ROBIN Paul, Charles, Louis, Jean [Dictionnaire des anarchistes]

Par Christiane Douyère-Demeulenaere, notice complétée par Guillaume Davranche et Jean-Yves Guengant

Né le 3 avril 1837 à Toulon (Var) , suicidé le 1er septembre 1912 à Paris XXe arr. ; professeur (second degré), éducateur ; membre de la Première Internationale ; sympathisant libertaire, pédagogue et néomalthusien.

Paul Robin
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Bien qu’il n’ait jamais formellement adhéré au mouvement anarchiste, Paul Robin en a été un compagnon de route et, à divers points de vue, un inspirateur. D’abord proche de Bakounine au sein de l’AIT, il fut ensuite surtout connu comme pédagogue d’avant-garde, puis apôtre du néomathusianisme.

Bakouniniste au sein de l’AIT

Paul Robin était issu d’une famille catholique, conformiste et bourgeoise. Son père était commis aux subsistances de la Marine et sa mère appartenait à la bonne bourgeoisie toulonnaise, son frère Charles devint officier de marine. La famille habita successivement Brest, Toulon, Bordeaux, puis enfin Brest. Le père finit sa carrière comme agent-comptable principal à l’arsenal brestois.

Paul Robin fut élève au lycée de Brest où il obtient le baccalauréat es-sciences en 1854. Élevé dans le quartier bourgeois du centre-ville, il côtoiyait la misère ouvrière du quartier de Kéravel, proche du bagne. Il se révoltait déjà contre ce qu’il nommait les iniquités scolaires et sociales et contre le servage des travailleurs. Lycéen, il admirait Joseph de Gasté, opposant le plus irréductible à Louis-Napoléon Bonaparte ; il fut muté d’office à Rochefort après sa victoire aux élections du Conseil général du Finistère de 1852. Robin fut répétiteur à Rennes puis à Brest en 1858. Admis à l’École normale supérieure de Paris, il en sortit en 1861

Il fut alors nommé professeur de physique au lycée de La Roche-sur-Yon (Vendée), puis à Brest (Finistère) où il occupa la chaire de Physique. Son caractère entier et difficile rendit la relation avec les élèves très tendue ; certains d’entre eux allèrent jusqu’à le provoquer par des inscriptions sur les murs de la ville. Peu académique, il préparait mal ses cours et fit l’objet de critiques par ses supérieurs. Préférant développer une éducation populaire en instaurant des séances pratiques de physique, il proposa en novembre 1864 à la société académique de Brest, dont il était membre, de « faire des lectures publiques du soir dans un intérêt scientifique, littéraire et moral », idée retenue par cette dernière. Mais iI s’attira alors les foudres du recteur d’académie, qui en février 1865 interdit à la société d’effectuer ces lectures. Il quitta alors Brest et sa carrière de professeur ; il se mit en congé pour partir en Nouvelle-Zélande.

Dès lors, Paul Robin sortit des voies conventionnelles et consacra sa vie à trois engagements majeurs, dans lesquels on peut voir l’expression des trois idées fortes qui ont gouverné son existence : la révolution sociale, l’éducation intégrale et le néo-malthusianisme, trois idées qui se rejoignent finalement dans une seule aspiration, l’émancipation et le bonheur de l’humanité.

Le premier engagement, vers lequel le portaient naturellement la fougue et l’idéalisme de sa jeunesse, fut le combat politique, le grand rêve de révolution sociale, de justice et de liberté qui secoua le XIXe siècle finissant et qui s’incarna d’abord pour lui dans les luttes de la Première Internationale. Lui, l’intellectuel bourgeois, que rien dans son milieu d’origine, ni dans sa formation, n’avait préparé à devenir un révolté pourchassé pour ses idées, se retrouva associé aux internationaux, dont il partagea pendant quelques années les espoirs et les contradictions.

Robin entra en révolution plus par générosité que par idéologie, parce qu’il refusait d’admettre l’analphabétisme qui condamne les plus démunis à l’ignorance et à la dépendance, et parce que le système scolaire officiel de son époque, rigide et routinier, était impuissant à corriger cette injustice.

Le congrès international des étudiants de Liège (Belgique), en 1865, lui fournit l’occasion d’entrer en contact avec des intellectuels socialistes, comme Aristide Rey ou César De Paepe, et avec les dirigeants du mouvement ouvrier belge encore balbutiant ; quelques mois plus tard, il adhéra à l’Internationale. Il contribua à son développement en prenant une part active à la création et à l’animation du Conseil général belge. Le 16 janvier 1869, Robin fut avec De Paepe, Hins et autres, un des dix-sept signataires d’une lettre au groupe initiateur de l’Alliance internationale de la démocratie socialiste fondée par Bakounine. Tout en se déclarant d’accord avec son programme, les signataires se déclaraient également d’accord, par souci d’unité, avec la décision du conseil général de Londres de ne pas admettre l’Alliance comme branche de l’Internationale.

Les affrontements sanglants de Seraing, en 1869, provoquèrent son expulsion de Belgique et le jetèrent dans un nouvel exil volontaire. Réfugié début août à Genève (Suisse), il se lia d’amitié avec Michel Bakounine et le 14 août, il fut admis comme membre de la section genevoise de l’Alliance. Le mois suivant, il assista au congrès de Bâle de l’AIT, comme représentant de la section de Liège (Belgique) ; il vota pour la propriété collective du sol et fut membre de la commission chargée d’étudier le problème de l’éducation intégrale. En octobre, Robin prit la direction du journal L’Égalité. Il démissionna de cette fonction le 3 janvier 1870, quitta Genève, et partit s’installer à Paris, où il fut membre de la section du Cercle d’études sociales.

Lorsque la police impériale procéda le 30 avril à l’arrestation des principaux dirigeants de l’AIT en France, Robin rédigea et cosigna avec les membres du conseil fédéral parisien une vigoureuse protestation contre l’accusation de complot et de société secrète, revendiquant pour l’Internationale le droit d’être « la conspiration permanente de tous les opprimés et de tous les exploités » (La Marseillaise, 2 mai 1870).

Arrêté le 12 juin, Robin comparut le 22 devant la 6e Chambre de police correctionnelle, comme inculpé au 3e procès de l’Internationale parisienne. Le 8 juillet il fut renvoyé de la prévention d’avoir appartenu à une société secrète, mais convaincu d’avoir, à Paris, fait partie de l’AIT non autorisée, et condamné à deux mois de prison et 25 F d’amende. Écroué à la Maison correctionnelle de Beauvais (Oise) le 28 août 1870, il fut libéré le 5 septembre, au lendemain du renversement de l’Empire.

A sa sortie de prison, Robin fut autorisé à séjourner quinze jours à Bruxelles où s’étaient réfugiés sa femme et ses enfants. Le 5 février 1868, il y avait en effet épousé Alna Delesalle, fille d’un militant de l’Internationale. Ils eurent sept enfants, dont trois morts en bas âge. Pour être demeuré plus longtemps à Bruxelles, il fut arrêté pour infraction à arrêté d’expulsion et reconduit à la frontière. Ne pouvant regagner Paris investi, il gagna Brest, où résidaient ses parents.

En octobre 1870, les internationalistes brestois provoquèrent une réunion publique sur le thème de la « surveillance et (de la) sécurité nationale ». Ils voulaient proposer la création d’un comité de surveillance et de défense nationale sur la ville. Par peur de troubles, les autorités militaires firent appréhender les meneurs. Mais il n’y avait aucun danger sérieux. Le préfet estimant que la « commune de Brest » n’était qu’une manifestation bruyante, la rigueur militaire mise en branle était pour lui importune. Robin préféra ne pas risquer d’être appréhendé et quitta la France pour Londres, où il arriva le 8 octobre.

Les meneurs furent jugés en conseil de guerre le 27 octobre, pour participation à un complot tendant à renverser l’autorité et condamnés lourdement. La faiblesse des accusations amena le gouvernement à gracier les condamnés quelques semaines plus tard.

À Londres, Robin fut accueilli par Marx (dont il reçut une avance d’argent remboursée deux mois plus tard), et ce dernier proposa sa cooptation au Conseil général de l’AIT. En septembre 1871, Robin assista à quelques séances de la conférence de Londres, puis il déclara par lettre s’abstenir « d’assister aux séances de la conférence où serait discutée la question suisse », « car il n’acceptait pas le rôle d’accusé ».

Robin se retrouva en fait mêlé, presque à son corps défendant, en tout cas sans en avoir bien saisi d’emblée les redoutables enjeux, au conflit qui opposait, à travers le Conseil général de Londres et les sections jurassiennes, Marx et Bakounine ; il y eut d’ailleurs sa part de responsabilité, plus par maladresse que par réelle divergence idéologique. Finalement, il fut lui-même l’une des premières victimes de ce conflit ; en 1871, il fut en effet exclu du conseil général de l’Internationale.

Après sa rupture avec l’Internationale autoritaire, il eut un rôle politique de plus en plus effacé, malgré ses sympathies pour la Fédération jurassienne qui restèrent vives sa vie durant, et en dépit des nombreux liens personnels qu’il avait noués avec ses militants (il envoya des correspondances signées D. au Bulletin de la Fédération jurassienne après 1875 et contribua en 1876, sous l’anagramme de Bripon, à l’Almanach socialiste).

Dans un exil anglais qui dura près de dix années, Robin se trouvait éloigné de tout champ d’action directe et sombra, peu à peu, dans le désabusement pour, finalement, se détourner du militantisme politique. Cependant, jusqu’à la fin de sa vie, il resta un compagnon de route attentif et loyal du mouvement libertaire.

Pédagogue avant-gardiste

Le second combat, celui de la maturité, ce fut l’expérimentation de l’éducation intégrale à l’orphelinat de Gabriel Prévost, à Cempuis (Oise), dont il prit la direction en 1880. Ce fut aussi l’engagement dans lequel Robin, qui avait vraiment une âme de pédagogue et qui se passionnait depuis longtemps pour l’éducation, s’investit avec le plus de conviction, y consacrant ses forces sans relâche pendant quatorze années, de 1880 à 1894.

Ce fut une expérience qu’il vécut sans réserve, sans prudence, souvent sans recul, y sacrifiant sa propre famille et son confort personnel, mais en tirant d’immenses satisfactions intellectuelles et morales. Les années de Cempuis apparaissent, dans la vie difficile et souvent décevante qui fut la sienne, comme une période de répit et de bonheur intense. Soutenu dans sa tâche par une petite poignée de fidèles, aux prises avec mille difficultés matérielles et avec l’indifférence et l’incompétence de la plupart de ses collaborateurs d’occasion, Robin réussit néanmoins à réaliser à Cempuis une œuvre qui, malgré les calomnies déversées contre l’orphelinat et son directeur en 1894, lui a survécu et a inspiré d’autres éducateurs, comme Sébastien Faure, Francisco Ferrer et Jean Wintsch*.

C’est par l’éducation populaire à laquelle il s’est intéressé dès ses premières années d’enseignement et à laquelle il contribua personnellement, particulièrement en donnant des cours publics en Belgique, que Paul Robin est arrivé à l’éducation intégrale. Dès son adolescence, il avait compris au contact des ouvriers brestois que l’éducation est, pour les plus pauvres et les opprimés, le meilleur levier de leur émancipation. Il était révolté par la discrimination établie par la société entre travailleurs manuels et intellectuels et il souhaitait sincèrement, après son échec de 1871 dans l’Internationale, contribuer d’une autre manière à l’émancipation des plus défavorisés.

La grande originalité de Robin, qui le distingue des autres théoriciens socialistes ou anarchistes qui ont écrit sur l’éducation, et qui en fait un pionnier, c’est l’expérience qu’il réalisa. Il fut le premier à passer à l’action et à expérimenter sur un groupe d’enfants assez nombreux — plusieurs centaines d’enfants passèrent à l’orphelinat Prévost entre 1880 et 1894 — ses idées sur l’éducation intégrale. Quand, en 1880, grâce à Ferdinand Buisson et au conseil général de la Seine, il eut enfin l’occasion de confronter à la pratique les conceptions pédagogiques qu’il avait enrichies et affinées sous l’influence de la réflexion socialiste et ouvrière sur l’éducation, Paul Robin réalisa une expérience originale et novatrice.

En effet, Cempuis n’était pas une école ordinaire, encore moins un orphelinat traditionnel. C’était une grande famille, où les garçons et les filles de 4 à 16 ans étaient élevés ensemble, tout au long de leur enfance, comme des frères et sœurs, selon le principe de la coéducation des sexes. Bien plus, tous ceux qui vivaient à Cempuis, non seulement les orphelins, mais aussi, directeur en tête, les maîtres et les employés, avec leurs propres familles, participaient à cette communauté familiale, qui avait ses rites (les représentations théâtrales du dimanche soir, les excursions, les vacances d’été à Mers), ses fêtes (les mariages, les anniversaires, l’hommage annuel au tombeau de Gabriel Prévost) et sa vie sociale (les concours musicaux et sportifs).

De fait, sans doute de façon plus ou moins consciente, Robin qui était un socialiste formé dans les années 1865-1870, essaya de réaliser à l’Orphelinat Prévost le vieux rêve de phalanstère, de coopérative de production qui avait cours du temps de sa jeunesse ; ainsi, il tenta de faire vivre l’établissement en autarcie en faisant produire par les élèves une partie des biens qu’ils consommaient, fabriquer les vêtements et construire les bâtiments qui leur étaient nécessaires. Plus encore, sur le plan moral, il eut la tentation de substituer la « grande famille de Cempuis » aux familles naturelles des enfants, finalement écartées comme dénuées de sens moral et corruptrices ; la pratique des « petits papas et petites mamans » et la création de l’Association des anciens élèves de Cempuis n’avaient pas d’autre finalité.

L’éducation donnée aux enfants, était « intégrale », c’est-à-dire qu’elle entendait prendre en compte l’individu dans sa globalité et s’adresser tout à la fois à son corps, à son esprit et à son cœur. Elle visait à développer simultanément et de façon équilibrée et harmonieuse toutes les facultés préexistant en chaque enfant, pour en faire un homme complet et libre.

D’abord et avant tout, on s’attachait, dans un climat général de santé physique et morale et de gaieté, à transformer des enfants pour la plupart chétifs, issus de milieux urbains le plus souvent dégénérés, en individus heureux de vivre, sains et vigoureux, rompus à la pratique des sports, bons marcheurs et bons nageurs.

Mais il ne suffisait pas de fortifier le corps, dont le développement était scientifiquement surveillé grâce à l’anthropométrie. On le perfectionnait aussi, en exerçant l’usage des organes de perception et en développant l’adresse manuelle. Par une gradation subtile d’exercices, depuis les travaux froebeliens pratiqués dans les classes enfantines jusqu’à l’apprentissage professionnel, les enfants étaient familiarisés avec le travail manuel, auquel leur origine sociale les vouait irrémédiablement ; ils manipulaient différents outils, passaient d’atelier en atelier et exécutaient des travaux diversifiés. A 13 ans, ils pouvaient choisir une activité en connaissance de cause et en faisaient l’apprentissage.

Quand ils sortaient de l’orphelinat à 16 ans, ils avaient tous un métier en mains et une formation manuelle polyvalente qui les mettait à l’abri du chômage résultant souvent d’une trop grande spécialisation.

Sur le plan intellectuel, le but poursuivi n’était pas tant de donner un savoir encyclopédique que d’apprendre à apprendre en dispensant des notions de base, solides, claires et justes, qui permettraient à chacun de continuer à s’instruire une fois parvenu à l’âge adulte. Bien plus, il s’agissait surtout de donner l’envie d’apprendre ; l’idée dominante de la pédagogie de Cempuis, c’était l’attrait, le plaisir et le jeu. Les méthodes utilisées, en réaction contre la pédagogie officielle du temps, s’appuyaient sur des traits de caractère propres à l’enfant, la curiosité, le sens de l’observation, l’intérêt pour le concret, et laissaient une large place à son initiative personnelle ; elles étaient sur bien des points annonciatrices des méthodes d’éducation active qui furent développées ultérieurement.

L’enseignement donné à Cempuis se conformait aux programmes officiels et devait conduire les élèves au certificat d’études primaires ; la priorité était donc accordée à l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul. Mais, inspiré par les idées positivistes et lui-même de formation scientifique, Robin accordait, dans son enseignement, une place prépondérante aux sciences, sciences exactes comme les mathématiques et la géométrie, ou sciences d’observation comme l’histoire naturelle et l’astronomie ; en revanche, les matières littéraires, comme la grammaire ou l’histoire, suspectes de « subjectivité », n’étaient abordées qu’avec beaucoup de prudence. Par ailleurs, une très large place était faite aux activités artistiques, surtout au dessin et à la musique, dont la pratique intensive marquait fortement l’orphelinat.

Pour Robin et ses disciples, la morale n’est pas une science que l’on enseigne, mais un exemple que l’on donne. L’orphelinat Prévost se présentait donc comme un modèle réduit de société égalitaire, calquée sur la famille naturelle, où tout appartient à tous et dont les membres doivent se convaincre que le bonheur de chacun dépend du bonheur de tous. Ainsi développait-on chez les élèves la solidarité, le sens des responsabilités, le sentiment de la justice, la sociabilité en leur confiant des responsabilités au sein de la communauté.

Comme sur le plan intellectuel, l’éducation morale visait à éliminer les idées fausses, au rang desquelles l’éducateur Robin rangeait pêle-mêle la répulsion vis-à-vis de certains animaux, le vertige et l’idée de Dieu. Si l’établissement n’était pas anticlérical, il se voulait très résolument athée en rejetant systématiquement tout enseignement religieux. Autre caractéristique, qui apporta une eau abondante au moulin des détracteurs de 1894, on n’exaltait pas à Cempuis les sentiments patriotiques ou le chauvinisme ; les chants qu’entonnaient si facilement les enfants, parlaient surtout d’amour, de paix et de fraternité entre les peuples.

Essayer de dresser un bilan de l’expérience de Cempuis n’est pas chose aisée, car, mis à part quelques personnalités d’exception, les anciens élèves de Robin ont peu défrayé la chronique.

Si l’orphelinat Prévost a, sur le plan intellectuel, fourni à peu près les résultats qu’on en attendait — les succès aux examens et dans les concours sont là pour en témoigner —, il est plus difficile de conclure sur les autres plans. Mais, si l’on admet que les gens heureux n’ont pas d’histoire, l’anonymat dans lequel se sont tenus le plus souvent les anciens élèves de Cempuis peut passer a priori pour une présomption de la réussite de l’éducation morale et professionnelle qu’ils y ont reçue. Paul Robin, tout comme les conseillers généraux républicains qui le soutinrent dans son action, eut très certainement l’idée de faire de Cempuis un laboratoire social d’où sortirait une génération nouvelle de citoyens, ferments d’une « race forte [et] d’une nation intelligente », instruments de régénération par la base de la société. Projet singulièrement élitiste, justifiant la sélection appliquée aux enfants à leur entrée.

Mais les difficultés matérielles auxquelles se heurta Robin pendant de longues années, la brièveté de l’expérience aussi, ne lui laissèrent pas le temps de le mener à terme. S’il est vrai que l’on perçoit, sous la pratique quotidienne, une volonté politique de réaliser une microsociété égalitaire qui jetterait les fondements d’une société nouvelle, la réalité se révéla bien différente ; le passage à la pratique conduisit Robin à faire évoluer certaines de ses théories pour les adapter aux réalités administratives et financières auxquelles il se trouvait confronté.

Cependant, les modifications qu’il dut, par la force des choses, apporter à son projet éducatif, portèrent plus sur l’aspect social que sur l’aspect purement pédagogique et, si Cempuis ne fut pas cette école de l’anarchie qu’y ont vue certains journalistes en 1894, elle fut néanmoins une authentique expérience d’enseignement intégral. Après quelques alertes vite apaisées, la campagne de presse qui se déchaîna contre l’orphelinat Prévost en 1894 pour le dénoncer comme un lieu de subversion sociale et de perversion morale, vint sanctionner dramatiquement la carrière éducative de Paul Robin. Survenant dans un contexte politique particulièrement délicat — vague d’attentats anarchistes et tentative de ralliement des catholiques à la République —, le scandale de la « porcherie municipale de Cempuis » déboucha irrémédiablement sur la révocation de Robin, le 31 août 1894.

Apôtre du néomalthusianisme

Sacrifié pour des raisons de politique intérieure, Paul Robin s’engagea alors dans un troisième et dernier combat qui lui sembla bientôt pouvoir résumer toute sa raison d’être : propager l’idée que l’émancipation sociale des classes les plus défavorisées et l’épanouissement personnel des hommes et des femmes — surtout des femmes — passent obligatoirement par le contrôle de la natalité et que seul un enfant désiré et élevé dans des conditions matérielles et morales satisfaisantes peut devenir un homme libre et responsable.

Féministe, il prônait la liberté de la maternité dont le choix devait revenir à la femme, qui avait aussi la faculté de choisir son compagnon. Il pensa même, dans les dernières années de sa vie, créer une Ligue anti-esclavagiste pour l’affranchissement des « filles ».

Derrière ce désir d’émancipation, il existe chez Robin une autre préoccupation, celle de la régénération de la société. Robin est eugéniste et, pour lui, la multiplication de ceux qu’il qualifiait de « dégénérés », multiplication imputable à l’imprévoyance parentale habituelle dans les couches les plus pauvres et les plus ignorantes de la population, était un danger pour l’humanité. Pour y remédier, il préconisait des mesures très strictes de sélection et de stérilisation.

Ainsi, au-delà de son intérêt pour les questions de dégénérescence, d’hérédité et de sélection artificielle, qu’il partageait d’ailleurs avec une partie du corps médical français de l’époque, on retrouve sous cet aspect particulier le souci, déjà rencontré dans l’expérience de Cempuis, de réunir les conditions favorables à l’éclosion d’une nouvelle génération de citoyens, « sains, vigoureux, intelligents et bons », qui seraient le levier qui bouleverserait les vieilles structures sociales.

A la tête de la Ligue de la régénération humaine, fondée en 1896, Paul Robin, qui était un homme seul et âgé, en mauvaise santé, disposant de faibles moyens financiers, s’attela à une œuvre de propagande qui se heurta le plus souvent à l’indifférence, voire aux railleries et aux injures. Usant lui-même de provocations multiples, s’appuyant sur la sympathie des milieux anarchistes, il mena pendant près de six ans une action souterraine et sema inlassablement les ferments du néo-malthusianisme dans les milieux les plus divers, socialistes, féministes, francs-maçons, etc.

Après plusieurs années d’insuccès et de rebuffades, il rencontra Eugène Humbert* qui prit en main l’organisation matérielle de la ligue. Il donna une nouvelle impulsion à la propagande en s’attachant une équipe d’orateurs brillants et populaires — Sébastien Faure, Nelly Rousel*, Marie Huot — qui multipliaient les conférences publiques. De 1902 à 1908, la Ligue de la régénération humaine connut sans conteste ses plus belles années et les efforts de Robin furent enfin récompensés.

Mais cet âge d’or s’acheva brutalement avec la rupture qui survint entre Robin et Humbert ; ce dernier fit scission, en 1908, pour fonder son propre groupe de « Génération consciente » et Paul Robin, à bout de forces, escroqué par certains de ses anciens amis, saborda la Ligue de la régénération humaine.

Après quelques années vécues dans l’aigreur et la solitude, épuisé par la vie pleine d’action et de tumulte qu’il avait connue, il choisit pour son suicide le jour anniversaire de sa révocation de Cempuis (31 août 1912).

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article155235, notice ROBIN Paul, Charles, Louis, Jean [Dictionnaire des anarchistes] par Christiane Douyère-Demeulenaere, notice complétée par Guillaume Davranche et Jean-Yves Guengant, version mise en ligne le 18 mars 2014, dernière modification le 9 août 2022.

Par Christiane Douyère-Demeulenaere, notice complétée par Guillaume Davranche et Jean-Yves Guengant

Paul Robin
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ŒUVRE : Anthropométrie à l’école, ext. du Bulletin de l’Orphelinat Prévost, Cempuis (Oise), Impr. de l’Orphelinat Prévost, 1887, 16 p. — Congrès international de l’enseignement primaire (11-16 août 1889). Sur la deuxième question. Du rôle de la femme dans l’enseignement, Cempuis (Oise), Impr. de l’Orphelinat Prévost, 1892, 4 p. — Contre et pour le malthusianisme, Paris, P.-V. Stock, 1897, rééd. sous le titre Controverse sur le néo-malthusianisme. Communication de M. le Dr E. Javal de l’Académie de médecine. Réponse de Paul Robin. Contribution à l’enquête ouverte à ce sujet par « l’Action », Paris, Librairie de « Régénération », 1905, 29 p. — Contre la nature, extr. de Éducation libertaire, Paris, 1900, 12 p. (Très nombreuses rééd. entre 1902 et 1907). — Dans l’eau. Nager sur le ventre, sur le dos, le sport, plonger, sauvetage, 3e éd., Paris, chez l’auteur, 1908, 16 p., ill. — Dégénérescence de l’espèce humaine, causes et remèdes, communication à la Société d’anthropologie de Paris, Paris, P.-V. Stock, 1896 (nouv. éd. en 1905 et 1909). — De l’enseignement intégral, Versailles, 1869, Impr. de Cerf, 1869, 29 p. — De l’enseignement intégral, 2e article, extr. de Philosophie positive, juillet-août 1870, Versailles, Impr. de Cerf, p. 3-20. — De l’enseignement intégral, Troisième et dernier article, extr. de Philosophie positive, juillet-août 1872, Versailles, Impr. de Cerf, p. 1-16. — L’éducation intégrale, culture harmonique de toutes les facultés physiques, intellectuelles et affectives. Sommaire de conférences, Paris, Impr. de Humbert, 1902, 7 p. — L’Enseignement de la lecture, suivi d’un appendice sur la classification des sons et articulations de la langue française, extr. du Bulletin de l’Orphelinat Prévost, Cempuis (Oise), Impr. de l’Orphelinat Prévost, 1888, 18 p., fig. — Instruction pour l’emploi de la tablature de l’alto, du violon et du violoncelle, Cempuis (Oise), Impr. de l’Orphelinat Prévost, s.d., 4 p. — Libre amour, libre maternité, Paris, Ligue de la Régénération humaine, [1900], 8 p. (Très nombreuses rééd.) — Malthus et les néo-malthusiens, Paris, Librairie de « Régénération », 1905, 12 p. (rééd. s.d. et 1908). — « Mémoire justificatif à propos de mon expulsion du Conseil général », reproduit intégralement dans Archives Bakounine, Michel Bakounine et l’Italie, 1871-1872. Textes établis et annotés par Arthur Lehning, La Première Internationale en Italie et le conflit avec Marx. Écrits et matériaux, Leiden, 1973, vol. I, 2e partie, p. 381-394. — Méthode de lecture, Paris, C. Delagrave-Bruxelles, Office de publicité, mars 1866, 32 p. — Les métiers, Cempuis (Oise), Impr. de l’Orphelinat Prévost, 1889, 8 p. (extr. du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson). — Le Néo-malthusianisme ; la vraie morale sexuelle ; le choix des procréateurs, la graine ; prochaine humanité, Paris, Librairie de « Régénération », 1905, 24 p. — Le Néo-malthusianisme : prudence procréatrice ; bonne naissance. Sommaire de conférences, Paris, Impr. de Humbert, 1902, 4 p. — Orphelinat Prévost appartenant au département de la Seine à Cempuis (Oise), Rapport financier et moral sur l’exercice 1886, Imprimerie-lithographie de l’Orphelinat Prévost à Cempuis, 1887, 12 p. — Orphelinat Prévost appartenant au département de la Seine à Cempuis (Oise), Rapport financier et moral sur l’exercice 1887, Imprimerie-lithographie de l’Orphelinat Prévost à Cempuis, 1888, 7 p. — Orphelinat Prévost appartenant au département de la Seine à Cempuis (Oise), Rapport moral et financier sur l’exercice 1888, Imprimerie-lithographie de l’Orphelinat Prévost à Cempuis (Oise), 1889, 7 p. — Pain, loisir, amour, Paris, éd. de « Régénération », 1907, 13 p. — Population et prudence procréatrice, Paris, Impr. de Humbert, 1902, 8 p. (nouv. éd., 1907). — Propos d’une fille, recueillis par Paul Robin, Paris, Librairie de « Régénération », 1905, 16 p. — Sur l’enseignement intégral. Rapport présenté au Congrès de Mayence par le Cercle d’Études sociales de Paris, Paris, Association générale typographique, Berthelemy et Cie, 19 rue du faubourg Saint-Denis, juillet 1870, 18 p. — Technique du suicide, extr. de La Critique, 5 juin 1901, 4 p. — Vers régénérateurs, Paris, éd. de « Régénération », 1906, 47 p. Rédacteur en chef du Bulletin de l’Orphelinat Prévost appartenant au département de la Seine à Cempuis, par Grandvilliers (Oise), Imprimerie de l’Orphelinat Prévost, composé et imprimé par les élèves, novembre 1882-décembre 1890 [devient l’Éducation intégrale, Bulletin de l’Orphelinat Prévost appartenant au Département de la Seine, avril 1891-1894 (4e série), puis redevient Bulletin de l’Orphelinat Prévost à la fin de 1894]. — des Dernières sessions normales de pédagogie pratique, 1893-1894, Publications de l’Éducation intégrale, 1904, 204 p. — de L’Égalité. Journal de l’Association internationale des travailleurs de la Suisse romande, paraissant à Genève le samedi matin, Genève, 16 décembre 1868-18 décembre 1872. — des Fêtes pédagogiques à l’Orphelinat Prévost. Sessions normales de pédagogie pratique, 1890, 1891, 1892, Orphelinat Prévost, 1893, 436 p. — des Fêtes pédagogiques à l’Orphelinat Prévost. 4e session normale de pédagogie pratique tenue à Orphelinat Prévost [en 1893], s.l., 1894. — de L’Internationale. Organe des sections belges de l’Association internationale des Travailleurs, n° 1-30, 17 janvier 1869-8 août 1869. — de Régénération. Organe de la ligue de la régénération humaine, Bonne naissance, Éducation intégrale, décembre 1896-novembre 1908. — du Soir. Moniteur de l’enseignement libre, des associations, des réunions périodiques et irrégulières, 19 octobre 1867-8 mai 1868, 13 numéros (Londres, British Library, PP. 1199).

SOURCES : Arch. PPo BA/1244 — Bulletin de la société académique de Brest, procès-verbaux des séances de la société, années 1862-1863 et 1864-1865. — James Guillaume, L’Internationale, Documents et Souvenirs (1864-1878), Paris, 4 vol., 1905-1910, reprint Éditions G. Lebovici, 1985. — M. Molnar, Le Déclin de la 1re Internationale. La Conférence de Londres de 1871, Genève, 1963. — Jacques Freymond (éd.), La Première Internationale. Recueil de documents, 4 vol., Droz, Genève, 1962-1971. — Archives Bakounine, publiées pour Internationaal Instituut voor Sociale Geschiedenis Amsterdam par A. Lehning, A.J.C. Rüter, P. Scheibert, 1961-1965. — Le Conseil général de la 1re Internationale. Minutes. Édition soviétique en langue russe, 4e vol., 1870-1871, Moscou, 1965. — G. Giroud, P. Robin. Sa vie, ses idées, son action, Paris, 1937. — J. Maitron, Histoire du mouvement anarchiste en France, 1880-1914, Paris. — Le Yaouanq, Les Conceptions pédagogiques de Paul Robin, 1870-1894, DES Paris, 1960. — J. Humbert, Une grande figure, Paul Robin (1837-1912), Paris, 1967, 52 p. — Christiane Demeulenaere-Douyère, « Paul Robin (1837-1912). Bonne naissance. Bonne éducation. Bonne organisation sociale », thèse de doctorat de l’Université de Paris I-Sorbonne (1991), publiée sous le titre Paul Robin (1837-1912). Un militant de la liberté et du bonheur, Paris, Publisud, 1994, 478 p. (Pour les ouvrages antérieurs, voir la bibliographie figurant dans cet ouvrage). — Jean-Yves Guengant, Brest, naissance de l’école publique. La longue histoire de l’égalité, 1740 – 1940, Paris, éd. Conform, 2014. — Notes de Michel Cordillot.

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