Par Elie Fruit, Guillaume Davranche
Né le 4 août 1874 à Lézardrieux (Côtes-du-Nord) ; cheminot ; syndicaliste révolutionnaire et hervéiste, puis anarchiste.
Figure majeure de la minorité révolutionnaire du Syndicat national des chemins de fer avant 1914, Yves Bidamant appartenait à la tendance insurrectionnelle du Parti socialiste et donnait des articles à La Guerre sociale. Il appartint au mouvement libertaire en 1913-1914.
Fils d’un capitaine au long-cours et d’une rentière, Yves Bidamant avait 16 ans lorsqu’il contracta un engagement volontaire dans la Marine nationale, à Brest, le 4 septembre 1890. Après huit ans de service, il quitta l’armée le 1er novembre 1898, avec le grade de matelot de 1re classe et un certificat de bonne conduite.
En juillet 1899, il était lampiste aux chemins de fer l’Ouest, à Achères (Seine-et-Oise). Le 18 mai 1901, il épousa Clotilde Lannoir à Méré (Seine-et-Oise).
Devenu conducteur, il s’affirma, à partir de 1903, comme un militant de premier plan du Syndicat national des chemins de fer. Secrétaire du 3e congrès régional, en avril 1903, il fit partie de la commission permanente du réseau de l’Ouest, créée à l’issue du 5e congrès régional, en 1905. Au sein de la commission, il mena une action soutenue auprès de la direction de la compagnie pour obtenir l’alignement de la réglementation du personnel sur celle déjà en vigueur sur le réseau de l’État (notamment l’institution des comités paritaires du travail).
Bidamant apparut bientôt comme un des plus actifs représentants de la minorité révolutionnaire du Syndicat national des chemins de fer, bastion du réformisme dirigé depuis 1891 par Eugène Guérard.
Au congrès national tenu du 12 au 15 mai 1904, avec Bruguière du PLM, il reprocha au conseil d’administration (CA) du syndicat national de n’avoir pas soutenu la diffusion de la brochure antimilitariste d’Yvetot, Le Nouveau Manuel du Soldat. Au congrès de 1905, il se montra partisan résolu de la campagne pour les huit heures entreprise par la CGT ; il signa la résolution réclamant l’adoption immédiate de la loi Berteaux par le Sénat (pour l’amélioration des horaires de travail et des retraites), qui menaçait « de faire l’agitation nécessaire pour l’abstention complète des travailleurs de chemins de fer en matière électorale ».
Il fut délégué d’Achères au congrès national des chemins de fer du 10 au 13 avril 1907.
Il fut ensuite muté à Dreux où, « avec l’assentiment » de son syndicat, il accepta le poste de chef de bureau, aux émoluments de 139,50 francs mensuels. Les réformistes le lui reprochèrent régulièrement par la suite.
Au congrès confédéral de la CGT tenu à Marseille en octobre 1908, parce qu’il n’était pas délégué par un syndicat de cheminots mais par la bourse du travail de Dreux, Yves Bidamant donna libre cours à ses critiques contre le Syndicat national des chemins de fer, qui avait organisé un référendum sur l’antimilitarisme. Il expliqua que ce référendum avait permis à Guérard et aux pouvoirs publics d’identifier où étaient les foyers révolutionnaires au sein du Syndicat national, et que deux syndicalistes d’Alger avaient été révoqués suite à cela. Sur la question des relations internationales, il estima qu’il fallait que la CGT réintègre pleinement le Secrétariat syndical international et y porte les questions de la journée de huit heures, de l’antimilitarisme et de la grève générale.
Au congrès national des cheminots, du 4 au 7 mai 1909, Bidamant fut un des principaux représentants de la minorité révolutionnaire, avec Alexandre Le Guennic.
La grève des PTT de 1909 fut l’occasion d’une passe d’arme décisive entre lui et Eugène Guérard, le vieux leader réformiste du Syndicat national. À ce moment, Bidamant était membre du Parti socialiste, probablement dans sa tendance insurrectionnelle car il bénéficiait du soutien de La Guerre sociale, qui passait ses articles. Il attaqua alors Guérard sur l’attitude équivoque qu’il avait eue au meeting des postiers à l’Hippodrome, le 14 mai ; sur ses relations constantes avec les ministres Clemenceau, Briand et Viviani ; sur ses possibles malversations dans la gestion de la loterie de l’Orphelinat national des chemins de fer, dont il était le directeur.
Accusé d’avoir proféré des calomnies, Bidamant fut exclu du Syndicat national par le CA le 3 août 1909. Cette exclusion provoqua cependant un tollé. Les révolutionnaires mirent sur pied un Comité de défense syndicaliste des cheminots qui organisa la riposte. Dès le 19 août, la section des cheminots de Dreux affirma qu’elle tenait l’exclusion de Bidamant pour nulle. Quant à la section de Paris-Nord, de tendance révolutionnaire, et dont dépendait formellement Guérard, elle prononça l’exclusion du vieux leader. Le contentieux fut vidé lors d’un congrès extraordinaire de crise tenu du 10 au 12 décembre à Paris, salle de l’Égalitaire. Une bonne partie des débats fut consacrée au différend entre Guérard et les militants révolutionnaires Le Guennic, Bidamant et Poitevin. Le congrès, se voulant consensuel, réintégra Bidamant et réaffirma sa confiance à Guérard. Ce dernier, cependant, donna sa démission de secrétaire du CA du Syndicat national le 17 décembre.
Le congrès des cheminots, du 13 au 16 avril 1910, réaffirma, après le congrès de décembre 1909, l’objectif de la « thune » (5 francs minimum par jour, au lieu de 3,5 francs en moyenne), de la limitation des amplitudes horaires et d’un système de retraite équitable. Bidamant fut élu au CA du Syndicat national et, tout au long de l’année 1910, il donna des conférences en France en faveur de la grève générale des chemins de fer. Le 17 juillet, un comité était désigné par le conseil d’administration du Syndicat national, pour décréter la grève au moment jugé opportun. Bidamant en fit partie, avec Albert Lemoine. Il fut délégué au congrès confédéral de Toulouse, en octobre 1910, par les syndicats de cheminots de Nice, de Bastia et d’Argenteuil.
Lors la grève des cheminots de 1910, il fut arrêté à Paris le 17 octobre, poursuivi pour « provocation aux entraves à la marche des trains » et emprisonné à la Santé. Révoqué par la compagnie de l’Ouest-État, il fut placé en liberté provisoire le 4 mars 1911. Son avocat, le député Willon, lui obtint le non-lieu.
Désormais sans emploi, Bidamant gagna sa vie en vendant des encyclopédies au porte-à-porte, mais il resta tout aussi actif dans la vie syndicale.
Du 2 au 5 août 1911, il fut encore un des principaux protagonistes du congrès national des cheminots qui vit, pour la première, les révolutionnaires atteindre la majorité. Il soutint le projet de refonte des statuts du Syndicat national préparé par son camarade Jules Dejonkère, qui proposait l’abandon du centralisme au profit du fédéralisme. Le projet fut approuvé par le congrès par 315 voix, contre 231 pour en différer l’examen et 8 abstentions. Ce projet prévoyait que le Syndicat national des chemins de fer devait se transformer en Fédération nationale des transports par voie ferrée, au sein de laquelle chaque réseau ferré aurait davantage d’autonomie. D’autre part, l’organisation syndicale devait quitter son siège du 38, rue Notre-Dame-de-Nazareth à Paris 3e, pour s’installer dans l’immeuble confédéral de l’impasse de la Grange-aux-Belles, à Paris 10e, et entrer en négociation pour une fusion avec la Fédération des transports, de tendance révolutionnaire.
Le 31 août, Bidamant prit la parole dans un meeting contre la vie chère à Fougères (Ille-et-Vilaine) où il s’efforça de donner un sens anticapitaliste à la révolte des ménagères.
À l’issue du congrès d’août 1911, où les révolutionnaires avaient été victorieux, Bidamant avait déclaré qu’une « nouvelle génération de militants » devait prendre les commandes de l’organisation syndicale. Il dut cependant vite déchanter : le CA resta aux mains des réformistes. Dès sa réunion du 17 septembre 1911, il réélut Bidegarray comme secrétaire général, et, par 23 voix contre 19, refusa d’entériner les changements d’appellation et de siège votés par le congrès. Le Matin du 18 septembre titra : « Une victoire des réformistes : le Syndicat national ressuscite ».
Suite à ce coup de force, les révolutionnaires dénoncèrent la « trahison » du CA. Le 21 septembre, se prévalant de la décision du congrès d’août, ils appelèrent l’ensemble des groupes du Syndicat national à rompre toute relation avec le CA et à s’aboucher avec le « comité directeur » qu’ils venaient de constituer. Une minorité de groupes se rallia à eux. C’était la scission. Cependant, dans ses réunions suivantes, le CA du Syndicat national fut fidèle aux décisions du congrès d’août, et modifia les statuts dans un sens fédéraliste. Si bien que chacun des 7 congrès de réseaux qui eurent lieu entre octobre et décembre 1911 approuva les nouveaux statuts et renouvela la confiance au CA.
Isolée, la minorité révolutionnaire se retrouvait du coup en position de scissionniste. Elle décida malgré tout de se constituer en Fédération nationale des transports par voie ferrée (FNTVF) au 1er janvier 1912. La FNTVF eut son siège à la Maison des syndiqués de Paris 17e, au 67, rue Pouchet, et se dota d’un organe, Le Cheminot fédéraliste. Le 5 mars 1912, elle demanda son affiliation régulière à la CGT. Refusant d’admettre deux organisations concurrentes, le comité confédéral désigna une commission de résolution des conflits, présidée par Lenoir, qui publia son rapport dans La Voix du peuple du 18 août 1912. Elle faisait la part des torts de chaque partie et proposait la réunification, assortie de diverses conditions consensuelles. La FNTVF accepta les conclusions du rapport, mais conditionna sa réponse à celle du Syndicat national. Or celui-ci différa sa réponse jusqu’au congrès du Havre.
Le 26 août 1912, Bidamant, alors secrétaire de la FNTVF, fut brièvement arrêté à Dreux pour un discours antimilitariste.
Au congrès confédéral du Havre, en septembre 1912, la FNTVF fut représentée par Bidamant, Le Guennic, Dejonkère, Lagarde et Profit, avec 22 mandats à titre consultatif. Face à elle, le Syndicat national de Bidegarray fut représenté de plein droit, avec 43 mandats. Le débat en séance tourna au désavantage de la FNTVF qui refusa le pacte de fusion léonin que le Syndicat national et la direction confédérale de la CGT voulaient lui imposer.
Yves Bidamant s’était à ce moment-là éloigné de La Guerre sociale, qui avait effectué un tournant droitier. N’étant semble-t-il plus adhérent du PS, il se rapprocha de la Fédération communiste anarchiste (FCA) et donna un article au Mouvement anarchiste de janvier-février 1913, dans lequel il commentait le procès des « bandits tragiques » et défendait le droit d’asile (voir Antoine Gauzy). « Je conserve pour moi mon sentiment sur les actes de la“bande tragique”, écrivit-il, mais je dis hautement que si Bonnot et Garnier étaient venus me demander l’hospitalité, je ne les aurais pas repoussés. »
En juillet 1913, Bidamant participa à la fondation du groupe des cheminots anarchistes, qui donna bientôt son adhésion à la FCA. Ce groupe, dont les secrétaires furent Henri Sirolle et Lebec, put, par l’entremise de Lebec, être hébergé quelque temps dans les locaux de la FNTVF de Paris-Nord, avant de tenir sa permanence au 1, rue Simplon, à Paris 18e. Le 13 juillet, Bidamant prit la parole au grand rassemblement pacifiste du Pré-Saint-Gervais, sur l’estrade anarchiste. Le 24 juillet encore, il prit la parole à la tribune d’un meeting de la FCA.
Pendant ce temps, l’unité syndicale des cheminots piétinait. Les négociations achoppaient sur le refus du Syndicat national de réintégrer en bloc les sections de la FNTVF et d’admettre une représentation des révolutionnaires au CA. De guerre lasse, le comité confédéral de la CGT du 8 août 1913 décida que la FNTVF avait un mois pour se dissoudre, ses sections et militants devant demander individuellement leur réadhésion au Syndicat national. Le comité fédéral de la FNTVF – dont Bidamant n’était plus membre à cette date – se réunit le 12 août et dut s’incliner. La FNTVF tint son ultime congrès le 31 août 1913, et prononça son autodissolution par 16 voix contre une et une abstention. Ce que craignaient ses militants se produisit : le Syndicat national refusa de réintégrer les révolutionnaires les plus en vue, dont Bidamant.
À l’automne 1913, Yves Bidamant se trouvait donc orphelin d’une organisation syndicale. Il s’associa alors à un projet original discuté en marge du congrès national anarchiste d’août 1913 : la fondation d’une maison de production et de distribution cinématographique d’inspiration révolutionnaire. La coopérative Le Cinéma du peuple, au capital de 1000 francs, fut fondée officiellement devant notaire le 28 octobre 1913. Elle s’affirmait en communion d’idées avec les groupements ouvriers basés sur la lutte de classes et tendant vers la suppression du salariat. L’article 6 de ses statuts interdisait toute propagande électorale. Le comité de parrainage comprenait des anarchistes, des syndicalistes et des socialistes : Sébastien Faure, Jean Grave, Pierre Martin, André Girard, Charles-Ange Laisant, Lemaître, Marcel Martinet, Jeanne Morand, Louis Oustry, Eugène Morel, Émile Rousset, Henriette Tilly, Jean-Louis Thuillier. Le secrétaire était Bidamant, le secrétaire-adjoint, Chevalier, l’administrateur technique, Robert Guérard, l’administrateur adjoint, Gustave Cauvin. Henri Sirolle s’initia au travail de projectionniste. Au plan artistique, le Cinéma du peuple révéla la vocation d’un jeune Espagnol, Armand Guerra, comédien et réalisateur de plusieurs de ses films.
Domicilié à la Maison des syndiqués du 67, rue Pouchet, à Paris 17e, le Cinéma du peuple remporta un succès certain, produisant plusieurs films : Les Misères de l’aiguille, Le Vieux docker, Victime des exploiteurs, La Commune, Les Obsèques du citoyen Francis de Pressensé. La coopérative prospérant, Bidamant devint permanent, aux appointements de 100 francs mensuels, et le capital fut porté à 30 000 francs par l’assemblée générale du 17 mai 1914. La coopérative prévoyait également de tourner des films sur l’affaire Aernoult-Rousset (voir Rousset) et sur l’affaire Ferrer, mais la guerre interrompit ces projets.
Au moment de la déclaration de guerre, Bidamant habitait au 60, rue Gros-Murger, à Maisons-Laffitte (Seine-et-Oise). Mobilisé, il fut affecté spécial aux chemins de fer de campagne et, le 1er avril 1915, retrouva la compagnie de l’Ouest-État comme chef de bureau, au Havre. Il habita alors impasse d’Alsace, à Graville. Libéré des obligations militaires le 1er octobre 1916 en raison de son âge, il se classa dans la minorité internationaliste de la CGT. À la fin de la guerre, il était de nouveau militant dans l’aile gauche du Parti socialiste et était une figure du syndicalisme révolutionnaire sur le Havre, ayant été pleinement réintégré à l’Ouest-État.
Au congrès des cheminots de l’Ouest-État, à Laval, le 24 avril 1919, Bidamant fut violemment pris à partie par les réformistes, qui affirmèrent que son exclusion du syndicat, en date du 3 août 1909 était toujours valide, et que d’autre part il avait, en tant que chef de bureau, dénoncé un cheminot ivre à la direction de la compagnie. Après une nuit entière de débats, le congrès lava Bidamant de l’accusation par 25 150 mandats contre 18 198 et 2 354 abstentions. Bidamant resta donc militant du syndicat des cheminots du Havre. En revanche, il semble avoir alors renoncé à un rôle national, et on ne relève sa présence dans aucun congrès confédéral CGT ni CGTU de l’après-guerre.
Par Elie Fruit, Guillaume Davranche
SOURCES : État civil et registres matricules des Côtes-d’Armor. — Arch. Nat., F7/13666 dossier 16, note du 29 septembre 1915. — Arch. PPo., BA/1413, rapport du 8 juin 1913. — Le Matin et L’Humanité du 11 au 13 août 1909. — Dossier sur la grève des cheminots dans La Vie ouvrière du 5 novembre 1910. — Le Matin du 3 au 7 août 1911, du 18 et du 22 septembre 1911. — La Voix du peuple du 18 août 1912. — Le Journal des débats du 27 août 1912. — L’Humanité du 26 mai, du 13 juillet et du 1er septembre 1913. — La Cravache du 6 septembre 1913. — Comptes rendus des congrès CGT de 1908, 1910 et 1912 et rapports préparatoires au congrès CGT de 1914. — Tribune de la voie ferrée, 7 juin 1903, 31 décembre 1905. — Tangui Perron, « Le Cinéma du peuple », Le Mouvement social de juillet-septembre 1995. — John Barzman, Dockers, métallos, ménagères. Mouvements sociaux et cultures militantes au Havre 1912-1913, Publication des universités de Rouen et du Havre, 1997. — Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914), L’Insomniaque/Libertalia, 2014. — notes de Marianne Enckell.