celles qui aboutissent à la signature et à la publication du Manifeste des 121 en septembre 1960.
Hostile en général à la célébration révolutionnaire de la lutte anti-coloniale portée par Les Temps Modernes, il est vigoureusement pris à partie par les rédacteurs de la revue au printemps 1960. Présenté comme l’apôtre d’une « gauche respectueuse », déjà soumise à l’ordre gaulliste, il répond dans Esprit en mai. Justifiant son soutien conditionnel à de Gaulle, seul capable à ses yeux de faire aboutir le processus d’indépendance, il s’élève alors avec virulence contre la tendance consistant à faire du FLN une abstraction et un absolu, en lieu et place de celui que représentait auparavant le communisme.
Il reste que la guerre d’Algérie fait de Jean Daniel un journaliste reconnu et ancré dans une gauche renouvelée au creuset de l’anticolonialisme. Heurté par la transformation de L’Express en un news magasine, tourné vers le public des cadres et se détournant peu à peu de son mendésisme initial, il quitte l’hebdomadaire en janvier 1964. Il se trouve presque aussitôt associé au projet que lançe alors Claude Perdriel, qu’il avait rencontré en 1961 et dont il épouse l’ex-femme, Michèle Bancilhon, en 1965 (le couple a une fille, Sara, née en 1966). Industriel fasciné par la presse, Claude Perdriel le convainct de se joindre à lui pour créer un successeur à France-Observateur. Tous deux estiment qu’il faut transformer cette tribune militante de la « nouvelle gauche » en un vrai journal d’opinion, animé par des professionnels. Rédacteur en chef puis directeur de la rédaction, Jean Daniel se trouve ainsi placé à la tête d’une équipe hétérogène mêlant les « anciens » de France-Observateur aux « nouveaux » de L’Express. C’est elle qui fit paraître le premier numéro du Nouvel Observateur le 19 novembre 1964.
Invoquant les noms de Sartre* et de Mendès France, Jean Daniel entend faire du journal le lieu d’expression de tous ceux qui considérent la gauche comme « une patrie » et le point de rencontre de toutes les composantes de la gauche non communiste. Cette ambition politique, qui imprime durablement sa marque à l’hebdomadaire, même si elle ne fut jamais pleinement satisfaite, se double d’une autre ambition, intellectuelle celle-là. Le rédacteur en chef du Nouvel Observateur accorde ainsi une importance fondamentale à la dimension culturelle dans la définition d’un nouveau type d’hebdomadaire de gauche. Il souhaite créer un magazine situé à la croisée de la revue, du journal et du news magasine, apte à diffuser les débats et les idées les plus avancés au sein des élites et des classes moyennes intellectuelles. Jouant sur ses réseaux antérieurs comme sur ceux de France-Observateur,
Jean Daniel parvient à attirer un grand nombre des intellectuels proches de la gauche, en misant sur le prestige croissant du journal, aussi bien que sur l’amitié. Ses « amis » deviennent ceux du Nouvel Observateur et réciproquement, comme le montrent les cas de Michel Foucault, Roland Barthes ou encore de Maurice Clavel, puis de Jacques Julliard. Le plaisir pris à dialoguer avec les intellectuels les plus reconnus converge chez lui avec le sens aigu des intérêts de « son » hebdomadaire. Les « amis » se trouvent aussi dans la sphère politique : Pierre Mendès France, connu à L’Express, et Michel Rocard*. Si le directeur du Nouvel Observateur se montre particulièrement proche des représentants de la « deuxième gauche », il se lie aussi à François Mitterrand*, notamment à partir des années soixante-dix.
L’éditorialiste met en scène ces amitiés multiples et parfois contradictoires, tout en cherchant à incarner, dans la lignée revendiquée d’Albert Camus, une forme de journalisme « critique » et moral. Entreprise dans les éditoriaux du Nouvel Observateur, cette construction se poursuit dans des ouvrages, mémoires plus professionnels (Le Temps qui reste, 1973) ou récit plus intime (Le refuge et la source, 1977) qui affermissent la position de Jean Daniel dans le monde intellectuel. Cette position est étayée par les engagements de l’éditorialiste sur certains terrains de prédilection, le Moyen-Orient notamment.
Appuyés sur les liens et les solidarités qu’il avait conservés dans les pays nouvellement indépendants, il se montre, par le biais de « son » hebdomadaire, très présent dans ce domaine. Observateur attentif du conflit israélo-palestinien, partisan, dès la fin des années soixante, d’une négociation entre les deux camps, il alterne dans ses éditoriaux, réflexions générales et mises en scène de ses rencontres avec les protagonistes de ce conflit (Arafat en 1989). Parfois critiqué pour ses faiblesses envers certains dirigeants (Hassan II au Maroc, Bourguiba en Tunisie), il n’en consolide pas moins sur ce terrain son image d’intellectuel universaliste, refusant d’être contraint par sa judaïté, aspirant au contraire à se situer au-delà des clivages communautaires et à faire s’entendre les hommes de bonne volonté.
Cette construction s’opère également à l’échelle nationale, où Jean Daniel impose, à partir des années 1970, une autorité symbolique lui offrant la possibilité de distribuer bons et mauvais points au sein de la gauche française, comme son hebdomadaire le fait à la même époque sur le plan culturel. Les vifs débats qui l’opposent à cette date aux communistes et à l’Humanité en sont le témoin. Conspuées ou glorifiées, les prises de position de Jean Daniel sur l’Affaire Soljenitsyne (1973-1974) deviennent un élément du débat public, valant ainsi à leur auteur un passage à l’émission Apostrophes consacrée à l’écrivain russe (11 avril 1975). Il en va de même, lorsque, au moment de la Révolution des œillets (1975), l’éditorialiste du Nouvel Observateur dénonce la « logique bolchevique » du Parti communiste portugais. Violemment attaqué par l’Humanité, Jean Daniel reçoit, en revanche, le soutien de ses « amis » politiques et intellectuels, qui se mobilisent publiquement en sa faveur dans deux pétitions parues dans Le Monde (14 août 1975), puis dans Le Nouvel Observateur (25 août 1975).
Après avoir été très proche de la gauche au pouvoir, notamment au cours du premier mandat de François Mitterrand, Jean Daniel adopte une attitude plus distante. Il abandonne simultanément au cours des années 1980 la conduite active du Nouvel Observateur, tout en conservant le prestige du fondateur, garant des principes du journal, largement honoré en France et à l’étranger. Il publie alors des ouvrages de plus en plus nombreux : synthèse des positions prises dans ses éditoriaux, recueils d’articles ou de réflexions valorisant son statut de grand témoin, carnets et mémoires, où il apparaît davantage comme un mémorialiste que comme un journaliste. La journée d’hommage organisée lors du dépôt de ses archives à la Bibliothèque nationale de France en 2003 consacre sans doute ce statut et accorde une certaine reconnaissance à cette figure du journaliste-intellectuel que Jean Daniel a tant cherché à sculpter.
Par Marion Fontaine
ŒUVRE : L’Erreur, Gallimard, 1953. — Le temps qui reste, essai d’autobiographie professionnelle, Stock, 1973. — Le refuge et la source, Grasset, 1977. — L’ère des ruptures, Grasset, 1979. — De Gaulle et l’Algérie. La tragédie, le héros et le témoin, Seuil, 1986. — Cette grande lueur à l’Est, Paris-Moscou, aller-retour, entretiens avec Youri Afanassiev, Maren Sell, 1989. — Les religions d’un président. Regards sur les aventures du mitterandisme, Grasset, 1991. — La Blessure, Grasset, 1992. — L’ami anglais, Grasset, 1994. — Voyage au bout de la nation, Seuil, 1995. — Dieu est-il fanatique ? Essai sur une religieuse incapacité de croire, Arléa, 1995. — Avec le temps, carnets 1970-1998, Grasset, 1998. — Soleils d’hiver. Carnets 1998-2000, Grasset, 2000. — Lettres de France, après le 11 septembre, Saint-Simon, 2002. — La prison juive, Odile Jacob, 2003. — La Guerre et la Paix, Israël-Palestine (chroniques 1956-2003), Odile Jacob, 2003. — Cet étranger qui me ressemble, entretiens avec Martine de Rabaudy, Grasset, 2004. — Avec Camus : Comment résister à l’air du temps. Gallimard NRF, 2006. — Israël, les Arabes, la Palestine : chroniques 1956-2008, préf. d’Élie Barnavi et Elias Sanbar, Galaade, 2008.
SOURCES : Who’s who in France, Jacques Laffite, 2006-2007. — Louis Pinto, L’intelligence en action, Le Nouvel Observateur, A.-M. Métailié, 1984. — Corinne Renou-Nativel, Jean Daniel, biographie : 50 ans de journalisme, de « L’Express » au « Nouvel Observateur », Éd. du Rocher, 2005. — Jean Daniel, observateur du siècle : rencontre à la Bibliothèque nationale de France le 24 avril 2003, Bibliothèque Nationale de France et Saint-Simon, 2003.-Rémy Rieffel, La Tribu des clercs. Les intellectuels sous la Ve République (1958-1990), Calmann-Lévy et CNRS Éd., 1993. — Isabelle Weiland-Bouffay, « Jean Daniel », dans Jacques Julliard, Michel Winock (dir.), Dictionnaire des intellectuels. Les hommes, les lieux, les moments, Seuil, 2002, p. 392-393. –Notice reprise de DBOMS, t. 4, 2008.