LECHANI Mohand [Dictionnaire Algérie]

Par René Gallissot

Né le 15 mai 1893 au village d’Aït Halli en Haute Kabylie ; mort le 25 mai 1985 à Alger. Instituteur socialiste SFIO ; depuis sa fondation, collaborateur de la revue de l’Association des instituteurs indigènes La Voix des Humbles (1922-1939) ; en 1945-1956, conseiller général de Fort National (Larbaa Nath Iraten), membre de l’Assemblée financière ; en 1947, conseiller de l’Union française ; partie prenante de la « motion des 61 » (élus démissionnaires) appelant à la reconnaissance de la nationalité algérienne et ralliant le FLN, abandonne ses mandats et quitte la SFIO en décembre 1955.

La région natale de Mohand (Mohand en berbère pour Mohammed) Lechani appartient à une partie de relief très heurté du massif central de Kabylie, le Djurdjura (fraction et parler des Irjen de la confédération des Aït Iraten). Cette zone dense de villages de hautes vallées et de crêtes a été un des hauts lieux de l’insurrection de 1871 contre l’occupation française suivie d’un lourd séquestre à acquitter. Les villages brûlés ou bombardés dont la maison familiale, ont dû être reconstruits. La famille était certes considérée comme appartenant à cette sorte d’aristocratie des groupes montagnards qui était prépondérante dans les assemblées villageoises mais réduite à la précarité de la vie rurale entre arboriculture de montagne et élevage de moutons sinon de chèvres ; Mohand Lechani se souvient d’avoir gardé les bêtes dans son enfance.

Bien que dans cette région de Kabylie, des écoles françaises soient ouvertes à partir de 1875, le père semble avoir « résisté » un temps à cette politique de ralliement que l’on appelle « politique kabyle ». Dernier garçon d’une famille de sept enfants dont deux filles, Mohand Lechani entre finalement à l’école française à l’âge de huit ans. Il a quatorze ans en 1907 quand sa mère meurt. Bon élève, il accède à l’École Normale d’Instituteurs qui a son internat à la Bouzaréah au-dessus d’Alger. Il va devenir une figure emblématique de cette intelligentsia primaire supérieure, comme on disait à l’époque, du nom du Brevet lui-même, pour qui la croyance dans le progrès se dit socialisme.

À l’École normale, il suit les travaux de Amar Saïd Boulifa issu d’Adeni, un village voisin des Aït Iraten et formé à la Bouzaréah, qui publie en 1904 le Recueil des poésies kabyles, le premier recueil pourrait-on dire, et établit sa Méthode de langue kabyle (1ère édition, 1897, réédition 1913) qu’il enseigne aux élèves instituteurs. M. Lechani se perfectionne lui-même en langue et linguistique berbère. Au Maroc, il suit l’enseignement d’Émile Laoust, grand spécialiste de littérature berbère et obtient, en 1919, le certificat de berbère marocain à l’Institut des Hautes Études Marocaines de Rabat qui vient d’ouvrir. Mis à l’écart en 1940 sous la période de Vichy, il reprend, auprès des vieux artisans de villages, le recueil et la notation des parlers kabyles. En 1948, il obtient le Diplôme de berbère de l’Université d’Alger et se fait ensuite le principal collaborateur d’André Picard qui prépare une thèse sur les parlers de sa région natale fournissant soixane-quatorze des textes recueillis sur quatre-vint-cinq (André Picard, Textes berbères dans le parler des Irjen, 1958, et De quelques faits stylistiques dans le parler berbère des Irjen, 1960).

De l’enseignement de la Bouzaréah, M. Lechani tire aussi la version morale et politique républicaine de l’histoire des Berbères qui immerge l’Algérie dans un peuplement originaire de l’Afrique du Nord, originaire au sens de véritablement indigène avant et après des conquêtes. Les conquérants sont assimilés ou ne font que passer ; reste la démocratie villageoise kabyle. Pour cet antiraciste égalitaire, il n’est pas de races distinctes ou opposées ; quand le mot race est employé comme partout à l’époque, il ne veut dire que lignée familiale ; mais la croyance et l’attachement à la parenté sont très forts. Cette vision de l’histoire se retrouve dans ses articles de La Voix des Humbles, dans les années 1920, y compris sur la famille et l’honneur que représentent les femmes, pour lesquelles il réclame l’instruction et l’égalité d’héritage et plus tard le droit de vote. Plus encore le collage est total entre l’idéal républicain et la démocratie communale dont l’assemblée de village est le prototype passant outre au patriarcat de la domination des seuls chefs de familles.

C’est comme plusieurs de ses camarades, à la sortie de l’École Normale (promotion 1912) que M. Lechani donne son adhésion conjointement à la Ligue française des droits de l’homme et à la SFIO, dont les fédérations départementales d’Algérie sont animées principalement par des enseignants. La discrimination coloniale sépare en deux corps avec Certificats d’Aptitude Pédagogique distincts, les instituteurs d’origine indigène qui sont Français musulmans de statut, et les instituteurs français qui sont citoyens de statut civil. M. Lechani est donc un « instituteur indigène » en poste successivement à Marengo, Ghardaïa et Mahelma. Pour prouver que ses capacités ne sont pas inférieures, il obtient, en 1915, le C.A.P. d’« instituteur français », mais il a du se présenter sous réserve de rester dans le corps des instituteurs indigènes. Si sa passion est la promotion par l’instruction ouverte à tous, la lutte contre l’inégalité et contre ce racisme institutionnel au sein même de l’école de la République, est le ressort de sa vie militante. C’est en mars 1949, seulement, que l’Assemblée algérienne qui se perpétue cependant sur la base de discrimination de deux collèges électoraux, entérine la fusion des deux enseignements dits A et B, supprimant la catégorie B ; le rapporteur qui n’avait cessé de se battre pour l’égalité, n’est autre que le délégué socialiste de Kabylie du 2e collège, M. Lechani.

À la fin de la guerre de 1914, pendant laquelle il est demeuré instituteur, peut-être par tentation devant les promesses de Lyautey d’une entreprise pionnière dans le protectorat français tout récent qui en appelait aux meilleurs enseignants et aux méthodes modernes, ou pour des raisons d’établissement familial, M. Lechani part au Maroc. Dans le Protectorat, il est considéré comme français, d’autant qu’il est titulaire du Certificat d’aptitude français. Il exerce, comme à l’aventure pour l’époque, dans une école de Marrakech (1919-1920) puis à Oujda (1920-1921). Les visites d’inspection soulignent sa valeur pédagogique tant pour l’enseignement que pour la conduite de la classe.

En 1921, il revient à Alger. Est-il tenté d’abandonner l’enseignement ou cherche t’il une autre source de revenus ? Dans l’été 1922, il aurait pris une petite épicerie dans le quartier « européen » de Bab el Oued. Mais depuis la rentrée de 1921, il est nommé instituteur à Ighil Malni où il reste jusqu’en 1926 avant de revenir près d’Alger à Arbatache pour deux années. À partir de 1928 il devient pour longtemps instituteur à Alger. Marié « au pays », il est aussi père d’une famille qui comprend sept enfants, dont deux morts en bas âge.

En 1920, les socialistes des trois fédérations départementales d’Algérie ont opté massivement pour l’adhésion à l’Internationale communiste, la Fédération SFIO d’Alger à près de 90 % des 700 adhérents. Quel était alors le rattachement au parti socialiste de Mohand Lechani qui se trouvait au Maroc, pour donner mandat au congrès de Tours en décembre 1920 ? Devenu conseiller général d’Oran, André Julien est désigné comme délégué du mouvement communiste pour l’Afrique du Nord. Les contacts entre les deux hommes (voir Charles-André Julien) qui restent politiquement très proches, datent vraisemblablement de cette époque.

La plupart des socialistes d’Algérie passés au Parti communiste reviennent à la SFIO en refusant de se plier au mot d’ordre de l’Internationale communiste d’indépendance des colonies (voir Maxime Guillon pour la motion de Sidi Bel Abbès). Comme en France, font également retour à la vieille maison, les adhérents nombreux parmi les instituteurs qui sont socialistes d’école républicaine et le plus souvent membres de la Ligue des droits de l’homme sans parler de l’adhésion à la franc-maçonnerie fréquente parmi les fonctionnaires français et plus encore dans les colonies.

En tout cas Mohand Lechani est secrétaire de la section d’Alger de l’Association corporative des Instituteurs d’origine indigène d’Algérie et participe en 1922 à la fondation de sa revue organique qu’est La Voix des Humbles. L’adhésion vaut abonnement à la revue, ce qui donne la régularité de la publication et sa présentation d’une belle tenue. C’est la revue des « parias de l’enseignement » ; le terme de parias reste, en Algérie, un héritage du vocabulaire anarcho-syndicaliste des immigrants européens d’extrême gauche du XIXe siècle.

La revue et l’association tiennent de l’amicale des anciens élèves socialistes de La Bouzaréah. La devise « loin des partis, loin des dogmes » marque la distance avec les instituteurs et militants communistes qui soutiennent l’association de l’Émir Khaled « La fraternité algérienne » et lisent bien plutôt l’organe communiste qu’est La Lutte Sociale et la revue de Victor Spielmann Le Trait d’Union. Les deux courants veulent le rapprochement des races, comme l’on dit à l’époque, mais les communistes, certes de moins en moins nombreux, font campagne pour l’indépendance du Rif, en appellent à la libération des colonisés et feront écho à l’Étoile nord-africaine créée à Paris en 1926. Cette ligne de partage renvoie les socialistes vers l’espoir des réformes qui viendraient de la politique du gouvernement français et vers une action administrative et sociale qui répondrait à la toute puissance des colons par la promotion d’une égalité civile.

Dans La Voix des Humbles, les articles de Mohand Lechani réclament avec force et clarté l’égalité entre « Européens » et « Indigènes » à l’école, dans l’accès à l’emploi, et un suffrage universel qui permettent la représentation des Indigènes. Deux orientations sont défendues avec une conviction toute personnelle. Faisant état de ses expériences et de ses lectures dont celle dès 1921-1922, des articles de Freinet dans L’École Émancipée, revue de la gauche syndicaliste en France qui préconise de se fonder sur une libre expression et participation des enfants, M. Lechani expose en 1933 comment se servir de la méthode globale de lecture (méthode Decroly) pour une progression plus collective de l’alphabétisation. Toute sa vie, il est un apôtre de la pédagogie de base. L’instruction doit gagner les campagnes et tout autant « les filles indigènes .
La solution de « la question indigène » – et il reprend la formule – passe par l’école mais aussi par une réforme sociale qui tire de la misère les masses déshéritées des campagnes. C’est là qu’il place la raison de son socialisme. En Algérie, le fait de classe fondamental se situe dans ce « sous-prolétariat » qui en appelle au « prolétariat français ». Formé par le socialisme des instituteurs qui est aussi un socialisme colonial, il est peu mêlé au syndicalisme ouvrier, fut-il ponctuel, qui à l’époque est pratiqué par la CGTU animée par les communistes avant la réunification de la CGT en 1935-1936.

Les espoirs placés en 1936 dans le gouvernement français et le mouvement de Front populaire sont certes politiques. Ils portent le projet d’élargissement de la citoyenneté dit Blum-Violette contre lequel les colons se mobilisent ; ils accompagnent le rassemblement de revendications politiques algériennes qui réunit les sessions du Congrès musulman (1936 et 1937). La préoccupation première n’en est pas moins sociale, ce que M. Lechani exprime durant l’année terrible d’épidémie de typhus en 1937 et encore en 1939 dans une « Lettre de Kabylie » dans le journal Alger Républicain qui vient justement de publier les articles d’enquête en Kabylie d’Albert Camus.

M. Lechani avait participé l’année précédente à la fondation de ce premier Alger Républicain, celui d’une gauche progressiste mêlant Européens et Algériens dans une Algérie égalitaire faite de mixité. En 1935, il avait succédé à Larbi Tahrat à la direction de La Voix des Humbles, qu’il défend comme la parution d’Alger Républicain jusqu’à la mise sous le boisseau dès l’automne 1939 avant même que ne se généralisent la suspicion et la répression sous le régime de Vichy qui sévit en Algérie jusqu’après le débarquement allié de novembre 1942.

En 1943-1944, l’idée d’indépendance fait le succès populaire de la campagne du « Manifeste » pour les libertés, initié par Ferhat Abbas mais porté en avant par le mouvement messaliste au nom du Parti du Peuple Algérien ; la revendication nationale s’exprime avec force dans les manifestations de Mai 1945 suivies de la terrible répression C’est la montée en puissance du mouvement national. Une concession faite par le gouvernement de de Gaulle qui siège à Alger avant la libération de Paris, celle d’une commission consultative dite Commission des Réformes musulmanes ouvre une fragile période d’espoir réformiste qui se prolonge jusqu’à la fin de 1946 sous le Gouverneur général socialiste Yves Chataigneau, avant la revanche du colonat.

M. Lechani participe aux travaux de la Commission des Réformes musulmanes ; il plaide bien sûr pour l’amélioration des services publics dans les campagnes et la démocratie locale. Face à l’exode rural, cette commission reprend aussi les projets d’industrialisation qui passeront en 1953 dans le rapport Maspétiol du nom du Conseiller d’État, pour servir de base ensuite au Plan de Constantine et même être repris dans les programmes d’industrialisation sous Boumédienne.

En 1945, il est candidat socialiste au Conseil général au titre du 2e collège dans la circonscription témoin de la Kabylie, celle de Fort National ; les électeurs « indigènes » lui font un triomphe contre le grand minotier Tamzali, figure de la bourgeoisie algérienne qui a les faveurs de l’administration. Celle-ci se venge par des exactions sur son village d’Aït Halli dont il est maire. Il devient en outre délégué socialiste à l’Assemblée financière à Alger et en 1947 Conseiller de l’Union française. La S.F.I.O. présente sa candidature à la présidence de cette assemblée consultative qui siège à Paris mais la majorité, fort colonialiste, l’écarte.

Son combat politique principal, en 1946, est son action en Kabylie pour la mise en place des Centres municipaux qui doivent décentraliser la gestion au niveau des villages en faisant disparaître les Communes mixtes non seulement très étendues mais où s’exerçaient l’arbitraire des caïds liés aux grandes familles et des administrateurs au service de la politique coloniale. En invoquant la démocratie locale, M. Lechani se bat pour les crédits pour l’eau, l’électricité, les routes, la poste, les écoles, les soins de santé, la protection sociale. Il soulève l’hostilité du colonat ; le grand colon Abbo, qui règne sur la Fédération des maires et dicte sa conduite à l’Assemblée financière, s’exclame : « notre véritable ennemi, ce n’est pas Messali, mais Lechani ». Plus que la voie nationaliste révolutionnaire, la voie réformiste de l’égalité sociale et civile serait la grande menace contre la colonisation ; cette voie est fermée.

Alors que le gouvernement à Paris est encore dirigé par des socialistes, avec le départ du Gouverneur Chataigneau, en Algérie les réformes sont détournées ou abandonnées, les communes mixtes prolongées et l’inégalité de la représentation en deux collèges, perpétuée. Le Gouverneur Naegelen, socialiste lui aussi, aggrave encore le truquage des résultats électoraux. Les positions politiques de M. Lechani se radicalisent. Il se fait entendre avec vigueur dans les congrès de la SFIO, le congrès interfédéral d’Algérie en février 1946 en dénonçant le sabotage des réformes, en 1947, dans les débats sur le statut de l’Algérie en caractérisant le régime des deux collèges de « formule raciste ». En 1951, au Congrès national de la SFIO en France, il rappelle les responsabilités socialistes dans la politique coloniale et parle de trahison, à commencer par celle des principes égalitaires de la République française ; les raisons de classe sont perdues si l’on ne voit pas que « la colonisation a créé une sous-classe » ; « les autochtones sont éliminés... Voilà comment s’est traduite la colonisation pour ne pas dire le colonialisme ».

C’est effectivement la voie insurrectionnelle qui est ouverte en novembre 1954. En conformité avec la « motion des 61 » (sur 90 élus algériens), M. Lechani démissionne de tous ses mandats en décembre 1955 et quitte la SFIO. Il reste proche des amis socialistes dont il partage largement les positions, Yves Dechézelles dont il a suivi autrefois l’action auprès des Jeunesses socialistes à Alger, Charles-André Julien, Robert Verdier, Alain Savary* qui vont fonder en France le Parti Socialiste Autonome qui deviend le PSU, en cherchant des issues aux guerres coloniales d’Afrique du Nord. Réfugié à Rabat, il se met au service de l’antenne du GPRA au Maroc et participe à la préparation des projets du FLN sur l’éducation. À l’indépendance, de retour à Alger, il apporte son concours à l’élaboration de la campagne d’alphabétisation de 1963. La scolarisation prend d’autres voies, dites d’arabisation, et la citoyenneté s’éloigne de son idéal civique. M. Lechani, alors que le silence se fait sur ce que fut l’action des « instituteurs indigènes », demeure en Algérie jusqu’à sa mort à l’âge de quatre-vingt-douze ans.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article158101, notice LECHANI Mohand [Dictionnaire Algérie] par René Gallissot, version mise en ligne le 13 avril 2014, dernière modification le 17 septembre 2020.

Par René Gallissot

ŒUVRES : Parmi les nombreux articles écrits de 1922 à 1939 dans La Voix des Humbles publiée à Alger : « Quelques remarques sur le problème de la main d’œuvre indigène en Algérie », deux livraisons 1930. — « Un essai de méthode globale de lecture dans notre enseignement », 1933. — Une dizaine d’articles en 1946 et 1947 dans Fraternité, hebdomadaire du Parti socialiste SFIO en Algérie.

SOURCES : Ch.-A. Julien, L’Afrique du Nord en marche, Julliard, Paris 1972. — A. Mahé, Histoire de la Grande Kabylie, XIXe-XXe siècles, Éditions Bouchène, St.Denis, 2001. — René Gallissot, Le Maghreb de traverse, op. cit. — Informations, documentation et témoignage de son petit-fils, Méziane Lechani, Paris, 2001.

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