ALMEREYDA Miguel [Eugène, Bonaventure, Jean-Baptiste Vigo, dit] [Dictionnaire des anarchistes]

Par Guillaume Davranche

Né le 8 janvier 1883 à Béziers (Hérault), mort le 14 août 1917 à la prison de Fresnes (Seine) ; photographe puis journaliste ; anarchiste puis socialiste ; cofondateur de La Guerre sociale.

Miguel Almereyda par Flavio Costantini.
Miguel Almereyda par Flavio Costantini.

Personnage flamboyant, excessif et talentueux, Miguel Almereyda, de son vrai nom Eugène Vigo, exerça une certaine fascination — adulation puis répulsion — sur les milieux révolutionnaires de son temps. Le jeune anarchiste parisien, devenu quelque temps secrétaire de l’Association internationale antimilitariste, devint une petite célébrité grâce au succès de La Guerre sociale. Le « lieutenant » de Gustave Hervé rejoignit ensuite le Parti socialiste, puis devint un patron de presse proche de Joseph Caillaux, avant de disparaître dans de troubles circonstances.

Eugène Vigo était le fruit d’une union illégitime entre deux jeunes gens que leurs origines sociales opposaient. Son père, Bonaventure Vigo, était le fils aîné du viguier d’Andorre, issu d’une vieille famille de notables de Cerdagne alors que sa mère, Aimée Salles, n’était qu’une modeste couturière de Perpignan. Cette mésalliance, très probablement condamnée par la famille, ne dura pas. Bien qu’il eut reconnu l’enfant, Bonaventure Vigo n’épousa pas Aimée Salles, et la quitta bientôt pour aller s’établir à Bordeaux.

Le petit Eugène fut élevé par ses grands-parents, à Perpignan. Ce n’est qu’à l’âge de 15 ans, en 1898, qu’il rejoignit sa mère à Paris. Elle venait alors d’épouser un photographe, Gabriel Aubès, qui lui apprit les rudiments du métier.

Jeune anarchiste parisien

À l’époque, Eugène Vigo commença à fréquenter les milieux anarchistes. Il y rencontra Jean Marestan qui lui présenta Laurent Tailhade. Tailhade, pamphlétaire anarchiste, homosexuel et morphinomane, appréciait Vigo qu’il surnommait « l’éphèbe aux yeux de gazelle ». C’est vraisemblablement chez lui qu’Almereyda connut Fernand Desprès et que tous deux devinrent amants, d’après Tailhade qui voyait en eux un « couple athénien » (selon les souvenirs de Fernand Kolney). Il est possible que l’addiction à la morphine de Vigo date de cette époque où il fréquentait Tailhade.

Vigo travaillait alors chez le photographe Matthès, rue Saint-Honoré, à Paris 1er, et sympathisait avec le fils de son patron. Un jour de 1900, celui-ci, pour l’aider à payer son loyer, vola un louis d’or dans un tiroir de son père et le lui donna. Le patron, ayant découvert le larcin, fit coffrer le jeune Eugène pour recel. Puis, ayant saisi la puérilité du fait, il retira sa plainte. Malgré cela, parce qu’il était fiché comme anarchiste, le parquet décida de poursuivre le jeune Vigo, qui fut condamné le 28 mai à deux mois d’internement à la prison pour mineurs de la Petite-Roquette.

C’est à l’occasion de cette première incarcération qu’il choisit son nom de guerre : Miguel Almereyda. Deux hypothèses existent sur ce choix. Selon Francis Jourdain et Jean Galtier-Boissière, il s’agissait d’un anagramme de « Y a la merde », un juron très prisé dans les milieux anarchistes de l’époque. Jeanne Humbert, elle, rapporte qu’il « avait trouvé son pseudonyme dans un feuilleton larmoyant, et son esprit romantique et chevaleresque en avait été séduit », un point de vue corroboré par une note de la Sûreté (Arch. Nat. Panthéon 103/25395) qui rapporte qu’à une « petite anarchiste » qui lui demandait pourquoi il l’avait choisi, il avait répondu : « Je l’ai trouvé dans un roman d’aventures, ça m’a semblé élégant. Un nom qui vous pose, qui force l’attention. » C’est sous ce nom d’Almereyda qu’il signa son premier article, « Révolte logique » dans Le Libertaire du 27 janvier 1901.

Décidé à se venger du juge Leydet qui l’avait fait condamner, Almereyda confectionna une petite bombe : 32 grammes de poudre de magnésium volés chez son employeur, le photographe Gallay, placés dans une boîte à cirage, augmentés d’une poignée de clous et coiffés d’une mèche d’amadou. Finalement, ayant renoncé à l’attentat, il mit à feu le pétard dans une vespasienne. Sans succès : la mèche fit long feu et la police découvrit la bombe non explosée. Almereyda fut ensuite convoqué par le commissaire spécial Fouquet, de la brigade des anarchistes, qui lui fit avouer, sous la menace, qu’il était l’auteur de l’engin. Le 26 juin 1901, il fut condamné en correctionnelle à un an de prison.

Fernand Desprès sollicita alors l’aide d’un rédacteur du Libertaire, Francis Jourdain pour faire libérer son ami. Jourdain rendit visite à Vigo à la Petite-Roquette, dont il devait plus tard écrire qu’il n’avait « rien vu de plus atroce ». Almereyda y était d’autant plus seul que sa mère et Gabriel Aubès venaient de partir ouvrir une boutique de photographie à Cette (Sète). Jourdain fit circuler une pétition dans les milieux littéraires d’avant-garde et, appuyé par Séverine, parvint à obtenir la libération du jeune Almereyda... seulement 25 jours avant le terme de sa peine.

À sa sortie de prison, Desprès conduisit Almereyda au groupe La Jeunesse libertaire du 6e, où il le présenta à Victor Méric. Celui-ci, quelques années plus tard, écrivit avoir alors vu un « jeune homme très triste et très maigre et très jaune, à la mine complètement ahurie, aux yeux vagues. [...] Il cherchait ses mots sans les trouver. Jeté pendant une année [...] dans cet enfer qu’est la Petite-Roquette, il avait désappris la parole. » Séverine l’accueillit un mois dans sa résidence de Pierrefonds (Oise), où il se remit de sa détention.

Revenu à Paris, Almereyda s’installa avec Fernand Desprès dans une chambre de la rue des Saules, à Paris 18e, et embaucha chez Gerschel, photographe au 48, rue de Passy, à Paris 16e. En septembre 1902, il reprit sa collaboration au Libertaire, où il tint notamment la rubrique « Au hasard du chemin ». En mars 1903, il cessa définitivement de travailler chez des photographes pour ne plus s’occuper que de politique.

Au printemps, il devint l’amant d’Émily Cléro, une militante du Libertaire qui quitta pour lui ses enfants et son mari, le camarade Philippe-Auguste. Le couple s’installa alors rue des Gardes, à Paris 18e, et vécut dans une relative misère faite d’expédients, dont du faux monnayage. Francis Jourdain décrivit Émily Cléro comme « d’une rare endurance, très fermée, peu sensible. [...] Une dure, durcie encore par les mœurs de l’illégalité ».

Le militant commençait à révéler ses talents et à fasciner ses camarades. Un demi-siècle plus tard, Francis Jourdain écrirait de lui : « Nous n’avions pas tous les mêmes raisons de l’aimer, mais il eût fallu être cruellement insociable pour rester insensible au charme d’un homme si bien doué pour la vie, capable de l’accueillir avec une souriante ardeur, avec une désinvolture que jamais n’étriquait son enthousiasme, ni ne paralysait son dévouement. » Jeanne Humbert raconte qu’il était, en ce début de siècle, « un jeune homme de 20 ans, beau comme devait l’être Don Juan. Son teint mat, presque bronzé et ses cheveux noirs et longs attestaient ses origines ibériques ». « Nous l’avions, raconta Méric dans le numéro des Hommes du jour qu’il lui consacra, surnommé le Saint-Just de la Révolution sociale. Avec ses longs cheveux bruns tombant de chaque côté des oreilles, ses yeux d’un bleu sombre, tantôt ardent comme du métal, tantôt d’une limpidité de source et où semblait se noyer une immense candeur, il nous faisait songer au probe et inflexible éphèbe de 93, jeune comme lui, passionné comme lui et jouant sa vie et sa liberté pour des idées. »

Secrétaire de l’AIA

En juin 1904, Almereyda fut délégué au congrès anarchiste antimilitariste d’Amsterdam avec Francis Jourdain. Ce congrès avait été organisé par Émile Janvion et l’anarchiste néerlandais Ferdinand Domela Nieuwenhuis. À l’issue des débats fut constituée l’Association internationale antimilitariste (AIA). Almereyda devint, avec Georges Yvetot, cosecrétaire de sa section française.

En septembre 1904, il cofonda avec Pedro Vallina la section de Paris 5e de l’AIA, dans le Quartier latin, qui compta une vingtaine de membres. En octobre 1904, il créa également la section de Paris 18e, qui avait son siège au 22, rue du Chevalier-de-la-Barre, et qui comptait entre autres Albert Libertad, Liard-Courtois, Francis Jourdain et Eugène Renard.

En janvier 1905, Almereyda fit partie de la commission d’organisation des obsèques de Louise Michel.

Le 26 avril 1905, rue des Gardes, naquit son fils, le futur cinéaste Jean Vigo. Jeanne Humbert en fut la marraine et Fernand Desprès le parrain. Almereyda s’attacha tout de suite à celui que ses camarades appelaient « Jeannot » ou « Nono ». Francis Jourdain raconte qu’Almereyda emmenait le nourrisson dans les meetings et dans les réunions, un biberon dans la poche. Émily, épuisée, suivait tant bien que mal. La famille devait par la suite vivre quelque temps au 25, rue Polonceau, à Paris 18e.

En octobre 1905, Almereyda cosigna la fameuse affiche rouge « Aux conscrits » de l’AIA (voir Roger Sadrin). Elle entraîna la rupture d’Almereyda avec Tailhade, lorsque celui-ci se désolidarisa publiquement de ladite affiche. Almereyda et Yvetot lui répliquèrent par une lettre ouverte qui fut publiée dans L’Aurore du 11 octobre et dans Le Libertaire du 15 octobre 1905. L’affiche rouge fut suivie d’un procès-spectacle qui se tint du 26 au 31 décembre et au terme duquel 26 prévenus furent condamnés. Avec Roger Sadrin et Yvetot, Almereyda écopa de trois ans de prison et de 100 francs d’amende.

Secrétaire de rédaction de La Guerre sociale

Almereyda purgea sa peine à Clairvaux. Il y noua de solides relations avec l’anarchiste marseillais Eugène Merle et avec Gustave Hervé, qui incarnait l’extrême gauche du Parti socialiste. Ensemble ils préparèrent la sortie d’un nouvel hebdomadaire : La Guerre sociale.

Le 14 juillet 1906, les condamnés furent amnistiés et sortirent de Clairvaux. D’octobre à décembre 1906, Almereyda fut alors cosecrétaire, avec Eugène Merle, du bulletin L’AIA, qui n’eut que trois numéros. Puis il fut entièrement absorbé par La Guerre sociale, dont le premier numéro parut le 19 décembre 1906. Le rédacteur en chef en était Gustave Hervé, le « général des antipatriotes ». Almereyda fut réputé être son « lieutenant » mais, en réalité, il imprima largement son style au journal.

Pour Almereyda, la fondation de La Guerre sociale correspondait à une évolution politique. En effet, le nouvel organe n’était pas purement anarchiste, mais se disait « de concentration révolutionnaire », c’est-à-dire qu’il associait des anarchistes, des socialistes et des syndicalistes sur la triple base de l’antimilitarisme, de l’antipatriotisme et de l’antiparlementarisme. Pendant plusieurs années, Almereyda, Merle, Tissier, Dolié, Goldsky et Dulac notamment allaient être « les libertaires de La GS », tandis que leurs collègues Hervé, Perceau, Jobert, Madeleine Pelletier ou Méric appartenaient au Parti socialiste.

Avec son ton agressif et railleur, très en prise avec le mouvement syndicaliste, très polémique et réactif sur l’actualité, La Guerre sociale devint rapidement une référence, rencontrant un énorme succès dans les milieux d’extrême gauche : 50.000 exemplaires vendus chaque semaine, à comparer aux 5.000 des Temps nouveaux ou du Libertaire. Sur la période 1907-1910, bien plus que ces deux derniers titres, c’est La GS qui « donna la ligne » dans le mouvement libertaire. Excellent secrétaire de rédaction, Almereyda veillait aux titres et à l’habillage général de la maquette. Cherchant les manchettes les plus vendeuses, il fit parfois dire à Hervé plus qu’il n’en voulait dire.

Le 14 juillet 1907, aux abords du défilé militaire de Longchamps, un groupe de manifestants ayant répondu à l’appel à de La Guerre sociale crièrent des slogans favorables au 17e régiment de ligne qui, à Narbonne, avait refusé de tirer sur les vignerons révoltés. Merle et Almereyda, entre autres, furent arrêtés. Ce dernier fut condamné à six semaines de prison pour « provocation de militaires à la désobéissance ».

Après sa sortie, Almereyda collabora, avec le dessinateur Delannoy au n°348 (30 novembre 1907) de L’Assiette au beurre, consacré à la prison de la Petite-Roquette.

Il fut de nouveau poursuivi en justice à l’occasion d’un procès-spectacle de quatre rédacteurs de La Guerre sociale des 23 et 24 décembre 1907 (voir Eugène Merle). Almereyda et Merle, qui avaient fait défaut, furent condamné à cinq ans de prison et 3 000 francs d’amende. Ayant fait opposition, tous deux furent condamné le 24 février 1908 à deux ans de prison et 500 francs d’amende. Almereyda resta en prison jusqu’au 18 août 1909, date à laquelle ils bénéficia de la liberté conditionnelle, 13 jours après Merle.

En avril 1909 avait été formée la Fédération révolutionnaire (voir René de Marmande). À sa sortie de prison, Almereyda fut, avec Merle et Goldsky, membre de sa section de Paris 18e et tous trois firent partie de son comité fédéral.

À la même époque, Almereyda entra au Comité de défense sociale et, en septembre-octobre 1909, il participa à la campagne pour la libération de Francisco Ferrer. Lors de la manifestation émeutière du 13 octobre, une balle rata de peu le préfet Lépine. Selon les confidences ultérieures d’Eugène Merle à Jean Galtier-Boissière, c’est Miguel Almereyda qui l’aurait tirée.

Durant le second semestre 1909, la police soupçonna Almereyda d’avoir participé à la mise sur pied d’une Organisation de combat (OC), structure clandestine et cloisonnée inspirée du Parti socialiste-révolutionnaire russe et censée mener des opérations de sabotage des réseaux téléphoniques et ferroviaires. Cependant, malgré des appels répétés à sa constitution dans La Guerre sociale, il semble que cette OC n’a jamais vu le jour.

De 1910 à 1913, Miguel Almereyda eut une évolution politique similaire à celle de Gustave Hervé. Après avoir soutenu le projet d’un Parti révolutionnaire en 1910, il fit siens les concepts de « militarisme révolutionnaire » en 1911, puis de « désarmement des haines » (entre la CGT et la SFIO) en 1912, enfin de « nouveau bloc » (Parti socialiste-Parti radical) en 1913. Néanmoins, de février à mai 1910, malgré les réticences d’Hervé, il fut membre du Comité antiparlementaire (voir Grandjouan) et participa à sa campagne dans la 2e circonscription du XVIIIe arrondissement, où il seconda le candidat abstentionniste Eugène Martin.

En janvier-février 1910, Almereyda mena l’enquête au sujet de l’affaire Liabeuf, un jeune ouvrier qui avait tué un policier et blessé plusieurs autres. Il en vint à la conclusion que Liabeuf s’était vengé de la persécution d’agents de la brigade des mœurs. La campagne qu’il lança avec Hervé dans La Guerre sociale pour son amnistie rencontra un écho immense. Hervé fut jeté en prison de mars 1910 à juillet 1912 pour un édito retentissant favorable à Liabeuf, « L’exemple de l’apache ». Malgré la campagne de soutien, ce dernier fut guillotiné boulevard Arago le 2 juillet 1910 dans un climat d’émeute, Almereyda figurant aux premiers rangs.

Le 13 octobre 1910, durant la grève des cheminots, Almereyda fut arrêté dans les bureaux de La Guerre sociale et placé en détention préventive avec Eugène Merle et six syndicalistes cheminots. Incapable de monter un procès pour « entrave à la marche des convois » ou complicité, le gouvernement renonça à les poursuivre et tous furent libérés le 24 mars 1911.

En avril 1911, Almereyda mit sur pied une formation de choc baptisé Jeune Garde révolutionnaire et fit partie de son comité exécutif (voir René Dolié). Il y gagna un surnom : celui de « préfet de police de la Révolution ». Les Jeunes Gardes étaient conçus comme un équivalent de gauche des camelots du roy, les nervis de l’Action française. Ils se décomposaient en escouades de dix hommes légèrement armés — coups de poing américains, matraques, brownings. Chaque escouade était commandée par un chef qui était le seul à être en rapport avec le comité exécutif. Pendant quelques mois, les affrontements violents des Jeunes Gardes avec la police ou les royalistes au Quartier latin défrayèrent la chronique.

Le 31 mai, à l’occasion de la sortie de prison d’une militante, Madeleine Marc, les Jeunes Gardes affrontèrent les forces de l’ordre. Almereyda reçut un coup de sabre à la tête qui devait le tenir une semaine alité. Inculpé pour avoir frappé un policier, il fut condamné par défaut à six mois de prison par le tribunal correctionnel. Sur opposition, la peine devait être ramenée à deux mois le 13 novembre.

En juin et juillet 1911, Almereyda et ses amis de La Guerre sociale inventèrent un nouveau sigle pour réaliser un grand coup politique et journalistique. Sous le nom de Service de sûreté révolutionnaire (SSR), ils séquestrèrent tout d’abord Bled et Dudragne puis Lucien Métivier et leur firent avouer qu’ils étaient des mouchards. Pour cette séquestration, Almereyda comparut devant les assises de la Seine le 7 octobre 1911 avec ses camarades Tissier, Goldsky, Truchard, Dulac, Dolié et Baur — Merle et Perceau s’étant enfuis à l’étranger. Le procès tourna à l’avantage des accusés et mit en lumière les méthodes de provocation policières en usage sous le ministère Clemenceau. Tous furent acquittés. Il est probable que les preuves qui permirent de confondre Métivier aient été transmises à Almereyda sur ordre de Joseph Caillaux, après son arrivée au ministère de l’Intérieur le 27 juin 1911, pour nuire à Clemenceau.

Le second semestre 1912 vit la rupture publique d’Almereyda avec l’anarchisme. Au printemps 1912, il ne participa pas à la campagne abstentionniste pilotée par le Comité antiparlementaire révolutionnaire (voir Henry Combes). Il cosigna même la déclaration publiée dans La Guerre sociale du 8 mai, qui annonçait la rupture du journal avec l’abstentionnisme et l’antiparlementarisme. À la réunion du CDS du 27 juillet, il en vint aux mains avec Jean Bonafous, qui lui reprochait un article exonérant le groupe SFIO à l’Assemblée nationale de toute responsabilité dans le vote de la loi Berry-Millerand de répression des antimilitaristes. La majorité du CDS ayant approuvé Bonafous, Almereyda en démissionna, suivi de Merle, Tissier et Dolié. En octobre 1912, l’hostilité entre La Guerre sociale et la Fédération communiste anarchiste (FCA, nouveau nom de la FRC) dégénéra en affrontements. Le 13 octobre 1912, Almereyda fut blessé dans une bagarre à la Bellevilloise et eut la tête bandée plusieurs jours. Pour finir, dans La Guerre sociale du 10 décembre 1912, il cosigna la déclaration « Pourquoi nous entrons au Parti socialiste » (voir Émile Tissier). Le mouvement libertaire accueillit la nouvelle comme un non-événement.

Mais Miguel Almereyda avait sans doute, déjà à l’époque, cédé à la vénalité. Il était devenu un journaliste en vue, certes d’extrême gauche, mais au train de vie de plus en plus élevé. Avec Hervé et Merle, Almereyda vivait exclusivement de La Guerre sociale et la courbe de ses revenus avait suivi celle, ascendante, des ventes de l’hebdomadaire. Curieusement, elle avait cependant poursuivi sa course vers les cimes alors que La Guerre sociale, à partir de 1912, commençait à stagner puis à régresser. Merle suivait la même pente qu’Almereyda, et la police s’interrogeait sur la provenance réelle de leurs revenus : « Dans le désir de se procurer de l’argent coûte que coûte, ils se mêlent présentement à un milieu de finance interlope », rapporte une note du 1er novembre 1912.

Allié de Joseph Caillaux

Est-ce parce que La Guerre sociale ne leur suffisait plus ? Est-ce parce qu’Hervé ne voulait plus d’eux ? Toujours est-il qu’en mars 1913, Merle et Almereyda quittèrent l’hebdomadaire qu’ils avaient cofondé et entrèrent, le premier comme administrateur, le second comme rédacteur au Courrier européen du socialiste Charles Paix-Séailles, un hebdomadaire favorable au rapprochement franco-allemand.

Puis tous deux quittèrent Le Courrier européen et lancèrent, le 22 novembre 1913, Le Bonnet rouge, probablement financé par les milieux d’affaires pacifistes liés à Joseph Caillaux. L’hebdomadaire se donnait pour programme « la défense républicaine » et « le rapprochement franco-allemand ». Almereyda y embaucha comme journaliste son amie Fanny Clar.

Le 14 mars 1914, en pleine affaire Caillaux-Calmette, Le Bonnet rouge passa soudain à la périodicité quotidienne et se lança dans une virulente campagne de défense du couple Caillaux. Il soutint également, avec succès, Caillaux et Malvy aux élections législatives. En juillet, durant le procès, Almereyda mit sur pied un groupe de protection des époux Caillaux que la police surnomma « la Garde corse », rapport aux origines de ses membres. Joseph Caillaux reconnut plus tard avoir, dans ce contexte, remis directement 40.000 francs à Almereyda.

Le 9 mai 1914, Almereyda se battit en duel à l’épée avec André Lebey, candidat socialiste dans la 1re circonscription de Versailles, qu’il avait attaqué dans un article. Il eut pour témoins Rouzier-Dorcières et Henri Fabre, des Hommes du jour. À la seconde reprise, Almereyda fut blessé à la poitrine, ce qui mit fin au combat.

Servi par ces événements, Le Bonnet rouge quotidien rencontra le succès. Atteignant un tirage de 80.000 exemplaires quinze jours après son lancement, il devait monter à 200.000 certains jours. La mobilisation d’août 1914 devait le faire tomber à 10.000 environ.

À cette époque, Almereyda devint très riche : « terriblement élégant » selon Francis Jourdain, il s’installa avec Émily Cléro et le petit Jean dans une villa avec domestiques à Saint-Cloud. Il en possédait une autre à Paramé, près de Saint-Malo, ainsi qu’un appartement à Paris, deux voitures avec chauffeur, fréquentait les cabarets et les restaurants de luxe et on lui attribuait au moins deux maîtresses. Cette période de luxe tapageur fut aussi celle d’une certaine dégradation physique et morale. Au procès du Bonnet rouge, en avril 1918, l’accusation devait le présenter en ces termes : « Almereyda, bohème jouant au grand seigneur, sans ressources avouables, usé par les stupéfiants et par les excès de toutes natures, d’autant plus déprimé qu’il n’avait pas toujours été habitué à cette vie de luxe ». De fait, la santé d’Almereyda, de 1913 à 1917, ne cessa de se dégrader.

Le 31 juillet 1914, Almereyda était au café du Croissant quand Jaurès fut assassiné. Dans l’émotion générale, il entraîna Francis Jourdain Place Beauvau où il avait l’oreille du ministre Malvy, et l’exhorta à ne pas faire usage du carnet B, certain que syndicalistes révolutionnaires et anarchistes ne pourraient en rien saboter la mobilisation. Il devait raconter lui-même cet épisode dans Le Bonnet rouge du 31 octobre 1915.

Almereyda se leurrait cependant sur son propre rôle dans la décision gouvernementale de ne pas appliquer le carnet. Celle-ci était fondée sur les rapports de police certifiant que la CGT n’appellerait pas à la grève générale, et ne devait rien à l’influence du directeur du Bonnet rouge auprès de Malvy.

Dans les derniers jours de la paix, Le Bonnet rouge avait soutenu la campagne de la CGT et de la SFIO contre la guerre mais, dès le 1er août, il se rallia à la défense nationale en titrant : « Aux armes citoyens ! » Le 3 août, Almereyda écrivait : « La guerre actuelle est une guerre sainte. Notre cause, c’est la cause de l’indépendance des peuples, c’est la cause de la liberté, celle pour laquelle nos pères allaient au combat et mouraient en chantant... »

Réformé huit ans auparavant pour incapacité physique, Almereyda se mit à la disposition du gouvernement, mais ne fut pas mobilisé. « Des hommes comme vous sont plus utiles en restant à leur poste que sur les champs de bataille », lui aurait déclaré Malvy, qui dès lors fit secrètement subventionner Le Bonnet rouge par le ministère de l’Intérieur — à hauteur de 2.000 à 8.000 francs par mois. Le quotidien aurait également touché 20.000 francs de la présidence du conseil, et reçut des versements réguliers du ministère de la Marine.

Cette position privilégiée auprès de Malvy permit à Almereyda d’intercéder à plusieurs reprises en faveur d’étrangers internés dans des camps de concentration. À tel point qu’au procès d’avril 1918, Almereyda devait être qualifié par l’accusation de « préfet de police officieux ».

Politiquement, Le Bonnet rouge se classait dans « l’aile gauche » de l’union sacrée : tout en soutenant la défense nationale, il louangeait le pacifiste Romain Rolland et fut le seul organe de presse français à évoquer en des termes favorables les conférences de Zimmerwald et de Kienthal. Il soutint également une dure polémique contre L’Action française, les deux quotidiens s’accusant réciproquement à mots à peine couverts de trahir la France et d’être acheté par l’Allemagne. Un double procès pour diffamation s’ensuivit. Le 12 octobre 1915, Almereyda fut condamné par défaut à un mois de prison, 500 francs d’amende et 5.000 francs de dommages-intérêt envers Léon Daudet et Charles Maurras. Condamnation ramenée en appel, le 20 mars 1916, à 500 francs d’amende et 300 francs de dommages-intérêt. Le 29 avril 1917, c’était au tour de L’Action française d’être condamnée pour diffamation à 200 francs d’amende et 500 francs de dommages-intérêts envers Miguel Almereyda.

En janvier 1916, la subvention de la Place Beauvau au Bonnet rouge cessa. À ce moment Almereyda, selon une note de police, n’approuvait plus la politique du gouvernement, qu’il jugeait jusqu’au-boutiste. Contraint, pour survivre, de trouver de nouveaux bailleurs de fonds, Le Bonnet rouge reçut l’aide d’un certain Émile Duval, qui versa 200 000 francs au journal, puis en devint l’administrateur et l’un des principaux rédacteurs, sous la signature de « M. Badin ».

Un an plus tard, l’« affaire du Bonnet rouge » éclata. Le 15 mai 1917, Émile Duval fut arrêté à la frontière suisse, porteur d’un billet à ordre de 150 837,70 francs émanant d’un banquier de Mannheim. S’ensuivit une enquête. Le 3 juillet, soupçonné de travailler pour les autorités allemandes, Duval fut arrêté. Le 7 juillet, Maurice Barrès souleva l’affaire à l’Assemblée nationale. Le 13 juillet, Le Bonnet rouge fut suspendu sine die. Le 6 août, la résidence d’Almereyda à Saint-Cloud fut perquisitionnée, et on y découvrit dans un coffre des documents confidentiels sur le contingent français en Orient. Almereyda fut aussitôt interpellé comme détenteur de documents intéressant la défense nationale, et incarcéré à la Santé le soir même, malgré ses protestations. Très malade, il fut transféré le 11 août à l’infirmerie de la prison de Fresnes. À cette date, il était déjà agonisant. Atteint d’une péritonite suppurée et d’une hémorragie gastrique, n’ayant plus accès aux grandes quantités de morphine qui lui étaient devenues vitales il souffrait horriblement.

Almereyda fut retrouvé mort le 14 août, avec des traces de strangulation. L’avait-on aidé à se suicider en laissant un lacet à sa portée ? Avait-il été assassiné ? Sa mort donna lieu à bien des controverses. Dès 1919, le journaliste Albert Monniot publia sur cette énigme une enquête approfondie, Les Mystères de Fresnes, écartant résolument la thèse du suicide.

Le scandale autour du Bonnet rouge et de la mort d’Almereyda entraînèrent la démission de Malvy puis la chute du gouvernement Ribot. En avril-mai 1918, les rédacteurs du Bonnet rouge et d’autres protagonistes de l’affaire furent traduits devant le conseil de guerre pour « intelligence avec l’ennemi » (voir Jean Goldschild).

Eugène Vigo-Miguel Almereyda fut radié du Carnet B de la Seine lors de la révision de 1922.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article155252, notice ALMEREYDA Miguel [Eugène, Bonaventure, Jean-Baptiste Vigo, dit] [Dictionnaire des anarchistes] par Guillaume Davranche, version mise en ligne le 6 mars 2014, dernière modification le 25 septembre 2022.

Par Guillaume Davranche

Miguel Almereyda
Miguel Almereyda
DR
Miguel Almereyda par Flavio Costantini.
Miguel Almereyda par Flavio Costantini.

ŒUVRE : Le Procès des Quatre : Malato, Vallina, Harvey, Caussanel. Édition du Libertaire, Paris, 32 p. — Les Naufrageurs de la Patrie, Paris, s.d., 64 p.

SOURCES : Arch. Nat. BB 18/2324-1 (condamnation du 24 février 1908), F7/13053 — Arch. PPo. BA/1513, 1514 et 882 — Le Libertaire du 31 août 1901 ― L’Assiette au beurre du 30 novembre 1907 — Le Matin du 14 octobre 1910 — Les Hommes du jour n°180 « Miguel Almereyda », juillet 1911 — Le Matin du 10 mai 1914 ― interrogatoire de Goldsky et réquisitoire du lieutenant Mornet au procès du Bonnet rouge retranscrit dans la Revue des causes célèbres politiques et criminelles : les procès de trahison, 1918 ― Francis Jourdain, Sans remords ni rancune, Corrêa, 1954 — Jeanne Humbert, « Jean Vigo, cinéaste d’avant-garde », Contre-Courant n° 56, novembre 1957 et n°100, avril 1960 ― P. E. Salès Gomès, Jean Vigo, Seuil, 1957 ― Jean Maitron, Histoire du Mouvement anarchiste..., op. cit. — Jean Galtier-Boissière, Mémoires d’un Parisien, La Table ronde, 1960 ― Gilles Heuré, Gustave Hervé, itinéraire d’un provocateur, La Découverte, 1997 — Séverine Lebre, Miguel Almereyda : tentative de biographie intellectuelle d’un militant antimilitariste, DEA, EHESS ― Laurent Martin, « De l’anarchisme à l’affairisme : les deux vies d’Eugène Merle, homme de presse (1884-1946) », La Revue historique, octobre-décembre 1999 — Gilles Picq, Laurent Tailhade ou De la provocation considérée comme un art de vivre, Paris, Maisonneuve & Larose, 2001 — Yves Pagès, L’Homme hérissé. Liabeuf tueur de flics, L’insomniaque, 2002 ― André Balent, La Cerdagne du XVIIe au XIXe siècle. La famille Vigo, casa, frontières, pouvoirs, éditions Trabucaire, 2003 ― Pierre Lherminier, Jean Vigo, un cinéaste singulier, Ramsay, 2007 ― Vivien Bouhey, Les Anarchistes contre la république, PUR, 2008 — Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914), L’Insomniaque/Libertalia, 2014. — Paulette Houdyer, L’Affaire Caillaux… ainsi finit la Belle Epoque, Les Sables-d’Olonne, Le Cercle d’Or, 1977

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