BALANDIER Georges, Léon, Émile

Par Marie-Ève Humery-Dieng

Né le 21 décembre 1920 à Aillevillers (Haute-Saône), mort le 5 octobre 2016 à Paris (XVIIIe arr.) ; anthropologue africaniste et sociologue ; intellectuel engagé contre la colonisation ; membre de la SFIO entre 1946 et 1951.

Bas-vosgien d’origine, Georges Balandier était le fils d’un cheminot et militant socialiste, et d’une mère, femme au foyer, issue d’un milieu catholique conservateur. Ses deux grands-pères étaient respectivement bottier et sculpteur sur bois, tandis que l’imaginaire familial restait marqué par l’image anticonformiste d’un arrière-grand-père paternel séminariste et militaire, qui avait libéré ses prisonniers de guerre lors de la campagne du Mexique sous Napoléon III. La famille Balandier s’installa en 1929 dans la banlieue parisienne. Adolescent, Georges Balandier était à la fois attiré par cet héritage militaire et clérical et par les positions libertaires, tout en découvrant le militantisme aux côtés de son père, partisan du Front populaire.

Georges Balandier commença ses études alors que la Seconde Guerre Mondiale éclatait. Il obtint une licence de philosophie et de lettres, avant de fréquenter le Musée de l’Homme en 1941-1942 et d’y suivre les enseignements de l’Institut d’Ethnologie, alors dirigé par Paul Rivet*. Réfractaire au STO, il rejoignit la Résistance dans sa région natale où il participa en 1943 à un maquis mobile offensif contre les positions allemandes. À la fin de 1945, il retrouva l’Institut d’Ethnologie pour travailler au classement d’objets rapportés d’Afrique à la fin du XIXe siècle. Décidé dès la guerre à quitter une Europe meurtrie pour découvrir « l’Autre » (les sociétés dites exotiques), il partit en 1946 pour le continent africain.

Sa première affectation fut l’IFAN (Institut Français d’Afrique Noire) de Dakar, dont le directeur Théodore Monod lui confia la mission de sillonner la sous-région (Sénégal, Mauritanie, Guinée) pour relever les caractéristiques des sociétés rencontrées. Il étudia alors notamment la société lébou avec P. Mercier, avec lequel il était lié depuis le lycée Colbert, ou encore les tribus maures avec Mokhtar ould Hamidoun. C’est dans cette Afrique coloniale française de l’après-guerre que Balandier s’engagea dans un parti politique pour la seule fois de son existence, en rejoignant la SFIO de 1946 à 1951. En poste à Conakry pour réactiver l’IFAN de Guinée, il fut par ailleurs très proche du Rassemblement Démocratique Africain, parti indépendantiste initialement proche du PCF, à travers ses amis et collaborateurs tels que Madéra Kéïta (futur ministre au Mali) qui l’initia à la vie politique locale en lui présentant les premiers fondateurs du RDA, dont Ahmed Sekou Toure (premier président de la Guinée indépendante).

En septembre 1947, Georges Balandier épousa Claire Tron, fille d’un directeur d’école marseillais, enseignante de biologie, ex-résistante et sensible au courant féministe, qu’il avait rencontrée en Guinée alors qu’elle dirigeait une école de jeunes filles. Leur relation avant mariage fit scandale dans les milieux coloniaux de Conakry, déjà ébranlés dans leur essence et leurs principes moraux par les prémisses des revendications indépendantistes. De cette union naquirent deux filles, Claude, qui étudia la sociologie à la Sorbonne et qui devint finalement vice-présidente d’une grande entreprise, et Anne, chargée de l’organisation de colloques à la MSH et responsable éditoriale de la revue Information sur les sciences sociales/Social Science Information, revue que son père avait fondée au Conseil International des Sciences sociales (Unesco), aux côtés de Claude Lévi-Strauss*.

Après un départ forcé de Guinée en 1947, un bref séjour à Paris lui permit de fréquenter les milieux intellectuels francophones caribéens et africains au sein desquels le mouvement de revendications culturelles et identitaires de la négritude se construisait. Aux côtés d’Alioune Diop (qui deviendra député au Sénégal), il fut alors rédacteur en chef de la revue Présence africaine, soutenue par un groupe d’intellectuels français constitué notamment d’André Gide*, Jean-Paul Sartre*, Albert Camus*, Emmanuel Mounier* et Michel Leiris*.

Rompant avec l’Afrique occidentale, c’est vers l’Afrique équatoriale que Georges Balandier se tourna lorsqu’il fut chargé en 1948 de créer à Brazzaville la section de sociologie de l’ORSTOM qui collaborait étroitement avec l’administration coloniale. Il mena parallèlement des recherches au Congo qui donneront lieu en 1955 à ses deux thèses de doctorat : Sociologie des Brazzavilles noires et Sociologie actuelle de l’Afrique noire : dynamique sociale en Afrique centrale.
Dans son analyse du fait colonial, Balandier appréhendait la colonisation comme une situation totale (ce qu’il appelle la « situation coloniale ») où société coloniale et société(s) colonisée(s) ne se limitaient pas à une cohabitation, mais dont l’imbrication et les interactions constantes devaient être envisagées à partir de toutes les approches possibles : histoire, économie, sciences politiques, sociologie et psychologie devenaient ainsi indispensables. Cette analyse ainsi que ses deux thèses de doctorat insistèrent sur la détermination matérielle de l’oppression subie par les colonisés et conduisirent Balandier à considérer que les Africains ne pouvaient pas faire, à terme, l’économie d’une lutte des classes, même si celle-ci était alors différée par un front commun dans la lutte contre le système colonial. La dimension marxiste de ces expertises alla de pair avec un refus de « toute politique dictatoriale de gauche » (cité par G. Gaillard, voir SOURCES).
Entre 1952 et 1962, Georges Balandier inaugura l’un des premiers enseignements sur les pays sous-développés à l’IEP de Paris. Fort de ses premières expériences africaines, il y présentait sa vision anticipatrice de l’émancipation des pays colonisés. Il fut alors un ardent promoteur du potentiel des pays dits « sous-développés », en reprenant notamment la notion de « Tiers-Monde », lancée par Alfred Sauvy en 1952 en référence au « Tiers État » de l’Ancien Régime, notion qui se voulait porteuse de la force mobilisatrice des masses populaires dominées.

En 1954, il devint directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études, 6e section (actuelle EHESS), où il inaugura un cours de sociologie africaine qui sera étayé par la création, avec le géographe Gilles Sautter, du Centre d’Études africaines, rattaché par la suite au CNRS. Le CEA offrit alors un espace de rupture aux modèles anthropologiques qui existaient en France et devint un espace de contestation à la fois théorique - recherches fondées sur la pratique de « terrains » de longue durée, approche dynamique et pluridisciplinaire -, et politique (engagement pour le développement et l’indépendance effective des pays africains).

À cette époque, il connut coup sur coup deux expériences de conseiller technique, d’abord en 1954 comme chargé de mission au Secrétariat d’État à la Recherche scientifique créé par Pierre Mendès France*, puis en 1958 pour le Cabinet du ministre de la France d’Outre-Mer, avec la mission d’accompagner les processus de décolonisation grâce à sa connaissance des pays subsahariens.
Il fut élu en 1962 à la toute nouvelle chaire de sociologie et d’ethnologie de l’Afrique noire à la Sorbonne. Son « maître » en sociologie était Georges Gurvitch*, à qui il succéda à la présidence de l’Association internationale des Sociologues de Langue Française et dont il hérita aussi de la direction de la « Bibliothèque de Sociologie Contemporaine » ainsi que de celle, en 1965, des Cahiers Internationaux de Sociologie. Georges Balandier donna en même temps un séminaire à l’École Normale Supérieure de 1961 à 1966. C’est également dans cette période des années 1960 que Georges Balandier contribua de façon significative à la naissance en France de l’anthropologie politique, tant par son enseignement doctoral à la Sorbonne que par sa co-direction du CEA au sein duquel il encourageait les recherches traitant d’aspects politiques. Son ouvrage Anthropologie politique, paru en 1967, constitue une référence fondamentale en la matière. En outre, de 1963 à 1973, Balandier dirigea le département des sciences humaines de l’ORSTOM (actuel IRD).

L’anthropologie de Georges Balandier fit rupture avec les différentes approches de son temps par une critique du structuralisme de Lévi-Strauss comme par celle de l’École essentialiste de Griaule. Il s’agissait plutôt de proposer une anthropologie sociale du changement, « anthropologie dynamique et critique », qui prenait en compte la dimension temporelle et instable des réalités humaines où se mêlent tradition et modernité. Dans une démarche similaire à celle de l’anthropologie africaniste britannique des années 1960 - celle de l’« école de Manchester », qu’il fit connaître en France -, Georges Balandier proposait ainsi à l’anthropologie française de sortir du cadre des figures de l’exotique pour devenir une science de l’Homme applicable à tout objet social dans n’importe quelle région du monde, en multipliant pour ce faire les recours à la sociologie.

Quant à l’exercice de son métier, Balandier considérait dans Afrique ambiguë (1957) qu’être ethnologue est une ascèse, une « expérience qui transforme de manière insidieuse ». L’approche compréhensive des « civilisations » étrangères qu’il préconise implique de l’empathie et de la sympathie vis-à-vis des peuples étudiés, ce qui transforme l’entreprise scientifique en « aventure personnelle » totale : « aucune expérience sociale ne peut être aussi complète, aucun engagement ». C’est ainsi le choix même de son engagement en ethnologie qui devient porteur d’une dimension militante, car au-delà de sa mission d’interprète, il se doit de s’en prendre « à l’ignorance commune et aux idées toutes faites » et dérange par « son refus du conformisme et ses interventions critiques ».

Dans la seconde moitié de sa carrière, Georges Balandier élargit son champ africaniste à l’étude sociologique du monde moderne et à la critique de la mondialisation. Selon lui, « l’universalisme d’aujourd’hui est à construire en reconstruisant les diversités » (voir Sources, L’Humanité, 22 octobre 2002), car face à l’occidentalisation du monde et à son homo « hypersauvage suréquipé » qui ne maîtrise pas ses technologies et les mondes virtuels qu’il développe, il ne peut qu’advenir une « insurrection de la différence », comme il l’analysa dans son dernier ouvrage, Civilisés, dit-on.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article15525, notice BALANDIER Georges, Léon, Émile par Marie-Ève Humery-Dieng, version mise en ligne le 20 octobre 2008, dernière modification le 9 mars 2022.

Par Marie-Ève Humery-Dieng

ŒUVRE : « Contribution à une Sociologie de la Dépendance », Cahiers Internationaux de Sociologie, XII, 1952 : 47-69. — Particularisme et évolution : les pêcheurs Lébou (Sénégal), Saint-Louis du Sénégal, IFAN, 1952 (en coll. avec P. Mercier). — L’anthropologie appliquée aux problèmes des pays sous-développés, Institut d’Études politiques, cours de droit, 1954-1955. — Sociologie des Brazzavilles noires, A. Colin, 1955. — Sociologie actuelle de l’Afrique noire : dynamique sociale en Afrique centrale, PUF, 1955. — (sous la dir. de) Le Tiers-monde, sous-développement et développement, PUF, 1956. — Afrique ambiguë, Plon, 1957. — La vie quotidienne au royaume de Kongo du XVIe au XVIIIe siècles, Hachette, 1965. — Anthropologie politique, PUF, 1967. — Sens et puissance : les dynamiques sociales, PUF, 1971. — Gurvitch, PUF, 1972. — Anthropo-logiques, PUF, 1974. — Histoire d’Autres, Stock, 1977. — Le pouvoir sur scènes, Balland, 1980. — Le détour : pouvoir et modernité, Fayard, 1985. — Le désordre : éloge du mouvement, Fayard, 1988. — Le dédale : pour en finir avec le XXe siècle, Paris, 1994. — Conjugaisons, Fayard, 1997. — Le grand système, Fayard, 2001. — Civilisés, dit-on, PUF, 2003.

SOURCES : Emmanuel Terray, Afrique plurielle, Afrique actuelle. Hommage à Georges Balandier, Karthala, 1986. — « Colloque de Cerisy. Autour de Georges Balandier », Revue de l’Institut de Sociologie, 1988. — Gérald Gaillard, Images d’une génération : éléments pour servir à la constitution d’une histoire de l’anthropologie française de ces trente dernières années, thèse de doctorat d’ethnologie sous la dir. de Georges Balandier, vol. I, EHESS, 1988. — P. Maurer, Aspects de la sociologie contemporaine, Institut d’anthropologie et de sociologie de l’Université de Lausanne, 1988, pp. 37-58. — « Pour une anthropologie dynamiste », entretien par Laurent Mucchielli, Sciences Humaines, n° 20, août-septembre 1992. — G. Gosselin (dir.), Les nouveaux enjeux de l’anthropologie, Autour de Georges Balandier, L’Harmattan, 1993. — « Georges Balandier, Lecture et relecture », Cahiers internationaux de Sociologie, vol. CX, janvier-juin 2001. — B. de L’Estoile, « L’anthropologie en action : situation coloniale et révolution scientifique », Transatlantic Perspectives on the colonial situation, New-York University, avril 2001. — Liliane Voyé (dir.), « L’anthropologue à l’épreuve du temps », Recherches Sociologiques, vol. XXXIII, n° 2, 2002, Université catholique de Louvain (art. de G. Balandier, de L. Voyé et de J.-P. Dozon). — « Georges Balandier : la mondialisation a un besoin urgent de politique », entretien avec Lucien Degoy, l’Humanité, 22 octobre 2002. — « Une anthropologie des moments critiques », Entretien avec Georges Balandier, interrogé par Dozon, Goussault, Terray, M’Bokolo & Augé, le 28 novembre 1995, coll. Savoir et mémoire, n° 6, vidéo. — Série d’entretiens radiophoniques avec Georges Balandier, Livre d’or, animé par Philippe Sainteny, RFI, avril 2003. — État civil.

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