LEBJAOUI Mohamed [Dictionnaire Algérie]

Par René Gallissot

Né le 20 février 1926 à Alger près de la Casbah, mort le 24 février 1992 ; commerçant et homme d’affaires ; « Monsieur Bons offices » entre les partis nationaux algériens ; à l’initiative de la création de l’Union générale des commerçants algériens parallèlement à l’UGTA ; directeur de la Fédération de France du FLN (décembre 1956-janvier 1957), à l’initiative de la création de l’Amicale générale des travailleurs algériens en France (AGTA).

Sur capital familial et ayant fait de bonnes études, l’héritier Mohamed Lejaoui est rapidement un commerçant aisé d’Alger travaillant dans les réseaux de commerce dont les entrepreneurs dynamiques ou avisés appartiennent à la bourgeoisie citadine souvent kouloughli (descendante métissée de la caste beylicale ottomane), maure pour dire arabe musulmane ou juive de bonnes familles. En situation coloniale, tout en faisant des affaires avec les négociants « européens », cette bourgeoisie n’en est pas moins en position subalterne. Elle a ainsi ses penchants nationalistes et ses placements entre les courants et partis nationaux, voire socialiste eet communiste. Elle s’offre au mouvement national, des ressources et ses capacités de maniement des fonds. Dans les interstices, une autre fraction de bourgeoisie peut s’élever elle-même ou par alliance.

M. Lebjaoui a épousé une fille de Saïd Ouzegane, fils d’une nombreuse famille venue de Kabylie à Alger. Celui-ci tient un restaurant réputé qui est aussi un lieu de réunion, près du marché Clauzel au centre actif d’Alger. C’est peut-être parce que son frère, plus connu, Amar Ouzegane a été secrétaire puis exclu du PCA, qu’on attribue à M. Lebjaoui des idées communisantes dans sa jeunesse ; il est vrai qu’il ne cache pas sa liberté de pensée. Il est aussi un disciple d’un maître de l’association des Oulémas, Cheikh el Okbi, qui a un passé dans la vie politique à Alger.

Dès le début des années 1950, tout en ayant ses liens dans la gauche d’alliance communiste qui aspire à constituer un front démocratique algérien, il devient un « monsieur Bons offices » particulièrement entre partisans des Oulémas, l’aile du MTLD, parti messaliste, engagée dans les conseils municipaux notamment à Alger, puis les centralistes, les partisans du Comité central du MTLD en rupture avec Messali.

Quand sortant de prison, Ramdane Abane prend en main l’action du FLN à Alger à l’été 1955, Mohamed Lebjaoui est un des premiers à le rencontrer. Ils s’affrontent et se jugent. Ramdane Abane plaide pour la lutte armée, M. Lebjaoui pour les ouvertures politiques. En fait, ils savent que toute lutte et toute fin sont politiques. M. Lebjaoui va collaborer avec Ramdane Abane au ralliement des « élus musulmans », en particulier des partisans de Ferhat Abbas à l’UDMA, qui abandonnent l’Assemblée algérienne (Motion dite des 61, en septembre 1955), et plus généralement à l’insertion dans le FLN, des courants centralistes et Oulémas. Il passe pour tempérer la méfiance anticommuniste d’Abane et de Benyoussef Ben Khedda. Il assiste avec Amar Ouzegane à la conférence de presse donnée au Cercle du progrès à Alger le 22 janvier 1956 par Albert Camus qui appelle à une trêve civile en présence de Ferhat Abbas, Ahmed Francis, Tawfik el Madani en cours de ralliement au FLN.

Il est associé à la commission qui, autour d’Amar Ouzegane précisément, prépare le programme du FLN qui sera la Plateforme de la Soummam ; on lui doit les passages qui s’adressent aux Juifs d’Algérie pour leur ouvrir la nation algérienne ; sa conception de la nation est démocratique et pluraliste. Le congrès de la Soummam (20 août 1956) préconise de s’appuyer sur les organisations de masse et donc sur le syndicat des travailleurs qu’est l’UGTA, le syndicat des étudiants qui existe depuis longtemps (UGEMA) et le syndicat des commerçants (UGCA). M. Lebjaoui a peut-être accompagné la création de l’UGTA en février 1956, mais la préparation a une plus longue histoire avant cette décision tardive. Par contre, il contribue, avec le concours de Saïd Ouzegane, à la mise en place de l’UGCA qui s’effectue en septembre 1956, et dont la présidence est confiée à Abbas Turqui, le plus représentatif de ces industriels de bourgeoise algérienne qui, de longue date, est le bailleur de fonds des courants nationaux.

M. Lebjaoui est devenu membre suppléant du CNRA, le conseil du FLN issu du congrès de la Soummam. Le 22 octobre 1956, l’acte militaire français de piraterie capturant les chefs « historiques » du FLN, interrompt les contacts qui se cherchaient à Tunis, entre les dirigeants algériens et le gouvernement français (Alain Savary* démissionne du gouvernement). M. Lebjaoui était face à la Ligue arabe et aux nationalistes algériens fidèles de Nasser au Caire, un proche de Bourguiba.

Cet acte de guerre retentit sur la Fédération de France du FLN qui commence à avoir quelques bases actives en régions ouvrières malgré l’implantation messaliste, mais manifeste des flottements dans sa direction confiée à Salah Louanchi. Celui-ci privilégie les rencontres avec les personnalités politiques françaises et des cercles de connaissances. En novembre 1956, Ramdane Abane envoie en mission à Paris le pondéré Abdelmalek Temam qui consolide notamment la Commission de presse qui comprend Mohammed Harbi et Mabrouk Belhocine, puis à son retour, désigne Mohamed Lebjaoui pour prendre la direction de la Fédération de France. Une de ses tâches est évidemment d’organiser les bases syndicales dans l’immigration.

Éclairé ou convaincu par Mohammed Harbi, avec lequel il partage la conception ouverte de la nation algérienne, M. Lebjaoui lance alors trois projets, un Comité des juifs algériens, rapidement mis en place car tous deux ont des relations amicales importantes, une organisation des intellectuels algériens, mission pratiquement impossible, et la création de l’Amicale générale des travailleurs algériens qui assure l’implantation du FLN en France et va durer. Plutôt que d’implanter l’UGTA en France qui aurait fait concurrence ou ombrage aux syndicats français, à commencer à la CGT, et redoubler la rivalité avec l’USTA, l’organisation syndicale du MNA messaliste avec qui les affrontements sont déjà sanglants, l’idée est celle de la double appartenance, au FLN par l’Amicale, et au syndicalisme en France. La chance avec la CGT est de pouvoir continuer l’action de sa et de ses Commissions nord-africaines avec Omar (Saïd) Belouachrani en premier, et de continuer les relations prises avec la CFTC (Boudissa Safi en particulier). Le FLN deviendra majoritaire l’emportant sur le messalisme voué à s’isoler.

Homme de libre parole et non d’appareil, M. Lebjaoui n’était pas « un homme de l’ombre » (M. Harbi). Avec quelques imprudences, les dirigeants algériens multiplient les réunions en janvier 1957 pour préparer la grève des huit jours (27 janvier-début février) à l’appel de l’UGTA et du FLN. Les discussions portent aussi sur l’ouverture d’un « second front » (en France). Tout comme par ailleurs Salah Louanchi, Mohamed Lebjaoui est arrêté le 27 février 1957. Il est en prison quand au renouvellement du CNRA à la réunion du Caire du 27 août 1957, les partisans ou simplement collaborateurs d’Abane dont il fut, sont écartés. À l’indépendance, M. Lebjaoui tente sans réussir un retour politique sous Ben Bella. Il devient opposant après le coup d’État militaire de Boumédienne. Exilé à Genève, il fait ensuite des allers et retours sur Alger.

Dans son livre de belle facture publié en 1970, Vérités sur la Révolution algérienne, M. Lebjaoui est le premier ancien dirigeant du FLN, à présenter les éléments de vérité sur l’assassinat au Maroc du dirigeant Ramdane Abane. Ce livre est aussi un plaidoyer pro domo et M. Lebjaoui est un remarquable avocat de lui-même. Il se donne pour l’initiateur du syndicalisme national algérien par la fondation de l’UGTA, ce qui est trop dire, et celle de l’UGCA, ce qui est plus juste.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article157907, notice LEBJAOUI Mohamed [Dictionnaire Algérie] par René Gallissot, version mise en ligne le 6 avril 2014, dernière modification le 3 mai 2022.

Par René Gallissot

SOURCES : M. Lebjaoui, Vérités sur la Révolution Algérienne, Gallimard, Paris, 1970. — A-M. Louanchi, Salah Louanchi. Parcours d’un militant algérien, Éditions Dahlab, Alger, 1999 . — M. Harbi, Une vie debout. Mémoires politiques. Tome 1 : 1945-1962, La Découverte, Pais, 2001. — G. Meynier, Histoire intérieure du FLN. 1954-1962, Fayard, Paris, 2002. — M. Harbi et G. Meynier, Le FLN. Documents et histoire. 1954-1962, Fayard, Paris, 2004.

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