Par Jean Maitron, notice complétée par Guillaume Davranche et Coralie Douat
Né à Amiens (Somme) le 15 février 1874 ; mort le 5 juin 1957 ; cordonnier puis marchand des quatre saisons ; anarchiste puis communiste.
Enfant naturel, Jules Lemaire fut reconnu par le mariage de sa mère le 16 juin 1875.
Jeune cordonnier, il fut un des animateurs des grèves d’avril et mai 1893 à Amiens. Lors de perquisitions le 1er janvier, le 26 février et le 7 avril 1894, la police saisit chez lui des brochures et des chansons anarchistes dont La Chanson du père Duchesne.
En 1895 il résidait au 16, place Vogel lorsqu’il fut appelé au service militaire. Le 12 novembre 1895, il fut incorporé au 132e régiment d’infanterie, puis fut sanctionné et, le 20 avril 1896, il intégra la 4e compagnie de fusiliers disciplinaires en Afrique du Nord. Il servit en Algérie jusqu’en janvier 1897, puis revint en France où, le 20 janvier, il intégra le 156e régiment d’infanterie. Le 28 février, en tant que « fils unique d’une veuve » il était rendu à la vie civile avec une attestation de repentir.
Il n’attendit cependant même pas d’être libéré des obligations militaires pour reprendre le militantisme. Dès le 29 janvier 1897, c’est lui qui déclara la réunion publique qui se tint à l’Alcazar au sujet de l’affaire Dreyfus, où Émile Janvion et Ferrière, rédacteurs du Libertaire, prirent la parole. Le 22 septembre 1898, il déclara une réunion sur le même sujet, qui s’acheva en altercations violentes. Trois personnes furent interpellées, dont un anarchiste poursuivi pour outrages et port d’armes prohibées (il avait un révolver chargé). Le 20 mai 1899, il organisa la venue de Sébastien Faure pour une conférence contre l’Église à l’Alazar.
Le 15 février 1900, il envoya une lettre au maire d’Amiens pour protester contre l’obligation d’effectuer une demande d’autorisation pour tenir une réunion. Cette dernière devant avoir lieu dans un café loué par les anarchistes, il soutint qu’il s’agissait d’une soirée privée, et qu’il n’avait donc pas à faire de demande d’autorisation auprès de la police.
Le 28 avril 1900, Jules Lemaire lors d’une conférence organisée par l’Union républicaine démocratique, interpela l’orateur, un député socialiste parisien, au sujet des « lois scélérates » dont les socialistes ne demandaient pas l’abrogation, et qui prouvaient que « la République est un péril quand même ».
Le 2 juin 1901, Jules Lemaire s’installa au numéro 8 de la rue Saint-Germain, en compagnie d’Edmond Carpentier, Émilien Tarlier, Camille Tarlier et Edmond Pépin. Tous cordonniers, ils y établirent un atelier coopératif dont la façade fut décorée d’affiches et de propagande anarchiste, et arborant une grande pancarte « Ligue des anti-proprios ». Les compagnons chantaient toute la journée des chants anarchistes, sifflaient et insultaient régulièrement les membres du clergé qui passaient devant leur porte. Le 8 juin 1901, des articles leur furent consacrés dans le Journal d’Amiens et dans le Progrès de la Somme. Alors qu’ils étaient surveillés par la police, une gravure de Ravachol indiquant « si tu veux être heureux, nom de dieu, pends ton propriétaire » leur valut des poursuites. Le 3 juillet 1901, Jules Lemaire, Edmond Carpentier et Émilien Tarlier furent condamnés à deux mois de prison pour « provocation au meurtre dans un but de propagande anarchiste ».
Lors d’une réunion publique le 13 avril 1902, il porta la contradiction à l’orateur socialiste Charles Gaillet, réfutant la possibilité de changer la société par la conquête des pouvoirs publics : « L’histoire nous a démontré que c’était impossible, quand nos aïeuls ont voulu faire la Révolution, ils ont été obligés de descendre en armes dans la rue. »
En septembre 1902, il fut arrêté en compagnie d’Edmond Carpentier pour bris d’un calvaire à Péronne. Ils colportaient la brochure de Charles-Albert intitulée Patrie, guerre et caserne.
Le 9 octobre 1902, alors qu’ils étaient à Épernay pour les vendanges (comme tous les ans), ils vendaient la brochure La Peste religieuse de Johann Most.
En 1903, il alla en vélo à Cuis (Marne) faire les vendanges avec un ballot de brochures dont le Nouveau Manuel du soldat de Georges Yvetot.
Le 9 juin 1904, il fut condamné à quinze jours de prison pour outrages à l’armée, alors qu’il criait « À bas l’armée ! Tas de cochons ! » à une troupe de soldats.
En novembre 1904, Lemaire fut, avec Georges Bastien et Alcide Dumont, l’un des fondateurs de l’hebdomadaire anarchiste de la Somme, Germinal, lancé alors que le procès d’Alexandre Jacob s’annonçait devant les assises de la Somme. Les anarchistes d’Amiens firent de l’agitation en faveur de Jacob – une manifestation en sa faveur rassembla plusieurs centaines de personnes le 11 février 1905 –, et Germinal y gagna sa place dans le paysage politique local.
Avec un tirage de 3 500 à 5 500 exemplaires, disposant de nombreux correspondants et financé en partie par de la publicité, Germinal était un journal assez important, colonne vertébrale de l’anarchisme dans la Somme. Il devait sortir 391 numéros, du 19 novembre 1904 au 27 juillet 1914. Gérant de Germinal jusqu’en 1906, Lemaire fut également un des principaux animateurs du groupe anarchiste La Jeunesse libre d’Amiens, et de la section locale de l’Association internationale antimilitariste (AIA).
À l’occasion du 14 juillet 1905, les militants amiénois de l’AIA perturbèrent la Fête nationale en lançant des slogans antimilitaristes et en chantant L’Internationale et La Carmagnole. La manifestation vira à l’émeute aux abords de la mairie et du Cercle militaire.
En octobre, Germinal édita à 10 000 exemplaires une brochure antimilitariste, Aux Conscrits, rédigée par Bastien. Le mois suivant, la police perquisitionna les locaux, et mit Bastien et Lemaire sous les verrous. En janvier 1906, ils furent condamnés tous deux à neuf mois de prison pour l’article, « L’antimilitarisme et l’antipatriotisme » paru le 31 mai 1905. Ils comparurent une seconde fois, le 21 février, pour la brochure Aux conscrits, et furent condamnés respectivement à dix-huit mois et à quinze mois de prison, assortis de 1 000 francs d’amende chacun.
Le 25 novembre 1907, il fut de nouveau inculpé d’outrages envers un gendarme. Le 11 novembre, alors que le gendarme Candillon passait de tournée, Jules Lemaire, se trouvant sur le pas du local de Germinal, l’aurait désigné en disant à ses camarades : « Vous voyez celui-là, il est capable d’en inventer de toutes sortes pour vous faire un procès », puis il aurait ajouté : « Je te donne l’ordre de passer ton chemin. Chaque fois que je te rencontrerai, je te dirai que tu en inventes de toutes les couleurs pour faire un procès et que tu n’es qu’un menteur. » Il fut condamné à huit jours de prison.
Membre du syndicat des travailleurs du cuir, Lemaire joua un rôle actif dans le mouvement syndical. En 1911 il fut un des animateurs de la grève des ouvriers teinturiers.
Il semble qu’il ait quitté la Somme pour l’Angleterre dès 1913. En 1914, il ne répondit pas à l’ordre de mobilisation en France et resta en Grande-Bretagne – il ne devait pourtant être noté insoumis que le 12 décembre 1918. En Grande-Bretagne il milita avec des révolutionnaires de plusieurs pays et, le 12 février 1915, cosigna le manifeste pacifiste « L’Internationale anarchiste et la guerre ». Son activité politique lui valut de tâter des geôles britanniques.
La Révolution soviétique l’enthousiasma. Quand il revint à Amiens, en 1928, il n’adhéra pas au Parti communiste, mais en fut un actif sympathisant, militant à l’association des Amis de l’URSS et au Secours rouge international. Il contribua, entre 1936 et 1939, à la solidarité envers les Républicains espagnols et les victimes de la répression franquiste.
Au printemps de 1940, il se réfugia, volontairement, en Dordogne, à côté du camp de concentration où étaient enfermés une quinzaine de communistes picards, afin de rester en contact avec eux et les secourir. Par la suite, il aida les FTP de Dordogne, notamment comme collecteur de fonds à Sarlat. En 1945, il retourna à Amiens et devint un militant actif du PCF. A lui seul, il recueillit plus de 4 000 signatures pour l’appel de Stockholm contre l’arme atomique.
Autodidacte, il considérait comme primordiale l’éducation des membres du Parti. Aussi légua-t-il sa bibliothèque à la section PCF d’Amiens. Frappé par la maladie en 1954, il fut hospitalisé en 1956 et mourut en juin 1957.
Par Jean Maitron, notice complétée par Guillaume Davranche et Coralie Douat
SOURCES : Arch. Nat. BB 18/2 290, 128 A 05. — Arch. Dép. Marne 30 M 107. — Registres matricules de la Somme. — Arch. Dép. Somme 3U2_1231 : Dossiers de procédures, juillet 1901 ; 3U2_405 : Registre des jugements correctionnels mai-août 1901 ; 3U2_413 : Registre des jugements correctionnels, janvier-avril 1904 ; 2i17/2 : Rassemblements, attroupements, cortèges, manifestations, cérémonies. Contrôle, organisation, rapports de police, 1900-1918. ; 3U2_424 : Registre des jugements correctionnels, septembre-décembre 1907. — Journal d’Amiens, 8 juin 1901. — La Vie ouvrière du 20 octobre 1913. — Collection de Germinal. — Le Travailleur de la Somme, hebdomadaire du PCF de Picardie, 15 juin 1957. — Renaud Quillet, La Gauche dans la Somme, Encrage, 2009. — Coralie Douat « Les illégalismes du logement à Amiens et dans son arrondissement au début du XXe siècle », Mémoire de Master sous la direction de Manon Pignot, Université de Picardie Jules Verne, 2020. — Note de Dominique Petit.