Par Marianne Enckell
Né le 6 février 1872 à Milan, mort le 19 janvier 1947 à Genève ; typographe, secrétaire syndical non rémunéré, éditeur et rédacteur du Réveil anarchiste/Il Risveglio anarchico à Genève de 1900 à 1946.
Pendant un demi-siècle, Bertoni incarna l’anarchisme en Suisse ; propagandiste infatigable, internationaliste conséquent, cible de la répression policière, il consacra sa vie à la défense de ses idées, refusant avec cohérence toute rémunération et tout compromis.
Fils d’un épicier suisse établi à Côme (Italie) et d’une mère lombarde, Luigi Bertoni commença à lire très jeune des brochures de propagande socialiste et anarchiste. À 13 ans, il entama un apprentissage de typographe, mais se fit licencier après un an pour refus des heures supplémentaires, et reprit un travail au Tessin, avant de passer un diplôme d’instituteur. Il fut impliqué dans la révolution libérale tessinoise de 1890 et partit pour Genève, à l’invitation d’une revue d’émigrés, Vita Nuova.
En 1893, il rencontra plusieurs anciens militants de la Fédération jurassienne, Jacques Gross, Georges Herzig, François Dumartheray, Eugène Steiger, Auguste Spichiger, Alcide Dubois, Henry Soguel, et les communards français Antoine Perrare et Louis Pindy. « J’ai contribué avec Held, Herzig, etc., à la fondation de L’Avenir [bimensuel] et à composer les deux ou trois derniers numéros avec une partie du matériel de l’ancienne [imprimerie] Jurassienne » (lettre à Max Nettlau, 15.7.1930). En 1896, il devint rédacteur de L’Emigrante Ticinese illustrato (Berne puis Genève), où il défendait l’autonomie des syndicats face à l’Etat.
En 1898, il fut repéré pour la première fois par la police politique, dénoncé au Ministère public de la Confédération pour avoir proposé au syndicat des typographes genevois de participer au Premier Mai. L’année suivante, avec Emile Held, Nino Samaja et Carlo Frigerio, il publia L’Almanacco socialista anarchico per l’anno 1900, où Errico Malatesta appelait au regroupement des forces républicaines italiennes pour abattre la monarchie. Le procès des responsables qui se termina sur un non-lieu encouragea les anarchistes italiens et suisses à apparaître au grand jour. C’est ainsi que commença la publication du double journal, en juillet 1900 : Il Risveglio socialista anarchico était rédigé par des exilés ou des immigrés italiens, Le Réveil socialiste anarchiste par des anciens de la Fédération jurassienne et la nouvelle génération des anarchistes de Suisse romande.
Bertoni, rédacteur responsable dès le début, eut ainsi d’innombrables collaborateurs. Jusqu’en 1910, Le Réveil/Il Risveglio fut un bimensuel bilingue (hebdomadaire de 1905 à 1908) puis, jusqu’en 1940, il se transforma en deux bimensuels, tirant au total à 4000 exemplaires. Le titre changea en 1913 pour devenir Il Risveglio comunista anarchico/Le Réveil communiste anarchiste ; le mot communiste disparut en 1925. Le journal eut quelques suppléments pour la Fédération anarchiste romande ou Ticino Libertario pour la Suisse italienne. Interdit en 1940 comme d’autres périodiques, il se transforma en publication clandestine de petit format, jusqu’en 1946. Les éditions du Réveil publièrent en outre une cinquantaine de livres et de brochures. Quant à Bertoni, non content de rédiger et de composer le journal après ses heures de travail, il faisait des tournées de conférences dans toute la Suisse, une centaine par an pendant quarante ans dans les groupes italophones ou francophones, favorisant ainsi le développement du mouvement.
En 1901 il lança avec des anarchistes, des socialistes et des syndicalistes le Groupe pour la défense de la liberté d’opinion, qui dénonça les méthodes liberticides de la police suisse, en particulier envers les travailleurs étrangers ; il s’occupa notamment de l’expulsion du canton de Berne du socialiste Benito Mussolini, qui vécut en Suisse de 1902 à 1904 et qui, en guise de remerciement, traduisit en italien les Paroles d’un révolté de Pierre Kropotkine.
Bertoni, que les milieux bourgeois qualifiaient de "gréviculteur", connut la prison à plusieurs reprises. En 1902, considéré comme responsable de la première grève générale en Suisse, à Genève, il fut condamné à un an de prison, mais libéré après 132 jours pour éviter une grève de protestation autour du 1er mai 1903. Le 31 décembre 1902, 150 camarades avaient chanté à minuit sous les fenêtres de la prison.
Secrétaire non rémunéré de la Fédération des syndicats ouvriers de Genève, Bertoni fut un des rédacteurs en 1905 – avec Auguste Rouiller et Joseph Karly – des statuts de la Fédération des Unions Ouvrières de la Suisse Romande, d’orientation syndicaliste révolutionnaire, qui regroupait quelque 70 syndicats et 8000 membres, l’Union syndicale suisse en ayant quant à elle 40 000. La FUOSR avait son hebdomadaire, La Voix du Peuple, publié à Lausanne puis à Genève de 1906 à 1914 (voir Henri Baud) ; ses secrétaires n’étaient pas payés, les unions membres conservaient leur autonomie. Elle prônait l’action directe, la grève générale, la liberté de l’avortement, l’antimilitarisme et l’anti-électoralisme. Elle a soutenu l’École Ferrer de Lausanne, de 1910 à 1919 (voir Jean Wintsch).
Bertoni fut à nouveau condamné à trente jours de prison en décembre 1906 pour un article commémorant l’attentat de Gaetano Bresci contre le roi d’Italie en 1900 ; l’auteur de l’article anonyme était Felice Vezzani, un peintre italien établi à Paris. En janvier 1907, le gouvernement genevois décidait de l’expulser du canton, mais la décision ne put être appliquée en raison de menaces d’une grève générale. Peu de temps après, ses conférences furent interdites à la Maison du Peuple de Lausanne, par crainte d’agitation : le canton venait de connaître une grève générale (voir Amiguet). En 1912, il passa un mois en prison à Zurich, faussement accusé par un employé du Consulat d’Italie.
En 1909, Bertoni proposa de ranimer la Ligue antimilitariste en convoquant un congrès à Bienne, le 11 novembre, auxquels participèrent les tendances les plus radicales du mouvement ouvrier de Suisse. Mais ce congrès se sépara en deux camps, ceux qui prônaient la désertion, le refus individuel et collectif de servir, la destruction de l’armée et la remise des armes au peuple, et ceux qui défendaient la propagande défaitiste au sein de l’armée et sa transformation en armée populaire, comme Fritz Brupbacher.
Les 26 et 29 janvier 1914, Bertoni donna deux conférences à Paris, invité par la FCAR. Sa conception de l’organisation ouvrière fut largement discutée par les groupes militants et dans les Temps Nouveaux de Jean Grave, notamment par Marc Pierrot, Max Clair, René Chaughi.
En 1915, quand l’Italie entra en guerre, les anarchistes distribuèrent dans toutes les villes de Suisse un tract en italien, « Non partite ! » (ne partez pas). Bertoni préconisait de mettre fin à la guerre par la révolution sociale, tandis que deux de ses proches compagnons, Herzig et Wintsch, abandonnèrent le Réveil sur des positions interventionnistes. Le journal, un des rares en Europe à paraître sans discontinuer pendant la guerre, accueillit d’abord les articles de toutes les tendances, restant toutefois ferme sur ses positions.
Dans cette période de grandes manifestations et de radicalisations, qui culmina dans la première (et dernière) grève générale nationale en novembre 1918, Bertoni fut arrêté à Zurich avec une centaine d’anarchistes pour une sombre histoire de trafic d’armes entre l’Allemagne et l’Italie. Emprisonné des mois sans contact avec l’extérieur, il passa en procès en juin 1919, et fut finalement innocenté avec une vingtaine d’autres (plusieurs avaient été expulsés entre-temps du pays). À son retour à Genève, il fut accueilli par une foule de 15 000 personnes.
Il organisa en septembre 1922 le congrès du cinquantenaire de l’Internationale anti-autoritaire, qui servit surtout à clarifier les positions sur les méthodes des bolchevistes et l’écrasement de toute opposition de gauche, répétant les principes du congrès de Saint-Imier de 1872. À la mort de Lénine, deux ans plus tard, Le Réveil s’exclama : « C’est un homme d’Etat qui est mort, non un homme du peuple ! »
Les années suivantes, les anarchistes de Suisse romande furent surtout actifs dans le mouvement ouvrier (voir Lucien Tronchet), ainsi que dans la lutte contre le fascisme et l’aide aux victimes en Italie et en exil, avec quelques confrontations violentes à Genève. Bertoni, qui fut toujours proche d’Errico Malatesta, publia des échanges de ce dernier avec Nestor Makhno et les courants plateformistes, faisant à nouveau de son journal un lieu d’accueil pour les différentes tendances des mouvements anarchistes. Il collabora aussi à l’Encyclopédie anarchiste de Sébastien Faure à laquelle il donna trois articles : Abstentionnisme, Elections, Fascisme.
En juin 1928, le Groupe du Réveil et le Gruppo anarchico italiano di Ginevra constituèrent un comité en faveur des prisonniers politiques en Italie (Comitato pro figli dei carcerati politici d’Italia), qui publia de 1929 à 1941 un Almanacco libertario Pro vittime politiche et entretint des contacts étroits avec tous les exilés en Europe et dans les Amériques (voir Pio Turroni).
En octobre 1936, à 64 ans, Bertoni fit une tournée en Espagne où il parla dans des meetings, visita le front d’Aragon, et milita pour la révolution et le soutien aux volontaires et aux combattants. Cela ne fit qu’encourager le gouvernement suisse à prendre des mesures contre la presse anarchiste, jusqu’à interdire Le Réveil et Il RIsveglio en août 1940. Malgré l’abandon de certains compagnons passés au Parti socialiste ou dans les syndicats réformistes, Bertoni fit reparaître le journal sous forme de brochures clandestines bilingues publiées « Quelque part en Suisse » : 147 numéros jusqu’en 1946, qui ne cessaient de dénoncer la propagande nationaliste, les alliances avec le grand capital, les trahisons des socialistes.
Il mourut à Genève d’une hémorragie cérébrale, le 19 janvier 1947. Un millier de personnes suivirent le cortège funéraire. Le Réveil continua d’être publié à quelques reprises (voir Alfred Amiguet).
Par Marianne Enckell
ŒUVRE : Procès du Réveil socialiste-anarchiste devant la cour pénale, à Lausanne les 26 et 27 novembre 1906, défense du camarade Bertoni, Le Réveil, Genève, 1906 — Réponse à la brochure « Bertoni doit-il être expulsé ? », Genève, 1907 — Leur grève et la nôtre : réponse au Journal de Genève, éd. du Réveil, Genève, [1907] — Travailleur, ne sois pas soldat, éd. La Voix du peuple, Pully-Lausanne, 1910 — La Victoire de tous : guerre, paix et révolution, Genève, [1916] — La Loi défaillante : défense présentée devant la cour fédérale à Zurich, le 11 juin 1919, éd. du Réveil, Genève, 1919 — Face à la guerre… devant le tribunal militaire de la Première Division, à Lausanne, le 16 mars 1940, avec Lucien Tronchet, éd. Germinal, Genève, [1940].
SOURCES : IISG Amsterdam, fonds Luigi Bertoni.— Fonds Arch. féd. suisses, CIRA — Cantiere biografico…, ad nom.— Gianpiero Bottinelli, Luigi Bertoni. La coerenza di un anarchico, La Baronata, Lugano 1997 (trad. fr., Louis Bertoni, une figure de l’anarchisme genevois, Genève-Paris, Entremonde, 2012) — Marianne Enckell, Un journal anarchiste genevois : Le Réveil, mémoire de sociologie, Genève 1967 — Leonardo Bettini, Bibliografia dell’anarchismo. Vol. I, t. 2, CP editrice, Florence 1976 — Giovanni Casagrande, « Mises en fiche du début du siècle : le cas de Luigi Bertoni », in Cent ans de police politique en Suisse, Lausanne, AEHMO et Ed. d’en bas, 1992 — Pablo Cruchon et Guillaume Lefebvre, « Anarchisme, justice et répression étatique : l’exemple de l’Affaire Bertoni », in Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier 26, Lausanne 2010 — Les Temps Nouveaux, mai-juin 1910, février-mars 1913.