BERNARD Paul, Auguste [Dictionnaire des anarchistes]

Par Jean Maitron, Maurice Moissonnier, Guillaume Davranche, Rolf Dupuy, Marianne Enckell

Né le 26 décembre 1861 à Crest (Drôme), mort le 8 janvier 1934 à Villeurbanne (Rhône) ; galochier, représentant de commerce, maçon, boulanger, métallurgiste ; anarchiste, puis socialiste, puis communiste, puis socialiste-communiste. Inculpé du « procès des Trente ».

Photo anthropométrique Alphonse Bertillon. Collection Gilman. Métropolitan museum of art. New-York

Orphelin à l’âge de 2 ans, Demi-frère d’Auguste Jeannet, Paul Bernard connut une enfance difficile. Ouvrier boulanger à Lyon (Rhône), il fonda un syndicat, puis accomplit son service militaire à Cosne-sur-Loire (Nièvre). Passé sergent, il fut cassé de son grade, plus tard, au cours d’une période militaire.

Il se maria avec une jeune fille de Pouilly-sur-Loire (Nièvre) dont il eut deux enfants. Sa femme mourut quelques années plus tard et il se remaria avec la fille d’un charpentier de Tannay (Nièvre) dont il eut plusieurs enfants.

Vers 1886, revenu à Lyon où il habita au 17, rue de l’Hospice-des-Vieillards, Bernard fut un compagnon d’Octave Jahn dont il partagea l’activité tumultueuse.

En 1888-1889, il était un des orateurs habituels des meetings anarchistes sur Lyon. En février 1894, un correspondant du Matin devait faire de lui la description suivante : « assez grand, mince, convenablement mis, les cheveux châtains et bien peignés, la moustache forte et rousse, le visage régulier, le masque dur et froid. Il était d’une violence rare et d’autant plus dangereux qu’il parlait avec facilité et sans emballement, restant très maître de lui, imperturbable. C’était un violent à froid. »

En mars 1890, il fit campagne pour la grève du 1er mai à Lyon, en faisant venir les orateurs Joseph Tortelier et Henri Riemer. Sa conception du 1er mai n’avait cependant rien à voir avec celle, pacifiste et légaliste, des socialistes, comme il l’expliqua dans La Révolte du 24 mai 1890, sous la signature du groupe « Initiative individuelle de Genève ». Comme il l’affirma lors d’un meeting, le 8 juin, au cirque Rancy, il était également adversaire de la revendication des huit heures, dont il jugeait qu’elle détournait la classe ouvrière de l’objectif révolutionnaire.

Le 16 juin 1890, il constitua, aux côtés de Henri Boriasse et de Claude Mazoyer, le bureau d’un meeting contre les arrestations du 1er mai, auquel participèrent environ 300 personnes. Le 11 octobre, il prenait la parole dans un meeting à Roanne (Loire) avec Octave Jahn, ce qui lui valut le 16 octobre une condamnation à cinq jours de prison et 15 francs d’amende pour « infraction à la loi sur les réunions publiques ».

Sous le pseudonyme de P. Vengeance, il aurait à l’époque collaboré à un journal nommé L’Émancipation, à Lyon.

Avec Jahn et Ernest Nahon, Paul Bernard participa à la préparation d’un congrès régional qui devait aborder, parmi d’autres sujets, la tactique de la grève générale et l’entrée des anarchistes dans les syndicats, et conduire à la fondation d’une Fédération des ouvriers réunis. Ce congrès fut précédé d’un meeting public salle Rivière à Lyon, le 31 octobre 1890, où des débats virulents eurent lieu autour de la grève générale, du 1er mai et de la propagande par le fait. « Assez de manifestes : la dynamite, la révolte, les bombes de Chicago, voilà comment on atteindra la vraie émancipation », tels sont les mots que lui attribue la police helvétique dans un rapport ultérieur. Le jour suivant, 1er novembre, s’ouvrit au café Marcellin la première session du congrès, regroupant 150 délégués. Le lendemain, la police fit irruption et arrêta cinq délégués. Paul Bernard et Octave Jahn parvinrent à s’enfuir et à se réfugier en Suisse. Son demi-frère Auguste prit en charge son fils.

Le 22 novembre, Paul Bernard et Octave Jahn furent condamnés par contumace par la cour d’assises du Rhône pour « provocation directe non suivie d’effet aux crimes de meurtre, assassinat, pillage et d’incendie et provocation à des militaires pour les détourner de leurs devoirs militaires » à deux ans de prison et 100 francs d’amende. Quelques jours plus tard, le 8 décembre, la cour d’assises de la Loire les condamna à une nouvelle peine d’un an de réclusion et 100 francs d’amende pour les mêmes motifs en raison des propos tenus lors de la conférence du 11 octobre à Roanne.

Paul Bernard fut expulsé de Suisse le 15 décembre 1890 avec les Italiens Luigi Galleani, Gennaro Petraroja, Hiskia Rovigo et le Bulgare Paraskev Stojanov, pour avoir diffusé un manifeste anarchiste rédigé en trois langues.

Bernard qui avait l’intention de se fixer à Milan, où arrivèrent sa femme et leur enfant, fut arrêté à Côme. Il gagna alors Barcelone, où il travailla comme maçon et poursuivit son activité militante.

En novembre-décembre 1891, il fut responsable de la partie francophone du journal El Porvenir Anarquista, dirigé par l’Italien Paolo Schicchi. Rédigé en trois langues (espagnol, français et italien), il était tiré à 4000 exemplaires.

Suite à l’explosion d’une bombe sur la plaza Real, il fut arrêté, le 9 février 1892, avec Paolo Schicchi et 54 autres militants. Durant la perquisition, la police malmena sa femme, enceinte et phtisique. Elle devait mourir à l’hôpital le 5 avril. Paul Bernard, lui, resta emprisonné dix-huit mois sans même être interrogé, et ne fut relâché qu’en août 1893.

Craignant de nouveau pour sa liberté après l’attentat de Pallas, fin septembre 1893, il vécut plusieurs mois dans la clandestinité, puis quitta l’Espagne en décembre 1893.

Il fut arrêté par la police française rue Ramey, à Paris 18e, le 11 février 1894, cinq jours après son arrivée dans la capitale. Le 12 mars 1894, à Montbrison, il fut jugé en appel de sa condamnation de décembre 1890. La peine fut ramenée à dix mois de prison et 100 francs d’amende. Il devait en effectuer la moitié à la centrale de Fontevrault, puis bénéficier d’une amnistie.

Du 6 au 12 août 1894, il comparut devant les assises de la Seine dans le cadre du « procès des Trente » (voir Élisée Bastard). Défendu par Me Panthès, il fut acquitté.

À sa sortie de Fontevrault, il revint dans la Nièvre. À l’aide de capitaux fournis en grande partie par un cousin avoué à Largentière (Ardèche), il s’associa avec un nommé Guyard pour fonder une petite fabrique d’outils de sabotiers et de galochiers au moulin de Vesves, à Tannay. La fabrique employait cinq ou six ouvriers. Un autre anarchiste, Jean-Baptiste Thuriot, occupa les fonctions de chef de fabrication.

Pour les autorités, qui le nommaient « le groupe de Tannay », le moulin de Vesves devint vite le principal « foyer d’anarchisme » du département. Bernard et Thuriot étaient présentés comme « deux anarchistes des plus dangereux, capables de tout et prêts à toutes les besognes ».

En 1896, Paul Bernard et Jean-Baptiste Thuriot étaient en rapport avec les anarchistes Jean Gauthé et André Barage, et lisaient Le Libertaire et La Sociale. Des bruits couraient sur les prétendues opinions de leurs ouvriers, et s’augmentèrent bientôt des ragots (Bernard renvoyant un ouvrier qui aurait salué les gendarmes) colportés par l’associé Guyard, en mauvais termes avec Bernard au point qu’il se mit au service des autorités pour jouer les indicateurs.

La réputation faite aux associés compromit l’entreprise et, après une période de prospérité (avec de nombreuses commandes de toute la France et même de l’étranger), les affaires périclitèrent. La fabrique ferma et, en juillet 1896, Bernard alla s’établir à Cravant (Yonne) où il ouvrit une nouvelle fabrique avec, en grande partie, le même personnel ; il y fit faillite en 1899.

Les portraits policiers de Bernard, à cette époque, sont assez contradictoires : ceux reposant sur l’information Guyard sont particulièrement noirs : « C’est un homme parfaitement dangereux [...]. Bien vivre, se promener, en un mot faire le propriétaire et partant ne pas travailler, tel est son procédé ». On le prétend dur avec les ouvriers et détesté par eux (rapport du 8 avril 1896). D’autres notes officielles sont plus nuancées : « Assurer les gens à lui et en faire des amis, ou les perdre s’ils ne se soumettent pas à ses idées » (12 avril 1896). « Intelligent, énergique et résolu, nettement partisan de la propagande pour le fait » (20 septembre 1896) ; ou encore, du commissaire spécial de Nevers, le 21 octobre 1901 : « Homme très intelligent, ouvrier habile, ayant en politique des connaissances assez étendues » ; « intelligent, beau parleur, propagandiste » ; « très intelligent, sait se faire écouter ».

La faillite de Cravant ramena Bernard dans la Nièvre avec sa femme et ses quatre enfants. Nevers fut la première étape ; il s’y lia à Arthur Combemorel et aux socialistes de L’Observateur du Centre, mais ne trouva pas de travail et connut la misère.

En échange, semble-t-il de la promesse de renoncer à l’action politique, le commissaire spécial le fit alors embaucher comme ouvrier tourneur à l’usine de Commentry-Fourchambault (mai 1900), bien qu’il le tînt encore pour un « irréductible qui devrait être l’objet d’une surveillance constante ».

Bernard tenta alors de relancer le syndicat des ouvriers métallurgistes en difficulté depuis la grève de 1898, mais sans grand succès semble-t-il. Il envisagea même la mise sur pied de cours professionnels (il y enseignerait le dessin) et, dans ce but, demanda une subvention au ministère du Commerce. Sa personnalité entraîna un avis défavorable de la part des autorités nivernaises ; on craignait son influence dans une localité où existait « une population laborieuse trop facilement instable ».

Sur ces entrefaites, en juillet 1901, l’usine Commentry-Fourchambault étant liquidée, Bernard, au nombre des ouvriers renvoyés, organisa des meetings de protestation au cours desquelles il attaqua la société Commentry-Fourchambault et fit paraître dans l’organe de la CGT, La Voix du peuple, de violents articles contre la société et le maire de la localité. Parallèlement il entama un procès contre l’entreprise pour obtenir une indemnité. Il entre en contact avec le conseiller général du canton (Pougues-les-Eaux), le radical Serrus et avec le député, autre radical, Massé, « qui redoutent son influence » et qu’il combattait jusqu’alors.

En octobre 1901, il quitta Fourchambault avec sa famille, pour Tours ; il devait y représenter la compagnie d’assurances-accidents L’Éternelle. Cette place lui fut procurée par le conseiller général Serrus, inspecteur de plusieurs compagnies d’assurances. Le même Serrus intervint auprès du commissaire spécial de Nevers pour que Bernard ne soit pas signalé à Tours (toujours par crainte de la perte de l’emploi), ajoutant que celui-ci lui avait promis « de ne plus faire de politique » et que lui, Serrus, « était bien trop heureux de l’avoir fait partir de Fourchambault ».

Vaines démarches puisque le préfet signala Paul Bernard à son collègue de Tours en ces termes : « Il a toujours été considéré comme dangereux et s’il semble moins violent que par le passé, c’est qu’il a été aux prises avec la misère, que ses idées lui ont aliéné bien des sympathies et qu’enfin la prudence lui a conseillé le calme et la dissimulation. Il n’en reste pas moins un apôtre fervent de l’anarchie si les circonstances étaient favorables et d’autant plus dangereux qu’il ne manque pas d’intelligence et sait se faire écouter par les ouvriers. »

La compagnie d’assurances le congédia naturellement quelques mois plus tard. Il revint à Fourchambault où, poussé par la misère, il aurait même fait des offres de service au commissaire spécial. Quoi qu’il en soit, les élections législatives de 1902 le virent agent électoral du radical Massé « qui lui donna 300 francs environ et lui aurait fait allouer certaines sommes par le ministre de l’Intérieur ». Massé fit alors employer Bernard dans les ateliers de son beau-frère Vermorel, industriel à Villefranche-sur-Saône (Rhône) et Bernard quitta la Nièvre fin avril 1903. Mais il semble bien qu’il continua à figurer sur les listes d’anarchistes à surveiller.

De retour à Lyon vers 1904, mécanicien puis employé municipal, il devint gardien d’école.

Dans La Guerre sociale du 11 décembre 1912, il écrivit qu’il avait donné son adhésion au PS depuis un mois.

Pendant la Première Guerre mondiale, il s’occupa des blessés du front qui étaient soignés dans les locaux scolaires réquisitionnés. Soupçonné de fréquenter des groupes « pacifistes », il démissionna de son emploi en 1917 et s’installa à Villeurbanne, où il habita 5 bis, rue Cité-Delasalle.

Après la guerre, il fut employé-gérant de l’Avenir régional, une coopérative de consommation qui contrôlait 64 établissements dans la région lyonnaise. A la même époque, il devint secrétaire du syndicat CGT des gérants d’alimentation.

En 1919, il était membre du Comité pour la IIIe Internationale et fut élu socialiste au conseil municipal de Villeurbanne. En 1921, il fit partie du groupe des 17 conseillers (sur 29) qui optèrent pour le Parti communiste-SFIC. Le 29 janvier 1921, il fut d’ailleurs élu membre du comité directeur du Parti dans le Rhône. Il fut néanmoins rapidement en dissidence, en refusant la tactique du front unique prônée par la IIIe Internationale.

Au printemps 1922, une grave crise éclata à la mairie de Villeurbanne lorsque le maire communiste, Jules Grandclément, annonça qu’il ne reconnaîtrait que le syndicat CGTU des municipaux, au détriment du syndicat CGT. En signe de protestation, 13 élus socialistes démissionnèrent, mais cette décision fit des mécontents — dont Paul Bernard — jusqu’au sein du groupe communiste.

Grandclément et son premier adjoint Jean Alamercery décidèrent de remettre leur mandat en jeu en démissionnant à leur tour. Le 23 avril 1922, à l’élection partielle pour les 15 sièges vacants, la liste socialiste-SFIO triompha. Affaiblis, les 17 communistes qui restaient au conseil désignèrent comme maire Paul Bernard, plus enclin au compromis.

Paul Bernard ne resta cependant pas membre du PCF, puisqu’au élections du 26 octobre 1924, il conduisit la liste de l’Union socialiste-communiste à Villeurbanne. Il obtint entre 400 et 500 voix, contre 3000 à la liste communiste, et 6000 aux socialistes conduits par Lazare Goujon qui furent élus.

Bernard mourut alors qu’il vivait dans un immeuble HBM tout récent, et fut enterré au cimetière de Cusset, aux côtés de son épouse Pauline Pigenet, qu’il avait épousée en 1898, et de deux de ses filles.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article157325, notice BERNARD Paul, Auguste [Dictionnaire des anarchistes] par Jean Maitron, Maurice Moissonnier, Guillaume Davranche, Rolf Dupuy, Marianne Enckell, version mise en ligne le 7 mars 2014, dernière modification le 14 février 2022.

Par Jean Maitron, Maurice Moissonnier, Guillaume Davranche, Rolf Dupuy, Marianne Enckell

Photo anthropométrique Alphonse Bertillon. Collection Gilman. Métropolitan museum of art. New-York
Fiche photo anthropométrique Alphonse Bertillon. Collection Gilman. Métropolitan museum of art. New-York

ŒUVRE : Les Parias de la galoche, brochure, Lyon, 1890.

SOURCES : Arch. Dép. Nièvre, série M. Anarchistes 1895-1906— Atc. Fédérales suisses E21 14096. — État civil — La Révolte, année 1890 ― Le Matin du 19 février 1894 — Le Journal des débats du 15 juillet 1894 ― La Guerre sociale du 11 décembre 1912 — La Vague, 13 février 1919 ―— Max Nettlau, Geschichte der Anarchie, IV, p. 306 — Marcel Massard, « Histoire du Mouvement anarchiste à Lyon, 1880-1894 », DES Lyon, 1954 — François Ferrette, « Le Comité de la IIIe Internationale et les débuts du PC français », mémoire de maîtrise, université Paris-I, 2004 — Marc Viaplana, Raj Kuter, La Barcelona De La Dinamita, El Plomo y el Petroleo, 1884-1909, Grupo de afinidad Quico Rivas, 2009 — notes de David Doillon et Laurent Gallet. — Lettre de son arrière petit-fils, Hervé Ferro, 9 février 2000.
ICONOGRAPHIE : Congrès fédéral du 18 décembre 1921, 3e à partir de la gauche : Paul Bernard (Archives municipales de Villeurbanne).

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