Par Nathalie Funès
Né le 29 mars 1913 à Alger (Algérie), mort le 14 mai 1996 à Montpellier (Hérault) ; instituteur ; anticolonialiste et syndicaliste, communiste libertaire puis trotskiste.
Fernand Doukhan est né, avenue Durando, dans le quartier algérois de Bab-el-Oued, au sein d’une famille pauvre, d’origine juive berbère. Son nom provenait sans doute du mot arabe, Dukhân, qui signifie tabac. Son père travaillait comme peintre en bâtiment. Ses deux grands pères étaient de simples journaliers.
Comme beaucoup d’enfants des milieux modestes, qui enregistraient de bons résultats scolaires, il fut orienté vers des études d’instituteur. Parce qu’il avait obtenu plus de 120 points au brevet d’études, il fut admis au concours de l’École normale de la Bouzaréah, sur les hauteurs d’Alger, en 1930. Il y croisa notamment l’écrivain Mouloud Feraoun, fils d’un fellah très pauvre, qui devait être assassiné par l’OAS en mars 1962. C’est aussi sur les bancs de l’École normale qu’il s’imprégna des valeurs de la laïcité et a acquis la conviction de la profonde injustice de la société coloniale.
Peu de temps avant son arrivée, il était encore de coutume de séparer les musulmans et les Européens, qui passaient pourtant le même concours d’entrée, dans les salles de cours, au réfectoire et au dortoir. Cette ségrégation l’avait indigné.
Fernand Doukhan, alors célibataire et sans enfants, venait tout juste de commencer à militer au sein du groupe algérois de la Solidarité internationale antifasciste (SIA), quand la France déclara la guerre à l’Allemagne, en septembre 1939. Il fut parmi les premiers à recevoir son ordre de mobilisation et fut affecté au 9e Régiment des zouaves, le « Régiment d’Alger ». Fait prisonnier en juin 1940 à Crépy-en-Valois (Oise), il passa toute la durée de la guerre en captivité, en Allemagne, derrière les barbelés du stalag IID, à Stargard, puis de ceux du stalag VC, à Wildberg (Offenburg). Il fut libéré par les Alliés le 20 avril 1945.
À son retour, Fernand Doukhan fut nommé instituteur à l’école Lazerges, dans le quartier Nelson, à Alger. Il recommença également à militer. À partir de 1948, il fut membre du groupe d’Alger de la Fédération anarchiste (FA), et intégra la commission d’éducation de la FA. Les groupes anarchistes d’Afrique du Nord s’étaient en effet constitués en union régionale, le 2 septembre 1947, devenant la 13e Région de la Fédération anarchiste.
La police et les renseignements généraux avaient inscrit Doukhan sur une liste de militants à surveiller. Il fut interpellé, un soir de l’été 1949, alors qu’il était en train de coller des affiches qui commémoraient l’insurrection espagnole du 19 juillet 1936, suite au coup d’État militaire de Franco, boulevard Baudin, dans le quartier de l’Agha, à Alger. Il passa quelques heures au commissariat avant d’être libéré.
À l’été 1949 il participa au camping libertaire de l’île Sainte-Marguerite, au large de Cannes. À l’époque, la 13e Région de la FA décida de prendre son autonomie sous le nom de Mouvement libertaire nord-africain (MLNA). Les autorités coloniales légalisèrent le MLNA le 31 mars 1950 (acte numéroté 4189), et Fernand Doukhan écrivit à la Commission de relations internationales anarchistes (CRIA) pour demander l’affiliation directe de la nouvelle organisation. Doukhan devint secrétaire du MLNA en 1954.
Quand l’insurrection algérienne éclata, le 1er novembre de cette année là, Georges Fontenis, à la tête de la Fédération communiste libertaire (FCL, nouveau nom de la FA), chargea Fernand Doukhan et Léandre Valero, d’entrer en contact avec les responsables locaux du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD). Le MTLD, bientôt rebaptisé Mouvement national algérien (MNA), était dirigé par Messali Hadj et était alors la principale organisation indépendantiste.
Le MLNA ne fit pas seulement l’intermédiaire entre la FCL et le MNA. Il lui apporta également une aide logistique directe : fourniture de tracts, de matériel, de brassards, de « planques », organisation des déplacements des militants, des réunions clandestines, etc. Le local du MLNA, avenue de la Marne, à Alger, intitulé officiellement Cercle d’études culturel, social et artistique, et qui disposait d’une machine ronéo, était utilisé pour imprimer des tracts indépendantistes. La villa Vogt, dans le quartier des Sources, sur les hauteurs d’Alger, où Léandre Valero, sa femme et ses fils, s’étaient installés, servait de boîte à lettres. L’appartement de la rue du Roussillon, à Bab-el-Oued, où habitait Doukhan, accueillait les réunions et hébergeait les militants de passage.
Fernand Doukhan signait de son nom ses articles dans Le Libertaire. Il y défendait les thèses indépendantistes, comme « La faune colonialiste de l’Assemblée algérienne » (6 janvier 1955), « De la nomination de Soustelle aux interpellations sur l’Afrique du Nord : règlement de comptes » (3 février 1955) ou encore « D’Alger : solidarité néo-colonialiste » (24 février 1955). Dès le 11 novembre 1954, dix jours après le début de l’insurrection, il dénonçait, dans un article intitulé, « Mauvaise foi et colonialisme éclairé », ces « légionnaires, gardes mobiles, CRS et autres gendarmes en mal d’expéditions punitives depuis l’armistice en Indochine » et « leur sens élevé de la justice, eux qui ratissent, violent, tuent, sous les ordres de puissants qui veulent continuer à s’enrichir colossalement sur la misère des fellahs, ouvriers agricoles, mineurs, dockers... » Le terrorisme, concluait-il, n’est que la conséquence de « l’expropriation, de la surexploitation, de la répression, des massacres, des hécatombes, de l’analphabétisme, de l’étouffement de la personnalité de l’Algérie ». Il condamnait aussi, dans un autre article, « les aveux extorqués sous la torture » et « l’immense camp de concentration qu’est devenu l’Algérie ».
Le 28 janvier 1957, Fernand Doukhan décida de faire grève à l’appel du FLN, du MNA et du Parti communiste algérien (PCA) dissout en septembre 1955, afin de peser sur le débat prévu à l’ONU sur la question algérienne. Il fut arrêté par les parachutistes à son domicile, rue du Roussillon, conduit et interrogé au centre de tri et de transit (CTT) de Ben Aknoun, puis « assigné à résidence surveillé », au camp de Lodi, à une centaine de kilomètres au sud-ouest d’Alger, près de Médéa. Ce camp d’internement, une ancienne colonie de vacances des Chemins de fer algériens, emprisonnait les pieds-noirs suspectés d’être trop proches des milieux indépendantistes, sans inculpation, sans jugement, sans condamnation, sur simple arrêté préfectoral. Beaucoup de membres du PCA y étaient enfermés cette année là, notamment Henri Alleg, ancien directeur d’Alger républicain et futur auteur de La Question, et Albert Smadja, l’avocat de Fernand Yveton, le seul européen qui sera guillotiné durant la guerre d’Algérie pour avoir tenté, en vain, de faire exploser une bombe contre l’usine à gaz d’Alger.
Fernand Doukhan fut libéré le 30 mars 1958, un an et deux mois après son arrestation, et expulsé d’Algérie. Il eut une semaine pour quitter le pays où il était né, avec deux policiers qui ne le quittèrent pas d’une semelle, jusqu’à ce qu’il ait pris le bateau pour Marseille. À son arrivée en France, il fut hébergé, à Montpellier, par Marcel Valière, un des dirigeants historiques de la tendance École émancipée du Syndicat national des instituteurs (SNI), dont il était également adhérant et dont il devint le trésorier pour le département de l’Hérault.
Douhkan fut nommé, à l’automne 1958, à l’école primaire de garçons Docteur-Calmette, au Plan-des-Quatre-Seigneurs, à Montpellier, puis épousa Marguerite Hoarau, secrétaire à la faculté des sciences de Montpellier, d’origine réunionnaise, et dont il n’eut jamais d’enfants.
En 1981, juste avant l’élection de François Mitterrand, à la présidence de la République, alors qu’il s’était détourné de l’anarchisme, il rejoignit le Parti communiste internationaliste (PCI), alors la principale formation trotskiste, dirigée par Pierre Lambert, qui devint en 1991 le Parti des travailleurs.
Doukhan mourut des suites d’un accident de voiture à l’âge de 83 ans. Une BMW avait percuté de plein fouet sa Renault Clio. Il avait encore manifesté, quelques mois auparavant, en décembre 1995, pour protester contre le plan de réforme de la Sécurité sociale d’Alain Juppé, le Premier ministre de l’époque. Ses douze volumes originaux de Léon Trotski, offerts par Marcel Valière, furent légués, après sa mort, à la bibliothèque du Centre d’études et de recherches sur les mouvements trotskiste et révolutionnaires internationaux (Cermtri), rue des Petites-Écuries, à Paris.
Par Nathalie Funès
SOURCES : Documents personnels — Centre des archives d’outre-mer (CAOM) d’Aix-en-Provence —entretiens avec Georges Fontenis, Léandre Valero, Henri Alleg et Albert Smadja — Georges Fontenis, Changer le monde. Histoire du mouvement communiste libertaire 1945-1997, Alternative libertaire, 2008 — Sylvain Pattieu, Les camarades des frères. Trotskistes et libertaires dans la guerre d’Algérie, Syllepse — Sylvain Boulouque, Les anarchistes français face aux guerres coloniales (1945-1962), Atelier de création libertaire — Daniel Goude et Guillaume Lenormant, Une résistance oubliée (1954-1957). Des libertaires dans la guerre d’Algérie, DVD Alternative libertaire, 2001 — Zabalaza n°10, avril 2009 — Nathalie Funès, Mon oncle d’Algérie, Stock, 2010.