Par Guillaume Davranche
Né le 19 août 1877 à Alger ; mort en déportation à Neuengamme (Allemagne) en 1944 ou 1945 ; correcteur ; anarchiste et syndicaliste.
Pierre Ruff était issu d’une famille israélite alsacienne ayant décidé de s’installer en Algérie française après la guerre de 1870-1871. Son père, Michel, s’installa comme libraire ; sa mère, Puna, était directrice d’école ; son jeune frère, Paul Ruff, fera une carrière comme journaliste puis député socialiste. La famille vivait au 3, rue Clauzel, à Alger.
Le 11 novembre 1899, alors qu’il était encore étudiant, Pierre Ruff fut réformé n°2 pour « faiblesse de constitution ».
Il aurait rompu avec sa famille en février 1900. Bien que licencié ès mathématiques, il suivit des cours à la faculté de lettres de la Sorbonne en 1901 et commença à fréquenter les milieux anarchistes, où il apparut bientôt comme un actif propagandiste. Il devint alors correcteur d’imprimerie.
En 1904, il donna des articles au mensuel anarchiste Libre Examen, d’Ernest Girault* puis, en 1906, à L’Anarchie d’Albert Libertad.
Le 14 septembre 1907, il fut condamné à trois ans de prison et 100 francs d’amende par la cour d’assises de la Seine, pour l’affiche « Aux crimes, répondons par la révolte » (voir Eugène Mouchebœuf). Il résidait alors au 10, rue de l’Épée-de-Bois à Paris 5e, et travaillait comme professeur libre.
En novembre 1910, il prit part à la fondation de la Fédération révolutionnaire communiste (FRC). Il habitait alors au 27, avenue de Lutèce, à la Garenne-Colombes, avec sa compagne Mathilde Guillemard (née Trémulot le 16 mai 1871 à Schlestadt, actuelle Sélestat dans le Bas-Rhin).
Le 14 juillet 1910, il fut arrêté pour avoir crié des slogans antimilitaristes au passage d’un régiment de cuirassiers, et fut condamné le 1er août à un mois de prison.
Le 14 juillet 1911, il prit part à une manifestation près de la prison de la Santé pour la libération des détenus politiques, dont Gustave Hervé. Il fut alors interpellé pour avoir crié « Vive Hervé ! » sous le nez des policiers. Il fut condamné le 17 juillet à trois mois de prison pour « outrage et rébellion ».
En octobre 1911, Pierre Ruff fut un des fondateurs du Club anarchiste communiste et cosigna son manifeste (voir Albert Goldschild). Le Club anarchiste communiste semble avoir été quelque temps en dissidence de la FRC, avant de réintégrer l’organisation.
En août 1912, il participa au lancement du mensuel Le Mouvement anarchiste, édité par le Club anarchiste communiste. C’est vraisemblablement lui qui signait les éditos sous le pseudonyme de Pétrus. Cette signature de Pétrus apparaissait également dans Le Libertaire. Pierre Ruff résidait alors à la Garenne-Colombes.
En novembre 1912 éclata l’« affaire du Mouvement anarchiste ». Un article paru dans le n°4 et intitulé « Comment on sabotera la mobilisation. Recettes utiles » attira les foudres judiciaires sur la revue, la FCA et les Jeunesses syndicalistes. En tant que gérant du mensuel, Pierre Ruff fut inculpé le 16 novembre 1912 de provocation au meurtre et au pillage, mais laissé libre. Il fut interrogé le 20 novembre par le juge Drioux. Cependant, une instruction pour « menées anarchistes » — relevant des lois répressives de 1894 — fut ouverte le 3 décembre 1912 et confiée au juge Drioux. C’est dans ce cadre que Ruff fut arrêté le 4 décembre. Les autres militants inculpés furent Louis Lecoin, Henry Combes (en fuite), Édouard Boudot (en fuite) et François Parmeland*.
Soulevant l’incompétence du tribunal correctionnel et réclamant la cour d’assises, Pierre Ruff et Louis Lecoin ne se présentèrent pas au procès, le 28 janvier 1913. La 9e chambre correctionnelle les condamna par défaut le 4 février 1913, à deux ans de prison et 100 francs d’amende.
Ils firent opposition et, le 5 mars, repassèrent devant le même tribunal. Eugène Jacquemin, Georges Dumoulin et Pierre Martin témoignèrent en leur faveur. Fait extrêmement rare, le tribunal aggrava la peine prononcée par défaut, et les condamna au maximum : cinq ans de prison et 3000 francs d’amende. À la sortie de l’audience, Ruff, qui se débattait comme un beau diable, fut ceinturé par les gendarmes, et molestée dans les couloirs du palais de justice, ce qui provoqua une vive protestation de La Bataille syndicaliste du lendemain. Elle décrivit alors Ruff en ces termes : « Nombre de camarades connaissent Ruff : c’est un idéaliste, doux, un peu nuageux, timide d’apparence, mais convaincu ; le courage moral dont il fit preuve lors des débats n’a surpris aucun de ceux qui l’ont approché. »
Ruff effectua sa peine à la Santé, à Clairvaux, à Thouars, à Saintes puis à Caen.
Aux législatives d’avril 1914, dans le cadre d’une campagne d’alerte sur la situation des détenus politiques, il fut « candidat de la liberté » (voir Édouard Sené) à Paris 5e.
Durant la Grande Guerre, Pierre Ruff fut un farouche opposant à la guerre et à l’union sacrée. En août 1915, il signa l’appel « Aux anarchistes, aux syndicalistes, aux hommes » qu’il avait rédigé avec Louis Lecoin, et qui fut publié en Suisse dans Le Réveil communiste anarchiste n° 423 du 20 novembre 1915.
Alors que la date de sa libération approchait, il passa devant le conseil de révision qui, le 13 septembre 1916, le maintint dans sa position de réformé n°2.
Il sortit de la prison de Caen le 4 novembre 1916 et revint à Paris. Dès le 9, il participait à une réunion des Amis du Libertaire où il tint, selon la police, « les propos les plus violents » contre Grave, Kropotkine et Malato, partisans de l’union sacrée. Mais il attaqua également Sébastien Faure, estimant que son journal Ce qu’il faut dire, était trop tiède, et qu’on ne devait envisager que des publications clandestines si l’on voulait s’exprimer pleinement.
Le 11 décembre 1916, il fut de nouveau arrêté lors d’une perquisition dans les locaux du Libertaire, provoquée par la distribution du tract pacifiste « Imposons la paix ! » par Louis Lecoin. Ruff fut traduit en correctionnelle le 5 mars 1917, en vertu de la loi sur les propos alarmistes, et fut condamné à deux ans de prison et 1.000 francs d’amende. Défendus par Me Mauranges, les inculpés avaient fait citer comme témoins de moralité Jules Lepetit, Boudoux et Séverine. La peine fut confirmée en appel le 3 juillet 1917.
Incarcéré à la Santé avec Lecoin et Claude Content, Ruff participa en juin 1917 à l’édition du numéro clandestin du Libertaire (voir Claude Content). Pour cela il fut de nouveau condamné, le 11 octobre, à quinze mois de prison. En appel, le 28 janvier 1918, la peine fut aggravée : trois ans et 500 francs d’amende.
En 1917 et 1918, Ruff correspondit avec Victor Serge, lui-même emprisonné. Victor Serge saluait son courage et exprimait le regret de ne pas l’avoir côtoyé avant. Dans l’Entre-deux-guerres, il devait rester un proche ami de Rirette Maîtrejean* et de ses enfants.
Pierre Ruff fut libéré le 25 octobre 1919, à la faveur de l’amnistie d’une partie des pacifistes.
Dès sa sortie, il fut candidat abstentionniste lors des élections législatives de novembre 1919 à Paris. Il écrivit des articles dans Le Libertaire en faveur des camarades qui restaient emprisonnés — Lecoin, Alphonse Barbé*, Émile Cottin* — et s’installa également au 18, rue Vilin, à Paris 18e, où il devait rester toute sa vie.
Il livra un dernier article dans LeLibertaire du 7 mars 1920, puis cessa toute collaboration. Selon Alphonse Barbé, il aurait à l’époque adhéré au Parti communiste pendant quelque temps. Le 1er août 1920, il adhéra également au syndicat des correcteurs.
En août 1928, Lecoin le convainquit de revenir à l’Union anarchiste communiste révolutionnaire (UACR), et il recommença à donner des articles au Libertaire sous la signature d’Epsilon. C’est sous ce pseudonyme qu’il signa une nécrologie au vitriol de Clemenceau, « Un sinistre vieux est mort », dans Le Libertaire du 30 novembre 1929. Cet article entraîna des poursuites contre le gérant, Ribeyron*, mais Ruff revendiqua l’article. Il fut alors poursuivi et condamné en correctionnelle, le 9 juillet 1930, à six mois de prison et 500 francs d’amende. Il fut incarcéré à la Santé du 4 octobre 1930 au 4 avril 1931.
De fin 1931 à 1935, Ruff cessa de nouveau de militer, tout en restant en contact avec les principaux responsables de l’organisation anarchiste. Il n’y revint qu’en 1935, à la faveur de l’effervescence antifasciste. Il reprit alors sa collaboration au Libertaire sous les pseudonymes de Esliens, Gilbert Schwarz, Nobody ou Vilin, qui devint également son surnom courant dans le mouvement anarchiste.
Les 10 et 11 août 1935, il participa à la conférence nationale contre la guerre et l’union sacrée tenue à Saint-Denis et, en novembre, il remplaça Paul Dhermy* à la commission administrative de l’Union anarchiste (UA). Son mandat fut reconduit au congrès d’avril 1936, où il présenta aux congressistes un rapport sur le fascisme.
En décembre 1936, en désaccord avec la majorité de l’UA sur la politique de la CNT-FAI en Espagne, Pierre Ruff démissionna de l’organisation et cessa sa collaboration au Libertaire. Il imagina alors de fonder un nouveau groupement : l’Alliance libertaire, sans suite.
En 1940, durant la guerre, Pierre Ruff fit l’exode. À son retour à Paris, il ne put réintégrer son emploi de correcteur à L’Œuvre, où il travaillait depuis 1935, parce que juif. Il s’inscrivit au chômage le 20 juillet 1940. Le 24 juillet 1941, il fut obligé d’aller se déclarer comme Juif à la préfecture de police, et fut enregistré sous le n° 68069.
Chômeur, il continua de fréquenter les assemblées générales du syndicat des correcteurs. Alors que jusque là il avait été favorable à la neutralité ouvrière face à la guerre impérialiste, l’occupation et la politique antisémite firent évoluer son point de vue. Quand, en juin 1941, le IIIe Reich envahit l’URSS et que le PCF bascula dans la résistance, Pierre Ruff se mit à louer, en marge des AG du syndicat, le « courage des communistes » et à critiquer le neutralisme des anarchistes. Il espérait que la libération du territoire entraînerait une révolution « socialiste au vrai sens du mot ». En septembre 1941, en froid avec ses camarades — il avait refusé de serrer la main des responsables du syndicat et les avait traités de « complices du nazisme » —, il se fit plus rare dans les AG (rapport de police du 30 septembre 1941).
Un rapport de police indique que Pierre Ruff était alors, dans son quotidien, un peu « ours », et ne parlait jamais à personne dans son immeuble.
Le 10 février 1942, en état de « déchéance physique et morale » selon la police, alors qu’il avait fait plusieurs syncopes pour cause de malnutrition, Pierre Ruff fut hospitalisé à Tenon, à Paris 20e. Le 27 mars, il partit en convalescence à Saint-Maurice, en banlieue, jusqu’au 21 juillet. Sur l’initiative de quelques amis, le syndicat des correcteurs décida une aide pécuniaire à son égard : un repas par jour dans un restaurant.
Il fut arrêté le 24 août 1942 et interné au camp de concentration de Pithiviers (Loiret) le 24 septembre, où l’on parquait alors les sympathisants présumés de la Résistance. Toujours en conflit avec le syndicat des correcteurs, il s’opposa, par une lettre à Fernand Fortin, à toute démarche du syndicat pour le faire libérer, et refusa toute aide financière autre que l’indemnité de chômage statutaire. Du camp, il écrivit également une motion à soumettre à l’assemblée générale du syndicat des correcteurs, dans laquelle il exprimait sa conviction que de la guerre naîtrait la révolution. Louis Lecoin demanda à la commission administrative du syndicat d’intercéder en faveur de Ruff, mais celle-ci refusa en raison de l’attitude hostile de ce dernier, et estimant que la démarche était vouée à l’échec, Ruff étant juif (rapport de police du 9 décembre 1942). De Pithiviers, Ruff correspondit également avec son amie Rirette Maîtrejean.
Le 19 novembre 1943, Pierre Ruff fut transféré dans un autre camp d’internés politiques : celui de Voves (Eure-et-Loir). Après une évasion spectaculaire de prisonniers communistes, l’intégralité des détenus restants fut transférée, le 9 mai 1944, à Compiègne puis, le 21 mai, au camp de concentration de Neuengamme, près de Hambourg, où se trouvait également Félix Guyard. C’est vraisemblablement dans ce camp que Pierre Ruff trouva la mort.
Il avait confié en 1940 à un ami, deux manuscrits : L’Île des Cyprès et Les Hétérodoxes.
Par Guillaume Davranche
SOURCES : Registres matricules d’Alger. — Arch. PPo. GA/R7, GA/L13 et BA/1513 — compte-rendu du congrès FNBT d’Alger (1902) — Archives du syndicat des correcteurs — Louis Lecoin, Le Cours d’une vie, Paris, 1965 — Les Temps Nouveaux, n° 21, 21 septembre 1907 et n° 31, 30 novembre 1912 — Le Libertaire du 20 novembre 1910 — Le Matin du 15 juillet 1911 — CQFD, 23 décembre 1916 et 13 octobre 1917 — Souvenirs inédits de A. Barbé (Arch. Jean Maitron). — Anne Kriegel, Aux origines du communisme français, Mouton & co, 1964 —Fondation pour la mémoire de la déportation — dossier Victor Serge IHEFS — Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914), L’Insomniaque/Libertalia, 2014 — notes d’Anne Steiner. — État civil en ligne cote Alger 1877, fichier nominatif, ANOM.