KERLAN Joseph dit Jobic (petit Joseph en breton) [Dictionnaire Algérie]

Par René Gallissot

Né le 9 juillet 1918 à Nevez (Finistère, France), mort à Verrières (Essonne, France) le 4 mars 1992 ; à partir de 1950, prêtre de la mission de France à Souk-Ahras en contact avec la Résistance algérienne ; expulsé en 1956 ; aumônier du port d’Alger ; arrêté en janvier 1960 et condamné pour impression d’une déclaration du GPRA (mai 1960) ; à Gennevilliers en région parisienne, actif auprès de l’immigration ; revenu à Alger à l’indépendance, aumônier du port, vicaire général de l’archevêque d’Alger, entré au secrétariat du ministère algérien du Travail.

De famille catholique bretonne, Joseph Kerlan est envoyé à l’école des Frères des écoles chrétiennes à Brest, Quimper et Pont-Labbé ; il en sort avec un diplôme de comptabilité et en 1934 travaille dans la maison familiale de commerce de la pomme de terre. Son père pense que le marché peut être élargi à l’Algérie et pousse son fils à y faire son service militaire. À dix-neuf ans en 1937, le jeune homme découvre la condition coloniale. Il sert de au 9e Zouave à Alger. C’est en Algérie qu’il décide de devenir prêtre.

Démobilisé à Alger en septembre 1940, il rentre en Bretagne. En 1941, il s’inscrit au collège des Jésuites réfugié de Strasbourg à Vanves. Il cache de jeunes alsaciens qui ne veulent pas être incorporés dans l’armée allemande puis des réfractaires au STO, le travail obligatoire en Allemagne. Il finit par prendre place dans un maquis proche de Concarneau. Son patriotisme populaire s’accommode très bien d’être en milieu communiste. Il participe avec les partisans, à la libération de Concarneau en août 1944. De la Résistance, il garde le prénom breton de Jobic.

Son entrée au Grand séminaire est retardée par des ennuis de santé. Il se soigne en Savoie et entre, en septembre 1947, au séminaire de la Mission de France à Lisieux, dirigé par le père Augros, et qui forme les prêtres qui veulent être ouvriers ou partir missionnaires tout en travaillant. Ordonné prêtre le 25 mars 1950, Jobic Kerlan demande aussitôt à exercer en Algérie. Précisément la Mission de France prend alors en charge la cure de Souk-Ahras dans le Constantinois avec l’idée de mener une vie de charité au sein de la population, ce qui veut dire la masse rurale algérienne. Les Européens s’en tiennent à distance, si ce n’est pour commander le travail, colons exploiteurs et petits chefs qui sont des Européens italo-maltais, fort racistes et le plus souvent catholiques d’ostentation latine. Les mines de l’Ouenza sont proches.

Le PPA-MTLD est implanté et la CGT s’efforce à l’action syndicale. L’OS, organisation spéciale armée clandestine du PPA est animée, depuis 1947, par Mokhtar Badji. Le jeune résistant est arrêté en 1950, torturé. Après trois ans de prison, il vit en semi-clandestinité. Jobic Kerlan fréquente la ferme familiale tandis que le père est aussi greffier (bachadel) à Souk-Ahras. Il se lie d’amitié avec le jeune activiste nationaliste qui participe dans l’été 1954 au Comité des 22 qui décide de l’insurrection.

L’action des prêtres de Souk-Ahras est plus large : défense des travailleurs agricoles à l’exemple du père Mamet, secours en médicaments et en soins, réfection et construction de logements. Le responsable de la petite communauté est le père Augros, qui a quitté la France quand le Pape a mis fin à « l’expérience des prêtres-ouvriers ». Il témoigne de cet esprit au service du peuple et du christianisme progressiste dont l’organe La Quinzaine, qui publie leurs témoignages. Aussi, les coloniaux européens n’aiment pas cette présence qui se situe aux côtés des Algériens, ces prêtres qui dénoncent l’exploitation et le scandale de la misère des campagnes et soutiennent les luttes anticolonialistes. Trois sont particulièrement vitupérés, le père Augros, le père Mamet, qui parle arabe, et l’actif Jobic Kerlan. Quand ceux-ci font visiter un douar à l’envoyé du pape, le cardinal Tisserant et à Mgr Duval venus aux fêtes en l’honneur de Saint-Augustin en novembre 1954 même, la campagne hostile grandit.

« À Souk-Ahras, écrit Jobic Kerlan en 1955, j’ai découvert le monde des pauvres. Auprès d’eux j’ai appris ce qu’était le dénuement, mais aussi qu’elle était la richesse de leur cœur… » et de rappeler le sens de leur témoignage : « La raison première de notre venue en Algérie étant de rendre l’Eglise présente au monde musulman. » Il participe à l’association Entr’aide fraternelle. Dès le début de l’insurrection, en novembre-décembre 1954, le massif de l’Ouenza devient un foyer de résistance. L’armée française pratique très tôt les exécutions collectives, la répression aveugle et la torture. Les prêtres de la Mission s’élèvent contre ces représailles et ce déchaînement, se prononcent en chaire et diffusent leurs interventions sur place et par courrier en France. Témoignage chrétien publie, le 13 avril 1956, les informations sur les massacres et les tortures par l’armée française dans le Constantinois, envoyées par Jobic Kerlan qui déplore la coupure entre l’Eglise et les masses musulmanes. C’est en pleine « affaire de l’expulsion des prêtres de Souk-Ahras ».

Jobic Kerlan, dont les relations avec Mokhtar Badji, tué au maquis en janvier 1955, sont connues, est accusé de fournir les résistants en médicaments. Il reçoit en effet depuis longtemps des envois de pharmacie de son beau-frère médecin en Bretagne, qui s’ajoutent aux autres distributions faites à la population au titre du Secours catholique. En outre, les dépendances du presbytère sont ouvertes pour accueillir les victimes de la répression. Ce sont les militaires français qui, cette fois, donnent de la voix et font pression sur le préfet de Constantine pour qu’il disperse ces prêtres accusés de trahison.

Au titre des « pouvoirs spéciaux » votés en mars 1956, y compris par les députés communistes, le préfet de Constantine signe en date du 9 avril 1956 l’arrêté d’expulsion de la cure de Souk-Ahras. Les pères Augros, Kerlan et Mamet sont convoqués par le Commissaire de police de la ville. Par deux fois, Jobic Kerlan part à Alger pour défendre leur cause auprès du cabinet de Robert Lacoste avec le soutien sur place de l’abbé Scotto, délégué de la Mission de France pour l’Afrique du Nord. On demande à Jobic Kerlan de justifier de l’emploi des médicaments de la Croix-Rouge et du Secours catholique. La préfecture de Constantine exige le 8 mai l’exécution de l’arrêté d’expulsion.

À l’émotion en Algérie s’ajoutent les protestations en France et le retentissement dans la grande presse. La Croix, quotidien catholique publié à Paris, donne la parole à Jobicé Kerlan (25 juin 1956) pour apporter sa version des faits. Le gouvernement de Guy Mollet envoie Maurice Papon enquêter. L’ancien préfet de Constantine ne trouve pas de pièces prouvant l’aide matérielle à l’ALN. S’il fait rapporter la mesure d’expulsion, il maintient l’interdiction de séjour en ville et préconise le remplacement des curés de la Mission de France par des prêtres qui n’auraient qu’à s’occuper que des « Européens ».

Après être resté à Alger puis fait un voyage au Caire avec le père Mamet, au contact des représentants du FLN, en pensant à l’avenir algérien, Jobic Kerlan revient à Nevez dans sa Bretagne natale. Il ne cesse de pratiquer correspondance et témoignages, nouant les contacts avec les engagés des réseaux de soutien. Il adresse, en janvier 1960, son témoignage au procès de Robert Davezies passé du groupe de Jean Urvoas* aux réseaux Jeanson puis Curiel et travaillant avec Jeune Résistance.

Mgr Duval, archevêque d’Alger, l’a appelé quelque temps plus tôt, à revenir à Alger, vicaire dans la communauté de la Mission de France à Hussein-Dey, pour devenir aumônier au port d’Alger, en pleine tension entre groupes de dockers « Algérie française » et l’organisation nationaliste et syndicaliste. Le 2 janvier 1960, Jobic Kerlan est arrêté pour « intelligence avec le FLN » et placé au dépôt de Barberousse (Serkadji). Le rapport de police fait état de ses « relations suivies avec des membres du PCA » et « de son action en faveur des nationalistes ». À charge contre lui d’avoir dactylographié et ronéoté un tract à la demande du responsable FLN Mohamed Rabiaï, qui vient d’être arrêté en décembre 1959. Il s’agit de la reproduction du message de Krim Belkacem, vice-président du GPRA, « aux populations d’Algérie ». Jobic Kerlan concède avoir commis une erreur de jugement et non pas « un délit ». Certes il est laissé sous surveillance dans un couvent près d’Alger, mais sa demande de mise en liberté est rejetée. À cette époque de « la semaine des barricades » à la faculté, des commandos d’étudiants « Algérie française », Mgr Duval ne peut empêcher l’incarcération de Jobic Kerlan, tout en diffusant une protestation. L’équipe de la Mission de France d’Alger à Hussein-Dey se déclare solidaire.

Si Jobic Kerlan bénéficie de la liberté provisoire fin mars, il comparait fin mai devant le Tribunal des forces armées d’Alger en compagnie de Mohamed Rabiaï. Le prêtre est défendu par des avocats venus de Lyon que refusent de saluer leurs collègues français d’Alger. De Souk-Ahras viennent des témoins, instituteurs publics notamment, qui redisent l’oeuvre de paix de l’équipe de la Mission de France. Jobic Kerlan s’en tient à un plaidoyer sur le rôle sacerdotal et les valeurs évangéliques ; les consignes du cardinal Liénart sont de faire profil bas en exaltant la cohabitation voulue en Algérie entre « les communautés ». Jobic Kerlan est condamné à cinq ans de prison avec sursis, Mohamed Rabiaï à un an de prison ferme, et les circonstances atténuantes, retenues.

À la suite du procès, Jobic Kerlan rejoint en France l’équipe de la mission de France à Gennevilliers où est passé aussi le père Mamet. C’est une base d’action sociale en région parisienne auprès de l’immigration nord-africaine ouvrière, syndicaliste, marocaine et algérienne. De cette communauté de la paroisse des Grésillons vient de partir, rappelé en Algérie, le jeune prêtre Gilbert Ruffenach qui fait parvenir à Jobic Kerlan, les comptes rendus sur la répression et la torture en Kabylie que la Mission de France répercute.

À l’indépendance, Mgr Duval rappelle Jobic Kerlan à Alger pour reprendre son action au port autonome. Pour ses liens avec le monde ouvrier et les syndicalistes nationalistes, Jobic Kerlan entre ensuite au secrétariat du Ministère du travail. Parallèlement, il devient vicaire général auprès de l’archevêque d’Alger. Pour des raisons de santé, il rentre en France en 1985, vingt trois ans après l’indépendance de l’Algérie dont il avait soutenu le combat.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article157251, notice KERLAN Joseph dit Jobic (petit Joseph en breton) [Dictionnaire Algérie] par René Gallissot, version mise en ligne le 1er mars 2014, dernière modification le 1er mars 2014.

Par René Gallissot

SOURCES : Jobic Kerlan, « À propos de Badji Mokhtar » communication publiée dans Le retentissement de la Révolution algérienne, colloque international, Alger, 1984. — Archives de la Mission de France et autres archives, témoignages et correspondances citées dans Sybille Chapeu, La Mission de France dans la guerre d’Algérie. Eglise, politique et décolonisation, Thèse de doctorat d’histoire, Université de Toulouse-Le-Mirail, 2 tomes, 602 p, Toulouse, février 2002, publiée en volume réduit : S. Chapeu, Des chrétiens dans la guerre d’Algérie. L’action de la Mission de France, L’Atelier, Témoignage chrétien, Paris, 2004. — Solaine Conejero, Parcours militant d’un prêtre de la Mission de France : Jobic Kerlan, mémoire de maîtrise, Université de Toulouse II-Le Mirail, 2001. — Notice par André Caudron dans DBMOMS, op.cit., t. 7, 2011.

rebonds ?
Les rebonds proposent trois biographies choisies aléatoirement en fonction de similarités thématiques (dictionnaires), chronologiques (périodes), géographiques (département) et socioprofessionnelles.
Version imprimable