Par René Gallissot
Né le 6 août 1929 à Constantine, mort le 29 octobre 1989 à Grenoble (France) ; journaliste à Alger Républicain (1948-1950), poète et auteur dramatique de langue française, agitateur révolutionnaire itinérant ; après 1970 en Algérie, directeur de troupe jouant un théâtre en langue arabe populaire ; grand prix des Lettres de l’Académie française en 1987.
Il est difficile de rattraper Yacin Kateb, cet autre « poète aux semelles de vent » comme Arthur Rimbaud, écrivain « aux sandales de caoutchouc » selon le titre d’une de ses pièces, nomade disparaissant mais suivant des étoiles fixes (Le Polygone étoilé, Le Seuil, Paris, 1966), et dont « l’œuvre en fragments » l’emporte en volume sur le roman-source qu’est Nedjma (Le Seuil, Paris, 1956) ou les cycles de son théâtre.
L’oscillation commence avec sa date de naissance. Si la date et le lieu sont indiqués à Constantine le 6 août, la déclaration est enregistrée le 26 août 1929 à Condé-Smendou (ZiroutYoussef) dans le Nord Constantinois où son grand-père maternel est auxiliaire de justice musulmane (bach-adel) ; peut-être pour qu’il soit bien déclaré (français) musulman et non pas citoyen français. Les deux familles, maternelle et paternelle, sont des familles de religion, lettrées en arabe et confrériques, pratiquant l’enseignement et le droit musulman. Ce grand-père maternel, Ahmed Bel Ghazzali, est aussi poète ; des poèmes figurent dans une anthologie des Ulama (doctes en religion) reproduite en arabe, à Constantine. Il est un ami de Cheikh Ben Badis qui enseigne à la médersa de l’Association des Oulémas à Constantine. Deux de ses fils y enseignent également. Dans cette famille, les femmes sont aussi lettrées en arabe, plus modestement, tout en exerçant des fonctions maraboutiques. Sa mère demande à son fils Yacine Kateb d’être son instituteur en français, selon le poète adolescent, pour se déprendre de son institutrice française.
Le nom de Kateb, l’écrivain, scribe ou greffier, bref celui qui sait écrire, a été attribué par les administrateurs coloniaux à un groupe familial d’une branche tribale maraboutique, les Kheltia, essaimée dans l’Est constantinois des Aurès au sud au Nadhor (souvent cité par le poète) à une trentaine de kilomètres de Guelma au nord. La famille suit le père, petit avocat de droit musulman (oukil) dans ses postes successifs dans le Constantinois, de Sedrata à Sétif et à la bourgade coloniale de Lafayette (Bougaâ) en Petite Kabylie où l’enfant Kateb a grandi. Il n’apprend pas la langue kabyle mais reste enchanté de la rythmique mélodique.
Après l’avoir mis à l’école coranique, le père le fait entrer à l’école française primaire de Lafayette, dans « la gueule du loup » comme il l’écrira plus tard dans Le Polygone étoilé. Il met à profit et en valeur ce qu’il saisit comme « un butin de guerre ». Il en fait très tôt un usage poétique ; des poèmes écrits à douze ou treize ans sont publiés à Sétif quand il entre au collège. Ayant obtenu une bourse, il devient interne, s’adonnant de plus bel à des exercices littéraires. Il découvre l’histoire des royaumes numides, la résistance de Jugurtha contre les Romains, qu’il prend dans l’étude de Salluste car il fait du latin et qu’il relie à la grande geste d’Abd-el-Kader face à l’armée française. Des textes circulent à l’internat ou il les trouve dans des boutiques de livres de la ville ; « je lisais tout ».
Yacine Kateb a multiplié les récits ou les renvois à l’heure tragique de vérité du 8 Mai 1945 à Sétif. « Je suis sorti de l’internat » ; devant la foule en cortège, « il y avait des scouts et quelques-uns de mes camarades ; l’un deux me fit signe, je les rejoins et à peine a-t-on fait quelques pas que ça été la fusillade… ». Le souvenir grossit peut-être la foule de paysans (« je n’ai jamais vu autant de monde ») ; c’était jour de marché. Les cadavres gisent dans leur sang et la terrible répression se poursuit sur trois semaines. Le dernier ouvrage qui traite des massacres, celui de Jean-Louis Planche (Sétif 1945) estime vraisemblable le chiffre de 30 000 morts pour toute la région constantinoise. Il montre surtout comment l’administration coloniale, alors de gauche avec le gouverneur socialiste Chataigneau, n’eut de cesse de minimiser l’horreur, suivie par les historiens français portés à circonscrire au plus bas. Le garçon qui n’a pas seize ans est arrêté et enfermé un mois ou deux au camp militaire de prisonniers de la base aérienne Sétif. Comme ses camarades, il est battu et entend les cris des torturés et les exécutions à l’extérieur. Exclu alors du collège de Sétif, son père obtient qu’il reprenne ses études au lycée de Bône (Annaba) où il est, à nouveau, interne.
À Bône, Yacine Kateb vit intensément l’exaltation littéraire et philosophique des classes terminales du secondaire et pour lui d’exaltation politique, pénétré du ressentiment grandi en prison contre la part de sang versée par la conquête et la domination coloniale. Sur les voies ouvertes par un vieil oncle médersien de Constantine, il se mêle aux jeunes partisans du PPA car il est encore tenu par une patrie musulmane. Peut-être fait-il un temps partie d’un groupe de jeunes du PPA tenu pour une cellule du parti. Il prend la parole dans des conférences littéraires et historiques qu’organise, dans les villes du Constantinois, le parti MTLD qui vient d’être créé pour continuer le PPA. Rencontré au hasard des ses investigations vagabondes, l’imprimeur du journal Le Réveil Bônois accepte de publier sa première plaquette de poèmes, Soliloques, qui scande le destin maudit de ses camarades tués le 8 Mai 1945. Pour une autre part, ce jeune homme de dix-sept ans soliloque en langue hautement poétique française sur l’amour inaccessible et sans cesse renaissant pour cette femme libre et dont la modernité vient de la mixité coloniale. L’image serait reprise de la femme mariée plus âgée des correspondants qui le reçoivent. Elle offre la première figure, plus jeune et toujours jeune, de cette femme aux multiples figures qui deviendra Nedjma dans la suite de ses œuvres, l’imaginaire même de l’émancipation. Ce petit livre le fait remarquer. Le Gouverneur Chataigneau met ce lycéen étincelant sur la liste des jeunes qui bénéficient du voyage à Paris.
En mai-juin 1947, sa jeunesse algérienne le fait entrer par effraction dans des cercles métropolitains parisiens de vie littéraire et intellectuelle. Il y aura un autre exemple, servi il est vrai par la conversion de sa famille kabyle au catholicisme, pour percer plus âgé cependant et se trouver plus encore porté au firmament sans avoir écrit et sans rien produire que des émissions radiophoniques, celui de Jean Amrouche. Au moins, c’est par éclats que Yacine Kateb avance en écriture et publicité. Il fait une conférence le 24 mai 1947 à la salle des Sociétés savantes au quartier latin sur « Abdelkader et l’indépendance algérienne » (publiée en 1948 par la librairie En Nahda à Alger), ce qui n’est pas sans évoquer l’Émir Khaled. Il frappe aux bureaux des revues Le Mercure de France, fort académique, et Les Lettres françaises que dirige le communiste Louis Aragon, qui publient les poèmes qu’il leur apporte. Il laisse à la revue Esprit (Éditions du Seuil) le manuscrit d’une tragédie, première ébauche de la pièce Le Cadavre encerclé. Il n’a pas dix-huit ans mais le feu est en lui.
De retour à Alger, il entre à la rédaction d’Alger Républicain, le quotidien que relancent Henri Alleg, devenant directeur, et le nouveau rédacteur en chef Boualem Khalfa* qui a quitté le PPA pour le PCA. Le mot d’ordre, qui est un leitmotiv et une raison d’être communiste, est de constituer un « front algérien » rassemblant tous les courants politiques nationaux algériens. Un front démocratique algérien aura un moment d’existence en 1951. Kateb y milite dans le comité Émir Khaled. Est-il membre du PCA ? Si on suit celle qui deviendra sa confidente, qu’il appelle sa sœur et qui rassemblera ses manuscrits et lui consacrera une thèse, Jacqueline Arnaud : « Si Kateb eut une carte d’adhérent, ce ne fut que pendant une courte période, deux ans au plus, car bien que n’ayant jamais cessé, depuis lors, de se déclarer communiste, il supportait très mal la discipline du parti. ». Il ne cessera de placer Staline au plus haut, mais Kateb aimait se mettre en posture de provocateur. Il publie des poèmes dans Liberté qui est l’organe du PCA. Le parti en fait l’exemple du poète révolutionnaire ; ce qu’il est en effet, révolutionnaire permanent.
Au journal, il collabore à la page littéraire avec Mohamed Dib, fort précautionneux, quand lui, comme la plupart des autres journalistes, écrit dans toutes les rubriques, jusqu’à inventer des faits divers. Au dos des rouleaux qui sortent des télétypes, il écrit ses illuminations. En 1949, il part en reportage pour suivre le pèlerinage de La Mecque mais ne descend pas à Djeddah et va au Soudan d’où il envoie son papier au journal. Il visite Moscou, Stalingrad et l’Ouzbékistan pour apporter son concours à la célébration de l’émancipation dans les Républiques soviétiques musulmanes. Fougueusement progressiste, il est profondément et ostensiblement anti-colonialiste, se moquant des réformistes de gauche qui au journal même, jouent à « Madame la France » : « silence, la France ». Son chef de rédaction, Boualem Khalfa*, le décrit en « jeune homme éthéré et imprévisible, angélique et insupportable ». En tout cas, insupportable pour Henri Alleg, le directeur qui le voit quitter la rédaction en 1950 pour « désaccord sur l’organisation du journal » comme dit pudiquement Jacqueline Arnaud.
Le père est mort de tuberculose en 1950 ; la mère doit faire des séjours à l’hôpital psychiatrique de Blida ; le jeune Kateb fait du 8 Mai 1945 la cause de ses crises de démence ; il doit s’occuper de deux jeunes sœurs. Espérant trouver des ressources il s’embarque pour Marseille à l’été 1950, travaille sur des chantiers routiers d’Arles à Paris. Quitte à faire tous les métiers, il rentre à Alger, chômeur plus souvent que manœuvre ou docker, travailleur à la tâche et écrivain à la pièce d’une œuvre fragmentée et continue. Il repart en France, travaille en usine à Montreuil près de Paris. C’est qu’il veut être à Paris pour suivre et revoir ses textes qui sont bien reçus à la rédaction de la revue Esprit. Alors que commence l’insurrection, à Paris, Kateb voit coup sur coup publier sa tragédie Le Cadavre encerclé (Esprit, décembre 1954 et janvier 1955) qui est en outre confiée au metteur en scène Jean-Marie Serreau, qui est fasciné, comme l’acteur Jacques Charby, à son tour marqué à la lecture parlée par ce que représente Mai 1945 comme acte du déchirement de ce qui a été la colonisation. Les éditions du Seuil préparent l’édition du roman Nedjma qui sort en juillet 1956 et inscrit Kateb Yacine, c’est sous cette dénomination inversée qu’il est connu, et cité, en auteur universel de langue française, écrivain révolutionnaire de la libération nationale algérienne. Mai 1945 est encore le foyer central.
De novembre 1954 à la fin de 1956, Kateb vit à Paris. Il noue des liens avec les écrivains qu’Albert Memmi, qui est l’un d’eux, nomme les « écrivains maghrébins ». Il fait ainsi des conférences avec A. Memmi et le marocain Driss Chraïbi sur le roman maghrébin, participe aux débats du Collège philosophique et d’autres cercles intellectuels de gauche. En novembre 1956, il donne une conférence sur « Les Juifs vus par les autres ». En communiste et plus encore en révolutionnaire, il défend l’espérance d’une nation algérienne, certes de fond historique linguistique et culturel arabo-berbère, mais faite aussi de ses minorités et progressiste en dépassant la guerre des origines, l’obsession des ancêtres et de la parenté, le traditionalisme religieux et l’enfermement communautaire. Il est pris d’épouvante devant les exécutions entre messalistes du MNA et partisans nouveaux du FLN, aussi il ne peut adhérer au FLN. Ce que dit Nedjma et redit toute son œuvre, c’est que l’identité algérienne est intensément faite d’un entrechoc culturel rendu plus aigu et plus actif par la colonisation qui a cependant le tort d’avoir resserré jusqu’à l’étranglement les nœuds de la parenté. Tout retour en arrière, tout retour des ancêtres qui reviennent comme des vautours pour saisir le vif, fait œuvre de mort. C’est ce qu’il jette sur le papier à ses heures d’écriture transformant ses ébauches théâtrales en trilogie (les trois pièces réunies en 1959, Le Seuil, Paris) sous le titre Le Cercle des représailles, outre Le Cadavre encerclé, tragédie, La Poudre d’intelligence, farce, Les ancêtres redoublent de férocité, tragédie, commentées par un poème dramatique Le Vautour.
Dans ces années, il vit d’expédients. C’est à ce moment que Mohammed Harbi, qui est à la Commission de presse de la Fédération FLN, croise à la Maison des lettres, rue Férou près du Luxembourg où s’abritent les intellectuels Algériens, ce qu’il appelle « un trio infernal » très porté à l’ivresse : Malek Haddad qui se veut communiste et attend tout d’Aragon, le peintre manchot M’Hammed Issiakhem, « révolté contre toute institution et en état d’explosion permanente », et Kateb Yacine, parlant en homme libre tout en se réclamant de Staline, à « contre-courant sur la religion, la culture, la question des langues », révolutionnaire minoritaire voulant « arracher aux Algériens leur masque de pruderie ».
Par la suite, la situation matérielle et morale s’éclaire par les subsides de son éditeur et avec le succès international, les traductions et les mises en scène, à Milan, à Tunis, en Belgique, en Suède, en Allemagne et à nouveau en Italie. Jean-Marie Serreau appuyé par son administrateur Jehan de Wangen du cercle Henri Curiel, après avoir apporté son concours à la troupe d’étudiants en Tunisie, monte Le Cadavre encerclé à Bruxelles en novembre 1958 et joue la pièce clandestinement à Paris au Théâtre de Lutèce. De l’été 1959 au début de 1960, Kateb séjourne en Yougoslavie collaborant à la radio et à la presse avant de venir à peine plus longuement s’installer à Tunis.
Il est alors journaliste à Afrique-Action (qui suit Action et précède Jeune Afrique), écrivant notamment des billets humoristiques sous le nom de J’ha (le clown). Pour avoir osé critiquer l’aventurisme de Bourghiba dans l’affaire de Bizerte, qui déchaîne un massacre par l’armée française commandé par de Gaulle, il est expulsé de Tunisie. Sur invitations, il se rend à nouveau en Italie et en Allemagne, va en Égypte, assiste au Congrès des écrivains afro-asiatiques à Milan, attentif à ce qui se passe en Algérie.
Il rentre à Alger après les jours de fête de l’indépendance, s’inquiète de la crise de l’été 1962, donne quelques textes à Alger Républicain, renoue avec ses camarades qui continuent le PCA pour bien monter, que sans carte, il est toujours communiste, lui qui a prénommé son fils Staline. Il fait quelques conférences publiques et participe au festival de poésie d’Annaba. Mais il juge la situation impossible quand, en 1963, le président Ben Bella fait disperser ou arrêter les étudiants qui ne font pas le Ramadan, quand les adeptes de la revue islamique Al Quiyyam (les valeurs) dont l’étudiant rouquin Benaïssa, resté activiste islamiste, commence la chasse « aux marxistes-léninistes », quand le Théâtre national algérien dirigé par son homonyme Mustapha Kateb, qui avait cependant monté ses pièces en français à Tunis, obtempère à l’ordre de ne plus jouer qu’en arabe classique ; les langues populaires, berbère ou arabe, sont exclues. Yacine Kateb, issu de familles médersiennes, a en horreur la pudibonderie religieuse qui s’attaque bientôt à la mixité. Il revient à Paris en 1964 voir Jean-Marie Serreau monter sa pièce épique La Femme sauvage, cette incarnation transhistorique de la Résistante algérienne conduisant le peuple. En 1970, le Théâtre du Soleil joue Mohammed, prends ta valise, qui dit la peine de l’émigration/immigration. Entre 1967 et 1970, il effectue plusieurs séjours au Vietnam.
Il faut qu’il croie à l’éclaircie du socialisme algérien pour revenir dans les années 1970 après dix ans d’exil et d’écriture éclatée. Il prend la tête d’une troupe théâtrale mixte itinérante (ACT, Action culturelle des travailleurs), qui joue en arabe algérien, notamment une pièce La Palestine trahie en 1977, mêle théâtre, chants et danses, escortée de réactions pudibondes et de plus en plus suspecte aux autorités qui se veulent bien-pensantes. On l’immobilise au théâtre de Sidi-Bel-Abbès en 1977-1978. Il fait retour en France et ailleurs, fréquemment dans la Drôme pour être proche des aventures théâtrales à Grenoble et faire de longues ballades amicales en montagne. En fait, il reprend son nomadisme ou une transhumance entre les deux rives, fut-ce en esprit et en visages. Son progressisme révolutionnaire est de refuser la loi du sang. Atteint de leucémie, il s’éteint à Grenoble ; sa dépouille est transférée au cimetière d’El Alia à Alger.
Par René Gallissot
SOURCES : Œuvres citées et Œuvre en fragments, Sindbad, Paris 1986. — J. Arnaud, Recherches sur la littérature maghrébine de langue française. Le cas de Kateb Yacine, L’Harmattan, Paris, 1982 et 1986, notice « Kateb (Yacine) », revue Parcours, op. cit., n° 2, juin 1984. — Saïd Tamba, Kateb Yacine, Poètes d’aujourd’hui, Seghers, Paris, 1992. — M. Cheniki, Le théâtre en Algérie. Histoire et enjeux, Edisud, Aix-en-Provence, 2002. — B. Khalfa, H. Alleg, A. Benzine, La grande aventure d’Alger Républicain. Février 1943-19 juin 1965, Messidor, Paris, 1987. — H. Alleg, Mémoire algérienne, Stock, Paris, 2005. — M. Harbi, Une vie debout. Mémoires politiques, Tome 1 : 1945-1962, La Découverte, Paris, 2001. — J. Charby, Les porteurs d’espoir. Les réseaux de soutien au FLN pendant la guerre d’Algérie : les acteurs parlent, La Découverte, Paris 2004. — J.-L. Planche, Sétif 1945. Histoire d’un massacre annoncé, Perrin, Paris, 2006.