Par Henri Dubief, notice complétée par Guillaume Davranche
Né le 6 septembre 1880 au Havre (Seine-Inférieure), mort le 20 février 1926 à l’asile d’aliénés de Sotteville-lès-Rouen (Seine-Inférieure) ; docker, secrétaire de la CGT des charbonniers du port du Havre ; anarchiste et syndicaliste ; condamné à la peine de mort en 1910 suite à la grève des charbonniers.
En 1910-1912, l’affaire Durand fut, avec l’affaire Aernoult-Rousset (voir Émile Rousset), un des principaux scandales judiciaires qui mobilisa durablement le mouvement ouvrier français.
Docker, il fut licencié en 1908 pour son activité syndicale. Il contribua alors au développement de l’Union des syndicats du Havre (USH) dont Camille Geeroms fut élu secrétaire fin 1910.
En juillet 1910, il participa à la reconstitution du syndicat des charbonniers du port, et en fut un des responsables avec Brière, Henri et Gaston Boyer. Dès le mois d’août, le syndicat lança une grève illimitée contre l’extension du machinisme et la vie chère, et pour une hausse des salaires. Durand se dépensa activement en démarches et collectes de solidarité. La Compagnie générale transatlantique embaucha des « renards » à triple paye. L’un d’entre eux, Dongé, qui avait travaillé sans discontinuer quarante-huit heures les 7 et 8 septembre, menaça d’un revolver, le 9 septembre, quatre charbonniers non syndiqués. Aussi ivres que lui, ils le passèrent à tabac. Il mourut le 10 septembre à l’hôpital et les quatre coupables furent arrêtés.
L’agent de la Compagnie générale transatlantique, appuyé par Havre-Éclair puis par toute la presse locale, dans l’espoir d’éliminer Durand par quelques années de prison, acheta des témoignages de charbonniers qui prétendaient établir que l’assassinat de Dongé avait été voté le 14 août par le syndicat à l’instigation de Durand. Malgré le chef de la sûreté du Havre qui proclama toujours l’innocence de Durand et dénonça la machination, Jules Durand fut arrêté, ainsi que les frères Henri et Gaston Boyer, secrétaire adjoint et trésorier du syndicat.
En novembre, à la cour d’assises de Rouen, l’avocat général arracha la condamnation à mort le 25 novembre 1910. Les frères Boyer furent acquittés, les quatre coupables condamnés l’un à quinze ans de travaux forcés, deux à sept ans et le dernier à la relégation. Le défenseur de Jules Durand était le jeune avocat René Coty, futur président de la République.
Passé un moment de stupeur générale, le mouvement de solidarité s’enclencha, orchestré par l’USH. La grève fut générale au Havre dès le 28 novembre. Le comité confédéral de la CGT appela à la solidarité et dénonça les responsabilités d’Aristide Briand dans le comportement de l’avocat général. Ben Tillett et la Fédération internationale des Ports et Docks entraînèrent des mouvements de solidarité chez les dockers britanniques et américains. En décembre, Francis de Pressensé et la Ligue des droits de l’Homme entrèrent dans la protestation.
La commutation de la peine de mort en sept ans de réclusion, le 1er janvier 1911, ne fit qu’augmenter l’indignation. Émile Glay, Alcide Delmont et surtout le député de l’Aube, Paul Meunier, menèrent une vive campagne qui aboutit le 15 février à la grâce et à la libération de Jules Durand avant la révision.
Libéré le 16 février 1911, il rentra chez lui accompagné de plusieurs syndicalistes, dont Charles Marck, ainsi que de son père et de sa compagne. Un meeting l’accueillit triomphalement au Havre. Les semaines suivantes, cependant, sa santé mentale se détériora considérablement. Durand, qui avait eu une violente crise de nerfs au prononcé du jugement, avait été maintenu quarante jours en camisole de force. Il ne devait jamais s’en remettre. Bientôt interné à l’hôpital du Havre, il fut transféré, le 5 avril 1911, à l’asile d’aliénés des Quatre-Mares, à Sotteville-lès-Rouen où il décéda le 20 février 1926. Il fut inhumé au cimetière Sainte-Marie du Havre où il repose aux de sa mère.
La révision, entreprise en 1912 par la cour de cassation, proclama l’innocence de Durand le 15 juin 1918.
L’affaire Durand marqua durablement Le Havre. En 1956, trente ans après sa mort, son nom fut donné à un boulevard. En 1961, cinquante ans après l’affaire, Armand Salacrou lui consacra une pièce de théâtre : Boulevard Durand (Chronique d’un procès oublié). Le 25 novembre 2010, pour les cent ans de l’affaire, l’intersyndicale havraise CGT-CFDT-FSU-Solidaires, rejointe par le Syndicat de la magistrature et par le Syndicat des avocats de France, a rendu hommage à Jules Durand tandis que la CNT éditait un livre : Un anarchiste et un syndicaliste du Havre : l’affaire Durand.
Le 22 juin 2017, un square Jules Durand a été inauguré dans le XIVe arr. de Paris. En 2020, au terme d’une longue contre-enquête, le juge Marc Hédrich, président de la cour d’assises de Caen, publia un livre dans lequel il concluait que le juge d’instruction Georges Verdis avait bâclé son enquête et visiblement accepté de céder aux pressions de sa hiérarchie, qui voulait un coupable.
Par Henri Dubief, notice complétée par Guillaume Davranche
SOURCES : État civil de Sotteville-lès-Rouen. — Article de Geeroms dans La Vie ouvrière — Les Hommes du Jour, n° 152, 17 décembre 1910 — article de Jouhaux dans l’Encyclopédie du mouvement syndicaliste, 1912 — Article de Benoît Broutchoux dans Le Libertaire du 26 février 1926 — Article de René de Marmande dans Syndicats, juin 1938 — Nouvelle critique, n° 117, 1960 — Armand Salacrou, Boulevard Durand, Paris, 1960 — Chantal Ollivier, Aspects particuliers du syndicalisme havrais : l’affaire Durand, mémoire de maîtrise d’histoire, université de Rouen, 1976 — Patrick Rannou, Un anarchiste et un syndicaliste du Havre : l’affaire Durand, CNT-RP, 2010 — Notes d’Anne Steiner. — Roger Colombier, Jules Durand : une affaire Dreyfus au Havre (1910-1918), Éditions Syllepse, 2016. — Jules Durand, un crime social et judiciaire, John Barzman et Jean-Pierre Castelain (dir.), Université du Havre, Les Amis de Jules Durand, L’Harmattan, 2015. — Marc Hédrich, L’Affaire Jules Durand, éditions Michalon, 2020. — John Barzman, "Paul Meunier et Jules Durand", La Raison, n° 660, 2021. — Notes de Jean-Pierre Ravery.