Par Jean Maitron. Notice revue par Pascal Bedos et Guillaume Davranche
Né le 29 juin 1861 à Turin (Italie), mort le 29 février 1944 à Châtenay-Malabry (Seine) ; employé de ministère, publiciste, puis courtier en tableaux ; journaliste, critique littéraire et artistique ; anarchiste ; inculpé du « procès des trente ».
Fils de Jules Fénéon, voyageur de commerce, et de Louise Jacquin, Félix Fénéon suivit les cours de l’École normale de Cluny (Saône-et-Loire), puis du lycée de Mâcon. Il effectua à 19 ans son service militaire dans l’infanterie et passa un concours pour devenir rédacteur au ministère de la Guerre. Il y fut employé de 1881 à 1894. Il menait cependant une double vie, comme l’écrivit Octave Mirbeau dans Le Journal du 29 avril 1894 : « Fénéon avait deux parts de sa vie : son bureau, qui était son gagne-pain, et la littérature, qui était l’ornement de son existence. » Un grand nombre de ses articles parus dans la presse anarchiste l’ont toutefois été de façon anonyme, ce qui ne facilite pas leur identification.
Dès 1883, il fit son entrée dans le petit monde de la critique d’art et littéraire d’avant-garde en assurant le secrétariat de rédaction de La Libre Revue. En 1884, il fonda La Revue indépendante. Cette même année, au salon des artistes indépendants, il découvrit et admira un tableau de Seurat, Une baignade (Asnières). Dès lors, il ne cessa de défendre les peintres impressionnistes et néo-impressionnistes. En 1886, il devait publier une plaquette de 43 pages, Les Impressionnistes, qui allait devenir rapidement le manifeste de ce mouvement. Félix Fénéon se lia ainsi d’amitié avec les peintres Maximilien Luce, Georges Seurat, Paul Signac…
De 1885 à 1890, il anima La Vogue, dirigée par Gustave Kahn, La Revue wagnérienne et La Revue indépendante, collabora au Symboliste et à L’Art moderne de Bruxelles, aida Lecomte à créer La Cravache. Dès 1887, il donna des chroniques littéraires à un journal socialiste : L’Émancipation sociale, de Narbonne.
À partir de 1891, il fit partie du groupe de littérateurs d’avant-garde qui évolua vers l’anarchisme. Outre sa collaboration à la revue de critique littéraire Le Chat noir, il donna des articles aux revues anarchisantes La Plume et L’En-Dehors, de Zo d’Axa. À cette dernière il livra une chronique de faits divers intitulée « Hourras, tollés et rires maigres ». Quand Zo d’Axa se réfugia à Londres en janvier 1892, il confia la direction du journal à Félix Fénéon. Avec Lucien Descaves, Victor Barrucand, Louis Matha et Émile Henry, il lui imprima un tour plus libertaire. En mars, la police ouvrit un dossier sur lui. L’En-Dehors s’interrompit en février 1893.
Fénon se tourna alors vers Le Père Peinard, d’Émile Pouget, auquel il donna trois chroniques artistiques en adoptant le ton habituel du « gniaff journaleux » : « Balade chez les artisses indépendants », « Chez les barbouilleurs, les affiches en couleurs » et « Le Déballage des Champs-Élysées ». Il écrivit également dans La Revue anarchiste, puis dans La Revue libertaire de Charles Chatel. Ces feuilles étant tour à tour fermées par la répression, il se rapprocha de La Revue blanche.
Le 12 février 1894, après l’attentat d’Émile Henry au café Terminus, Matha pénétra chez Henry pour en évacuer tout le matériel destiné à la confection de bombes, et le confia à Fénéon. Le 5 avril, son logis, au 78, rue Lepic, fut perquisitionné sans résultat, mais il dut déménager au 4, passage Tourlaque. Le 25 avril, le logis de Fénéon fut de nouveau perquisitionné, ainsi que son bureau au ministère, où l’on découvrit 300 lettres d’écrivains et d’artistes, une boîte d’allumettes suédoises contenant six détonateurs et un flacon de mercure. Émile Henry les reconnut comme ayant été les siens.
Fénéon fut placé en détention à Mazas, tandis que la presse se faisait l’écho de cette arrestation sensationnelle au ministère de la Guerre. Le milieu journalistique et littéraire se mobilisa pour le soutenir, et la presse publia plusieurs articles de Bernard Lazare, Gustave Kahn, Louise Michel, Stéphane Mallarmé, Octave Mirbeau, Henri Rochefort ou encore Séverine. Stéphane Mallarmé le caractérisa ainsi : « Esprit très fin et curieux de tout ce qui est nouveau. [...] C’est un des critiques les plus subtils et les plus aigus que nous ayons » (Gazette des Tribunaux, 9 août 1894).
Il fut soupçonné d’être l’auteur de l’attentat du 4 avril 1894 au restaurant Foyot (voir Laurent Tailhade), ce qu’André Salmon devait colporter dans ses Mémoires sans fin, mais l’historien Philippe Oriol a réfuté cette thèse.
Le 2 mai, Fénéon fut révoqué du ministère de la Guerre.
Du 6 au 12 août 1894, il comparut devant les assises de la Seine dans le cadre du « procès des trente » (voir Élisée Bastard). Albert Bataille, dans Causes criminelles et mondaines de 1894, le présentait ainsi : « Voici M. Fénéon, avec sa longue figure maigre et osseuse, presque ascétique, ses yeux enfoncés, sa physionomie flegmatique, sa lèvre rasée et son long bouc américain, qui lui donne l’air d’un jeune quaker. »
Au cours du procès, il ne se départit pas de son flegme. Il parla peu ; mais son humour à froid impressionna à plusieurs reprises public et jury. Ainsi, alors que l’avocat général Bulot demandait une suspension d’audience de quelques instants pour se laver les mains, car il venait d’ouvrir un paquet à son adresse plein de matières fécales, la voix calme de Fénéon s’éleva dans le silence : « Depuis Ponce-Pilate, on n’avait pas vu un juge se laver les mains avec tant d’ostentation... » Défendu par Me Demange, Fénéon fut acquitté.
À sa sortie de prison, Thadée Natanson l’embaucha comme secrétaire de rédaction à La Revue blanche. En 1896, il deviendrait son rédacteur en chef. Toujours éclectique en matière littéraire, la revue allait désormais se positionner comme anarchiste au plan politique.
Dans le livre qu’il lui a consacrée, Paul-Henri Bourrelier a souligné le rôle-charnière de cette revue : « En témoignent ses campagnes dénonçant le génocide arménien, les dérives coloniales, la barbarie des interventions, européenne en Chine, anglaise en Afrique du Sud, et la diffusion des pamphlets de Tolstoï, Thoreau, Nietzsche, Stirner... Elle promeut les peintres Nabis, les néo-impressionnistes et l’Art nouveau, anticipe le fauvisme, le futurisme et les arts premiers. Toulouse-Lautrec, Bonnard, Vuillard, Vallotton, Hermann-Paul, Cappiello illustrent les articles de la revue et les ouvrages publiés par ses éditions. Après avoir soutenu fidèlement Mallarmé, La Revue Blanche accueille Proust, Gide, Claudel, Jarry, Apollinaire qui y débutent, tandis qu’elle édite une nouvelle traduction des Mille et une nuits et Quo vadis ?, le premier best-seller du siècle. Elle salue l’innovation dramatique avec Antoine et Lugné-Poe, Ibsen, Strindberg et Tchékhov, sans oublier le triomphe de l’école française de musique avec Debussy. »
En 1896, Félix Fénéon collabora également à La Renaissance de Pierre Martinet et à La Revue rouge de littérature et d’art de Manuel Devaldès.
Le 17 juin 1897, il épousa Stéphanie Goubeaux (« Fanny »), une amie de la famille, divorcée. Cette même année, convaincu par Bernard Lazare, Félix Fénéon fut un des premiers partisans de la révision du procès Dreyfus et fit de La Revue blanche un centre de ralliement à ce combat.
Après la disparition de la revue en avril 1903, il travailla comme rédacteur au Figaro jusqu’en 1906, puis brièvement au Matin avant de devenir vendeur à la galerie de peinture Bernheim-Jeune. Il y introduisit entre autres Cross, Signac, Marquet, Matisse et Van Dongen. En 1912, il y organisa la première exposition futuriste, intitulée « Les peintres futuristes italiens ».
En 1908, un rapport de police disait de lui : « Continue à militer activement dans les milieux anarchistes de la capitale et collabore à plusieurs organes de propagande libertaire. » On n’a toutefois pas pu établir lesquels.
Durant la Première Guerre mondiale, Fénéon, qui se rendit à plusieurs reprises à l’étranger, en 1915 en Grande-Bretagne, en 1917 en Suisse. Il fit peu parler de lui, mais hébergea un déserteur. En 1917, il rédigea un testament annonçant qu’il léguait au peuple russe toute sa collection de tableaux. Il le déchira néanmoins après la dégénérescence de la révolution.
Après la guerre, il dirigea de 1920 à 1926, chez Bernheim, le Bulletin de la vie artistique, amorcé dès 1914 ; il fut directeur littéraire des éditions de la Sirène. Fénéon ne militait alors plus dans les milieux libertaires et semble s’être rallié au communisme. En 1936, à l’avènement du Front populaire, il hissa le drapeau rouge sur le toit de l’immeuble qu’il habitait, 10, avenue de l’Opéra, à Paris.
Félix Fénéon mourut en février 1944 à la Vallée-aux-Loups, la maison qu’il habitait à Châtenay-Malabry et où avait vécu Chateaubriand.
En 1943, il avait songé à léguer sa collection de tableaux à un musée de Moscou. Ce projet ne s’étant pas réalisé, la collection fut vendue, et l’intérêt du capital servit à alimenter le prix Fénéon, créé en mars 1948 à l’initiative de sa veuve. Ce prix, décerné par la Chancellerie des universités de Paris, est attribué chaque année, depuis 1949, à un écrivain et à un artiste de moins de 35 ans.
Fénéon avait longtemps refusé qu’on publie l’ensemble de ses écrits. Il n’avait accepté qu’à la condition expresse que l’on attendît sa mort. Ses Œuvres plus que complètes ont été publiées en 1970... mais sont finalement incomplètes.
Par Jean Maitron. Notice revue par Pascal Bedos et Guillaume Davranche
ŒUVRE : Œuvres, introd. de Jean Paulhan, Gallimard, Paris, 1948 ― Œuvres plus que complètes, Éd. Joan U. Halperin, 1970 ― Petit Supplément aux « Œuvres plus que complètes », éd. établi par Maurice Imbert, Du Lérot, Tusson, 2 vol., 2003 et 2006.
SOURCES : Acte de baptême ― Arch. PPo. non versées ― Le Journal du 29 avril 1894 — Jean Paulhan, F.F. ou le critique, Gallimard, Paris, 1945 ― Le Monde des livres, 8 août 1970 ― René Bianco, « Cent ans de presse... », op. cit. — Joan Ungersma Halperin, Félix Fénéon : art et anarchie dans le Paris fin de siècle, Gallimard, Paris, 1991 — Philippe Oriol, "A propos de l’attentat Foyot", Le Fourneau, Paris, 1993 — Philippe Oriol, Bernard Lazare, Stock, 2003 ― Paul-Henri Bourrelier, La Revue blanche : une génération dans l’engagement, 1890-1905, Fayard, 2007 ― Philippe Oriol, « Félix Fénéon et les réseaux anarchistes », colloque sur La Revue blanche du 29 janvier 2009 au palais du Luxembourg.