LAPOINTE Savinien

Par Frédéric-Gaël Theuriau

Né le 23 février 1812 à Sens, mort le 29 décembre 1893 à Soucy ; cordonnier, employé du gaz, chansonnier, poète, dramaturge, conteur, romancier, nouvelliste, biographe.

Notice nouvelle

© Portrait de Savinien Lapointe (lithographie d’Ernest Monnin d’après un dessin d’Alphonse Masson, in Une Voix d’en bas, Paris, Blondeau, 1844)

Savinien Lapointe naquit Grande Rue du fruit d’une union entre un cordonnier-bottier, Savinien Lapointe, et d’une femme de ménage, Marie Anne Boulard. Chassée par l’invasion allemande durant le siège de Sens entre février et mai 1814, la famille se réfugia à Paris. Quelques mois après, un autre enfant naquit au moment où le père tomba malade et fut retenu deux ans à l’hôpital laissant les siens sans ressources. La mère s’improvisa nourrice pour payer le gîte et le couvert à ses enfants qu’elle confia à son père, cultivateur à Soucy. Le petit Savinien vécut tantôt dans l’Yonne, tantôt à la capitale où il resta définitivement en 1824.
À cette époque, l’enfant s’emporta et frappa un autre garçon d’un coup de quille dans une bagarre de rue. Son père, un homme fort et violent, voulut punir son fils qui se sauva. Commença alors une course-poursuite causant, suite à une chute, une cassure de la hanche du père qui entra à nouveau à l’hôpital pour deux ans. Le chômage et la misère gagnèrent la famille. Mais Lapointe, qui avait appris le métier paternel par l’observation, se perfectionna et s’acharna au travail pour subvenir aux besoins de la famille.
En 1825, sa mère obtint de son mari que son fils fréquentât l’école des frères gratuite, rue Jean Lantier, dans le IVe arrondissement, pour apprendre à lire. Il y resta à peine quelques mois car, piqué par la fièvre prolétarienne, il décida d’entrer en apprentissage la même année. Il se retrouva à travailler quinze heures par jour comme cordonnier, vivant le reste du temps dans une chambrée d’une vingtaine d’ouvriers.
Républicain, il prit part à la révolution de 1830 sur les barricades et se trouva au premier rang des combattants blessés. Arrêté les armes à la main, sur le point d’être fusillé, il fut sauvé in extremis par la victoire populaire. Toujours est-il qu’un Joseph Lapointe figure parmi les médaillés de Juillet dans l’ « Album des décorés [et médaillés] de Juillet ». Inscrit au parti républicain, Savinien Lapointe saisissait toutes les occasions de manifester son mécontentement contre la royauté, les armes en main, et participa aux révoltes populaires parisiennes des 5 et 6 juin 1832. Compromis plus tard dans les affaires d’avril 1834, rue Transnonain, il fut arrêté le 19 juin puis emprisonné à la maison d’arrêt de Sainte-Pélagie. On l’inculpa de participation aux attentats contre l’État des 13 et 14 avril précédents. Il fut transféré à la prison de La Force le 30 septembre puis réintégré à Sainte Pélagie le 4 janvier 1835 pour être remis en liberté le 28 janvier.
Mais un jour, Lapointe constata que la violence armée était loin de valoir les armes intellectuelles pour résoudre le mal du siècle. Il devint socialiste pacifique, étudia la nuit en autodidacte les rudiments de la grammaire et lut les grands auteurs.
Il épousa Victoire, en 1837, une ouvrière qui travailla avec lui, non moins laborieuse que son mari, dont il eut trois enfants. Le premier, un garçon, serait décédé avant 1841. En 1842, l’existence d’une fille est avérée, et, en 1844, celle d’un garçon qui mourut vers 1847. Il semble que son épouse décéda, vers 1844, peut-être en couche, et qu’il vécut en concubinage par la suite avec Louise Rollier, une couturière qui lui donna un fils, né le 10 mai 1849, prénommé Savinien comme son père et son grand-père paternel mais portant le nom de famille de sa mère.

Révélé par l’économiste et mathématicien Saint-Simonien Olinde Rodrigues qui lui offrit une place de choix dans ses Poésies sociales des ouvriers (1841), Lapointe côtoya tous les grands écrivains de son temps : Sand, Süe, Hugo, Lamennais, Michelet, Pellico et bien d’autres. Mais ce fut la rencontre avec Béranger, en 1842, qui permit au chansonnier de trouver un père spirituel. À sa mort, en 1857, Lapointe sortit ses Mémoires sur Béranger- (voir Pierre-Jean Béranger) qui connurent un franc succès avec trois rééditions par la suite : deux la même année et une dernière en 1858.

Lapointe, qui écrivait des chansons, des poésies, des nouvelles et des contes dans les journaux depuis 1840, publia, en 1844, Une Voix d’en bas, son premier recueil de poésies sociales, puis un autre en 1850, Les Échos de la rue. Ses écrits témoignent qu’il fut un fervent défenseur des causes difficiles : il soutint les juifs, dénonça l’esclavage des noirs et combattit la misère et l’injustice.

Il eut beaucoup de succès avec ses publications dans plusieurs journaux parisiens. Savinien Lapointe fit ses premières armes dans la Revue du dix-neuvième siècle avec la pièce de vers « Le Vieux Château » en juillet 1840. Il écrivit six pièces de vers, en 1841, dans un journal des ouvriers, rédigé et publié par eux-mêmes, sous la direction de Jules Vinçard puis de Paton, La Ruche populaire. Alors que sa cote de popularité augmentait, Olinde Rodrigues lui ouvrit les portes de son ouvrage collectif des Poésies sociales des ouvriers en 1841. Certaines poésies étaient tirées de la Ruche populaire, d’autres non. Il fut rapidement admis dans la Revue indépendante avec à sa tête les deux brillants esprits qu’étaient Pierre Leroux et George Sand. Il y publia six pièces de vers de 1841 à 1842. Plus tard, de décembre 1843 à 1846, Lapointe proposa dans L’Union de nombreux poèmes. Il en devint presque immédiatement le directeur-gérant. En mai 1845, une pièce de vers se retrouva dans le journal de province Le Sénonais ainsi qu’une chanson en décembre. Il enchaîna ensuite avec La Vraie République, journal fondé par Théophile Thoré où, partageant la rubrique feuilleton avec George Sand, il publia cinq poésies de mai à août 1848. Il composa ensuite Les Prolétariennes en collaboration avec Charles Deslys, deux poésies satiriques publiées dans L’Organisation du travail en juin 1848, puis se lança seul avec La Baraque à Polichinelle d’avril à juin 1849, neuf poésies satiriques publiées dans le Journal de la vraie république. On le retrouva ensuite dans L’Almanach républicain démocratique de 1850 aux côtés d’Arnaud (de l’Ariège) , Armand Barbès, Louis Blanc, Auguste Blanqui, Victor Considerant, Pierre Dupont, Claude Genoux,, Lamennais, Ledru-Rollin, Lachambeaudie, P.-F. Mathieu, Michel (de Bourges), Auguste Mie, Martin Nadaud, Agricol Perdiguier,, Félix Pyat, Reméon Pescheux, Edgar Quinet, François-Vincent Raspail et Jules Salmson. Enfin, plus tardivement, une poésie sociale fut publiée dans La Critique française en juillet 1862, partageant la « scène » avec Les Misérables de Victor Hugo.
Encouragé par Jules Michelet qui l’aida dans sa campagne politique, il tenta de se faire élire député dans l’Yonne, en avril 1848, mais sa carrière fut un échec car il était mal compris de ses compatriotes prolétaires qui ne comprenaient pas qu’un homme de lettres parisien les représente : ils doutaient de sa qualité d’ouvrier cordonnier. Il obtint la troisième place et ne fut pas élu.
Sous le Second Empire, séduit par les idées du socialisme napoléonien, il appela les travailleurs à se réconcilier avec le pouvoir. Il abandonna son métier de cordonnier peu de temps après son admission à la Société des Gens de Lettres de France en 1853. Il vécut donc de sa plume et rédigeait des nouvelles, des romans et des contes. Il fonda L’Union des cordonniers et des corroyeurs, un journal spécialement créé pour parler de la cordonnerie représentée à la première exposition universelle internationale de 1855. En 1857, les contes de Lapointe, devenus célèbres depuis son premier recueil, Il était une fois, en 1853, furent traduits en anglais par l’éditeur Henry Fother-gill Chorley. Une édition circulait donc à Londres et à New York sous le titre de Fairy Gold for Young and Old. Il ne toucha pas un centime des droits d’auteur inexistants. Mais la nécessité lui fit reprendre une activité d’employé à la Compagnie du gaz à Paris où il fut introduit par Isaac Pereire en 1860, date où il put publier son recueil Mes chansons.
Après la chute du Second Empire, Lapointe s’installa à Montmartre, essentiellement au 12 de la célèbre rue Cortot. Il publia un nouveau recueil, La Chanson libre, en 1877. Il renouait ainsi avec un genre qu’il avait un peu délaissé. Ses chansons étaient parfois publiées en tirés à part. Lorsqu’il créait les paroles, Lapointe ne leur associait pas forcément un air. Lorsqu’il le faisait, il s’agissait d’airs connus souvent pris dans le registre de Béranger. D’autres fois, il travaillait en collaboration avec des compositeurs comme Bazzoni, Frédéric Bérat, Steffano, Pugno, Baud, Louis Lissorgues, Léo Maresse, Fernand Martinn, Strentz, Alphonse Herman, Émile Noailles, Hyppolyte Vannier ou Paul Henrion. Une seule fois, pour « Ma voisine » (1860), il composa lui-même la musique, preuve qu’il avait dû apprendre cet art en autodidacte.
Il fut nommé rédacteur en chef du Montmartre illustré qu’il contribua à fonder et dont le premier numéro datait du 9 mai 1886. Il quitta son emploi de la Compagnie du gaz et sa vie parisienne à la suite d’un accident de travail en 1887.
Il retourna vivre au village de Soucy où il poursuivit l’écriture de ses contes en association avec le célèbre Henri Pille qui illustra bon nombre de ses histoires. Il publia l’année suivante En ce temps-là. Il touchait une modeste pension de la Compagnie du gaz et de la Société des Gens de Lettres. Cette situation le plaçait sous la dénomination de rentier, bien qu’il vécût assez pauvrement.

Savinien Lapointe fut inhumé au cimetière du village de Soucy et y repose encore actuellement.
L’homme de lettres était un touche-à-tout littéraire, mais cela ne signifie pas que ses productions soient superficielles : elles sont au contraire très réfléchies et intelligentes. Son œuvre considérable dépasse de très loin les modestes productions des autres poètes du peuple. Il composa des poésies sociales, épiques, satiriques, des chansons sociopolitiques, des romans, des nouvelles, des contes, des tragédies, des comédies, des drames, des récits politiques, historiques et biographiques. Un seul genre est absent : l’autobiographie. Sa notoriété s’étendait en Grande-Bretagne et aux États-Unis. On trouve sa trace au Québec sous la Troisième République. Enfin, dans les dernières années de sa vie, la Russie le reconnaît à juste titre comme le chef de file de la poésie sociale en France au XIXe siècle. En effet, il est le premier écrivain du peuple à avoir établi un manifeste de la poésie sociale parue dans un article dans Le Journal du peuple en 1842 : « À propos des poésies sociales : réponse aux critiques ». C’est pourquoi il était au cœur des polémiques sur les écrivains du peuple sous la Monarchie de Juillet. Il fut tout autant soutenu que détesté à cause de son engagement en faveur de la cause prolétarienne.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article159099, notice LAPOINTE Savinien par Frédéric-Gaël Theuriau, version mise en ligne le 25 mai 2014, dernière modification le 13 novembre 2019.

Par Frédéric-Gaël Theuriau

© Portrait de Savinien Lapointe (lithographie d’Ernest Monnin d’après un dessin d’Alphonse Masson, in Une Voix d’en bas, Paris, Blondeau, 1844)
© Portrait de Savinien Lapointe (lithographie anonyme d’après un dessin de Gustave Staal, in Les Échos de la rue, Paris, Michel, 1850.
© Portrait de Savinien Lapointe (dessin de Théodule Ribot, ca. 1880, Clark Art Institute Museum, Massa-chusetts, USA)

ŒUVRE : Une Voix d’en bas, Paris, Blondeau, 1844. — Les Échos de la rue, Paris, Michel, 1850. — Il était une fois, Paris, Jules Dagneau, 1853. — Daniel le vagabond, in Le Magasin des romans inédits et illustrés, Paris, Gabriel de Gonet, avril 1853. — Les Amours d’un hercule, in Le Magasin des romans inédits et illustrés, Paris, Gabriel de Gonet, 1855. — Fairy Gold for Young and Old. London and New York : Henry Fothergill Chorley, 1857. — Mémoires sur Béranger, Paris, Gustave Havard, 1857. — Mes chansons, Paris, Gustave Havard, 1860. — Galerie photographique et biographique des sauveteurs, Paris, 1861-1862. — L’Opinion d’un prolétaire, in L’Avenir libéral, Paris, 19 juillet, 30 août, 16 octobre 1871. — Les Dimanches d’un prolétaire, in L’Espérance nationale, Paris, 6 janvier-8 avril 1873. — La Politique d’un prolétaire montmartrois, Paris, Henri Guérard, 1877. — La Chanson libre, Paris, Henri Guérard, 1877. — Il était une fois, Paris, Calmann Lévy, 1879. — Une Voix d’en bas suivie des Échos de la rue, Paris, Dentu, 1882. — Il était une fois, Paris, Alphonse Le-merre, 1886. — Une Voix d’en bas suivie des Échos de la rue, Paris, G. Melet, 1886. — Le Christianisme dans la rue, Paris, L. Sauvaître, 1887. — En ce temps-là, Paris, Alphonse Lemerre, 1888.

SOURCES : Frédéric-Gaël Theuriau, « Lapointe Savinien », in Les Montmartrois, Paris, André Roussard, 2004. — Frédéric-Gaël Theuriau, Poésies complètes de Savinien Lapointe : vie d’un poète populaire et analyse critique d’une œuvre sociale, 2 vol., Sarrebruck, Éditions Universitaires Européennes, 2010. — Arch. Dép. de l’Yonne : État civil.

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