Par Angel Pino
Né à Paris, le 3 février 1894, mort à Paris le 4 mai 1984 ; enseignant de français puis de chinois, traducteur et sinologue ; anarchiste.
Bien que né à Paris, Jacques Reclus passa sa petite enfance en Écosse où son père, Paul Reclus, impliqué dans le procès dit des « Trente » (voir Elisée Bastard), s’était réfugié. Il vécut ensuite en Belgique, où la famille s’installa en 1903 et où lui-même entreprit plus tard des études de sciences économiques qu’il poursuivit à Paris et qui le menèrent semble-t-il jusqu’au doctorat.
Blessé à la main par un éclat d’obus pendant la Guerre de 14-18, il dut renoncer à la carrière de pianiste professionnel dont il rêvait, même s’il ne cessa jamais de jouer de son instrument pour le plaisir. Dès cette époque, il était connu dans les milieux libertaires. Il collaborait à La Clairière (1917) et à La Bataille syndicaliste devenue La Bataille (1914-1916).
En 1924, il fut secrétaire du Groupement de défense des révolutionnaires emprisonnés en Russie, avec notamment Henri Jouve, Benoît Broutchoux, Guiraud, Émile Hubert, Savoie et Yvetot. Ce groupe disait vouloir mener une enquête indépendante sur les crimes de la Tchéka, la commission d’enquête « poudre aux yeux » constituée par la CGTU. Le 16 mai, le groupe demanda un laissez-passer au gouvernement de Moscou, mais n’obtint aucune réponse.
Après avoir collaboré au Libertaire quotidien (1923-1925), Jacques Reclus appartint au groupe qui, autour du docteur Marc Pierrot, édita Plus loin (1925-1939), comme il avait été de ceux qui ressuscitèrent Les Temps nouveaux, la « série jaune » (1919-1921), avant que le titre n’en fût restitué à Jean Grave (il avait même assumé la gérance de la revue à compter de janvier 1920).
Mais la grande aventure de Jacques Reclus, ce fut évidemment la Chine. Ses premiers contacts avec l’Empire du Milieu remontaient à l’époque où ses parents, proches de Li Shizeng (Li Yuying) et que celui-ci avait persuadés d’aller séjourner dans son pays, s’étaient mis à l’apprentissage du mandarin. De son côté, il avait eu l’occasion de fréquenter de jeunes Chinois établis en France, au Collège de Montargis, auxquels il dispensait des cours de solfège. C’est toutefois à l’instigation de Wu Kegang, un étudiant anarchiste venu se former à Paris, qu’il partit pour Shanghai à l’automne de 1927, afin d’enseigner le français à l’université nationale du Travail (Guoli laodong daxue, ou Laoda) inaugurée en septembre. Hélas ! Laoda ne fut pas le foyer d’éducation libertaire que ses promoteurs avaient espéré, et à l’instar de la plupart de ses collègues anarchistes, Jacques Reclus résigna ses fonctions au bout de deux ans (Laoda ferma ses portes en juillet 1932).
À l’automne de 1929, il fut engagé à l’université nationale centrale de Nankin (Guoli zhonyang daxue), puis il monta à Pékin, où il exerça à l’université de Pékin (Beijing daxue, ou Beida) et à l’université franco-chinoise (Zhongfa daxue). Il élabora pour les besoins de son enseignement un manuel qui fut longtemps utilisé dans les établissements scolaires chinois : Cours de français élémentaire : grammaire, lecture, conversation, vocabulaire, prononciation, exercices, La Presse commerciale, Shanghai, sept. 1936 (rééd. : France-Asie, Saïgon, sept. 1952).
À compter de l’été 1939, passé en Chine libre — la partie du territoire qui n’était pas aux mains des Japonais —, il professa à l’université du Yunnan, à Kunming. C’est à Kunming, en 1939, qu’il épousa Houang Chou-yi (Huang Shuyi, 1913-1997), et c’est encore à Kunming que naquit, l’année suivante, leur fille Magali (1940-). Après 1940, il se lia avec la mission locale de la France Combattante, qui lui confia des tâches d’information. En 1945, après la capitulation du Japon, il regagna Pékin et travailla à l’université Yanjing.
Lui qui en posant le pied en Chine pensait ne rester sur place que deux ou trois ans y demeura en définitive un quart de siècle, et il aurait volontiers fini ses jours là-bas. Pourtant, vu le climat de xénophobie qui s’était instauré après l’arrivée au pouvoir des communistes, il préféra rentrer en France. Son épouse et lui quittèrent la Chine en 1952, laissant derrière eux leur fille, laquelle, sensible alors à la propagande ambiante, mais qui n’avait pas non plus gardé un très bon souvenir de sa vie en France quand elle y avait été temporairement envoyée, refusa de les accompagner (elle ne devait les rejoindre qu’en 1979).
Jacques Reclus, qui avait maintenant presque atteint la soixantaine, éprouva des difficultés à s’adapter à « un monde qui, au bout de vingt-cinq années d’absence, [lui] était devenu étranger… (« Marc Pierrot tel que je l’ai connu »). Pour subsister, et après avoir été brièvement correcteur, il s’adonna à des travaux touchant à la littérature chinoise et à la sinologie, n’accédant qu’à des emplois précaires : il fut rédacteur à la Revue bibliographique de sinologie, attaché de recherche à l’École pratique des Hautes Études (VIe section) et chargé de cours à l’UER Extrême-Orient de la Faculté des Lettres de l’université Paris VII ; tout en effectuant diverses traductions, de l’anglais ou du chinois, mais toujours en rapport avec la Chine. Il consacra aussi une étude à la révolte des Taiping, curieusement logée chez un éditeur lié au parti communiste français, et préfacée par Jean Chesneaux (1922-2007), un thuriféraire notoire du maoïsme. En revanche, en dehors de quelques lignes sur Li Shizeng, il se refusa à écrire quoi que ce soit relativement à l’anarchisme chinois : « Pendant mon long séjour là-bas je n’ai jamais rencontré qu’un seul véritable militant anarchiste. Il vivait du reste dans l’illégalité. […] Si je n’ai jamais écrit sur l’anarchisme en Chine c’est que je n’aurais pu en dire que des choses par trop déconcertantes » (lettre à Angel Pino, 4 août 1982).
Après son retour en France, Jacques Reclus, qui avait continué à participer à Plus Loin tandis qu’il se trouvait en Chine, ne déploya pas vraiment d’activité militante, en tout cas pas par la plume. Il livra un rapide témoignage sur Marc Pierrot et composa avec son frère Michel un ouvrage sur leurs ancêtres — Les Frères Élie et Élisée Reclus, ou du protestantisme à l’anarchisme (Les Amis d’Élisée Reclus, Paris, 1964) —, qui fut confectionné à l’imprimerie des Gondoles, l’imprimerie du mouvement anarchiste espagnol en exil. Il donna néanmoins quelques rares articles aux Cahiers de Gaston Leval, revue où l’on relevait de loin en loin son nom dans la liste des souscripteurs. Sa signature y apparaît pour la première fois en février 1960, pour le plus grand plaisir de Leval qui se dit « extrêmement heureux de la collaboration d’un camarade qui fait honneur à l’illustre famille de savants, de penseurs et d’humanistes dont il est issu » (Cahiers du socialisme libertaire, n° 53, février 1960) ; ou qui s’exclame encore, seize ans plus tard : « C’est avec une profonde satisfaction que nous saluons la collaboration […] d’un homme qui représente dignement ce que Blasco Ibañez a appelé une ‘famille qui honore l’Humanité’ » (Cahiers de l’humanisme libertaire, n° 227, sept.-oct. 1976). Nonobstant, Leval ne se privait pas de souligner ce qui le séparait de ce Reclus-là, et les articles de ce dernier, outre qu’ils étaient assortis de commentaires, étaient invariablement suivis d’un article en réponse. Pis, une de ses contributions, où Jacques Reclus contestait le fédéralisme de Leval, lui fut refusée. L’intéressé déclara à ce propos, après la mort de Leval : « Ma petite vanité d’auteur encaissa sans broncher cet acte de censure, et désormais je me tins à carreau à l’égard de l’intolérance de notre cher Leval, qui n’en restait pas moins un admirable militant » (Cahiers de l’humanisme libertaire, n° 251, nov. 1982-janv. 1983).
Ce sont ses amis de La Révolution prolétarienne — revue à laquelle il était abonné de longue date et dont ses étudiants se souviennent qu’il leur en recommandait la lecture — qui publièrent son dernier texte en même temps qu’ils annonçaient son décès. La copie leur avait été soumise par son auteur quelques semaines auparavant : « Les Taiping : une première manifestation de la révolution chinoise » (Les Amis de la Révolution prolétarienne, n° 3, mai 1984). Mort à l’âge de 90 ans, Jacques Reclus fut incinéré le 15 mai 1984 au cimetière du Père-Lachaise, à Paris, et ses cendres furent conservées par les siens.
Jacques Reclus avait été marié à Elisabeth Rupertus, dite Lily ou Lilian, laquelle se sépara pour lui de l’anarchiste hollandais Christian Cornelissen.. Ensemble, ils s’étaient occupés de Pierra, la petite-fille de Kropotkine.
Par Angel Pino
ŒUVRE : La Révolte des Taï-ping (1851-1864) : prologue de la Révolution chinoise, Le Pavillon, Roger Maria éditeur, 1972 (rééd. : L’Insomniaque, 2009). — Traductions de l’anglais ou de l’américain : Edgar Snow, Étoile rouge sur la Chine, Stock, 1965 ; Michael B. Frolic, Le Peuple de Mao : scènes de la vie en Chine révolutionnaire, Gallimard, 1982. — Traductions du chinois (seul ou sous sa direction) : Fong Mong-long, Le Vendeur d’huile qui seul possède la reine de beauté, Université Paris VII (rééd. : Picquier, 1990) ; Wou Wo-yao, Crime et corruption chez les mandarins : chronique de la Chine impériale, Fayard, 1979 ; Chen Fou, Récits d’une vie fugitive : mémoires d’un lettré pauvre, Gallimard, 1967 (plusieurs rééditions) ; Tch’en Ki-ying, L’Innocent du village-aux-roseaux : chronique de Roisel en Chine du Nord, Aubier, 1984. — Notes et Études documentaires (Documentation française) : « L’Émigration chinoise dans le Sud-Est asiatique, son importance politique et économique, première partie : Indochine — Siam — Birmanie — Malaisie », n° 2.035, 21 juin 1955 ; « Dix années de relations sino-soviétiques (1945-1955) », n° 2.062, 18 août 1955 (sans mention d’auteur) ; « L’Enseignement dans la Chine contemporaine », n° 2.066, 27 août 1955 (sans mention d’auteur).
SOURCES : Archives personnelles ; Informations fournies par sa fille, Magali Sun-Reclus (octobre 2010). — Souvenirs de l’intéressé : Jacques Reclus, « Marc Pierrot tel que je l’ai connu », in Marc Pierrot, Quelques écrits, La Ruche ouvrière, 1970, pp. 13-15 ; Shaokelu [Jacques Reclus], « Wo suo renshide Li Yuying xiansheng » [Monsieur Li Yuying tel que je l’ai connu], Zhuanji wenxue [Littérature biographique], 45, n° 3, sept. 1984, pp. 87-88.
Notices nécrologiques et notices biographiques : Marie Holzman, « La Fin des Reclus », Libération, 15 mai 1984 ; « Jacques Reclus », Le Monde, 18 mai 1984 ; Gr[oupe]. Fresnes-Antony, « Le Dernier des Reclus », Le Monde libertaire, 24 mai 1984 ; Les Amis de la Révolution prolétarienne, n° 3, mai 1984 ; Boris Goiremberg, « Jacques Reclus », Bulletin des correcteurs, n° 140, juin 1984 ; Maurice Laisant, « Jacques Reclus », Le Libertaire, n° 48, juin 1984 ; Jacques Moreau, « Jacques Reclus », Civilisation libertaire, n° 255, sept.-nov. 1984 ; Jacques Guillermaz, « Jacques Reclus (1894-1984) », Études chinoises, n° 3, 1984 ; notice biographique par René Bianco et Jean Maitron, in DBMOF ; Jean-Jacques Gandini, « Portrait de Jacques Reclus », in Chine fin de siècle II, Atelier de création libertaire, Lyon, 2000.