Par Florence Marie et Frédéric Regard (mai 2014)
Née le 13 avril 1828 à Milfield, Northumberland, morte le 30 décembre 1906 à Galewood, Northumberland ; activiste féministe anglaise.
Un milieu familial propice à l’engagement
Rien ne disposait de prime abord Josephine Grey à mener un combat qui devait faire d’elle l’une des figures les plus importantes de la contestation féministe britannique au XIXe siècle. Issue de la haute bourgeoisie et mariée à George Butler, universitaire et homme d’église, elle aurait pu se contenter de rester à sa place dans la sphère privée, celle réservée aux ladies, selon ce qui est communément nommé « la doctrine des sphères séparées ». Mais son père, John Grey (1785-1868), ardent libéral, ne tint jamais à l’écart ses dix enfants, trois garçons et sept filles (une seule mourut avant d’atteindre son premier anniversaire), des causes multiples qu’il embrassa. Et ce qu’il s’agisse de la réforme du droit de vote au début des années 1830, de son engagement aux côtés de ceux qui luttèrent pour l’abolition de l’esclavage dans les colonies britanniques (loi finalement votée en 1833), de sa participation au débat contre les Lois sur le blé, ou des réformes agricoles qu’il entreprit pour le bien-être de ses métayers de Dilston (1835), alors qu’il était en charge de l’administration des domaines des hôpitaux de Greenwich. Dès son plus jeune âge, Josephine Grey vit son père signer et faire circuler des pétitions, prendre part à des débats, donner des conférences publiques, mettre sur pied un réseau de correspondants et d’amis sûrs, ou témoigner devant des commissions parlementaires. Autant de stratégies et de démarches dont elle devait s’inspirer par la suite.
En 1849, Josephine rencontra George Butler (1819-1890), universitaire de neuf ans son aîné, qu’elle épousa en 1852 et dont elle eut trois garçons (George en 1852, Arthur Stanley en 1854 et Charles en 1857), puis une fille, Eva, en 1859. Josephine Butler put jouir au sein du foyer conjugal de l’atmosphère qui avait prévalu chez les Grey. Tout en lui conseillant de multiples lectures, entre autres les ouvrages de John Ruskin, son mari insista dès le début de leur relation sur la nécessité pour elle de se fier à son jugement propre et à ses convictions personnelles. Le soutien de George à sa femme fut indéfectible, même lorsque cette dernière franchit les strictes limites des bonnes œuvres. Il ne s’opposa jamais à ce qu’elle recueille sous leur toit les femmes « déchues », parfois malades, qu’elle souhaitait réconforter ou accompagner dans leurs derniers instants. L’abnégation dont il fit preuve fut remarquable si l’on songe que l’engagement de son épouse devait affecter sa vie familiale (absences multiples et sommes d’argent conséquentes investies dans la cause), sa vie sociale (certaines de leurs relations ne pardonnèrent pas à Josephine Butler de s’être impliquée publiquement dans la défense des prostituées), et plus encore sa propre vie professionnelle : George Butler devait en effet rester directeur de Liverpool College (une des nombreuses public schools créées à l’époque victorienne) de 1866 jusqu’à sa retraite, sans pouvoir obtenir le moindre avancement durant son mandat, ni dans l’université ni dans l’Église anglicane.
C’est dans la ville d’Oxford, où George Butler remplissait les fonctions d’inspecteur auprès de l’université (1852-1857), que Josephine Butler comprit assez rapidement que ses prises de position tranchées en faveur des filles séduites et abandonnées n’étaient pas du goût des collègues de son mari. Les Butler élurent bientôt domicile à Cheltenham (sud-ouest de l’Angleterre), où George avait obtenu un poste de directeur adjoint de Cheltenham College, une autre de ces public schools destinées à former les garçons de la bourgeoisie anglicane. Neuf ans plus tard, ils déménageaient pour le nord et s’installaient à Liverpool, où George Butler s’était vu offrir la direction du College, qu’il entreprit de transformer en l’un des meilleurs établissements préparatoires du pays aux universités d’Oxford et de Cambridge. Il s’agissait aussi pour le couple de couper les ponts avec Cheltenham, ville qu’ils associaient désormais au décès accidentel de leur fille Eva, âgée de cinq ans à peine, à la fin de l’été 1864. Désœuvrée et dépressive, Josephine Butler s’attela à diverses bonnes œuvres. Le zèle dont elle fit preuve la distingua rapidement des autres dames de la bourgeoisie locale. Elle invita chez elle des femmes « déchues » repenties, et dès 1866 créa un refuge pour les plus démunies, une « maison de repos » (House of Rest), où, secondée par l’une de ses sœurs, elle s’efforça de donner à ses protégées une formation leur permettant de trouver un emploi. Parallèlement, elle s’engagea dans divers combats féministes.
L’éducation des filles
La « doctrine des sphères séparées » mettait en avant les qualités spirituelles du « beau sexe », mais affirmait aussi son infériorité, tant physique qu’intellectuelle. Savoir lire, écrire, coudre, danser et lire la musique, connaître quelques rudiments de français ou d’allemand, et parfois quelques éléments de savoir-faire domestique, voilà bien souvent ce à quoi se limitait une éducation destinant les filles à leur futur rôle d’épouse et de gardienne des valeurs morales.
Les recensements de 1851 et de 1861 révélèrent cependant l’existence d’un nombre important de femmes célibataires issues des classes bourgeoises. Les pionnières de l’éducation féminine mirent alors en avant la nécessité pour ces femmes d’acquérir leur autonomie financière et sociale. C’est un argument que l’on trouve en 1868 aussi bien sous la plume de la féministe Millicent Garrett Fawcett (1847-1929), dans un article intitulé « The education of women of the middle and upper classes » (L’éducation des femmes des classes moyennes et supérieures), que sous celle de Josephine Butler, dans son opuscule The Education and Employment of Women (L’éducation et l’emploi des femmes). L’implication de Butler dans ce combat s’était affirmée dès 1867, suite au « plan d’extension de l’université » (University Extension Scheme), qui proposait aux préceptrices et aux enseignantes, ainsi qu’aux jeunes filles de la bourgeoisie souhaitant s’engager dans cette voie, d’assister à des conférences que donnaient dans les grandes villes du nord (Manchester, Leeds, Sheffield, Liverpool) certains des enseignants de Cambridge puis d’Oxford, mais aussi des personnalités comme George Butler. Dans cette optique fut fondé le Conseil du nord de l’Angleterre pour la promotion de l’éducation supérieure des femmes (The North of England Council for Promoting the Higher Education of Women), organisme représentant les associations d’enseignantes de plusieurs grandes villes du nord. Poussée par son époux qui estimait que c’était aux femmes de livrer bataille, Josephine Butler en devint la présidente en 1867.
Les autres luttes féministes
Aussi paradoxal que cela puisse sembler à première vue, Butler s’inscrivit en faux contre les décisions du gouvernement qui visaient à protéger les femmes au travail (tout en excluant les hommes du dispositif). C’était le cas de certaines Lois sur le travail en manufacture (Factory Acts), et plus particulièrement de la Loi sur les neuf heures (Nine Hours’ Bill) comme de la Loi sur les heures d’ouverture des commerces (Shop Hours Regulation Bill), se rapportant toutes deux aux seules femmes. Butler y voyait une concurrence déloyale faite à ces dernières, puisque les employeurs renâcleraient à les embaucher. Ces lois « égoïstes », disait-elle, auraient pour effet de restreindre davantage encore le marché de l’emploi pour les femmes des classes laborieuses, et de favoriser ainsi la prostitution. En 1874, Butler signa donc avec quatre autres femmes (dont deux ouvrières) un tract intitulé « Legislative restrictions on the industry of women considered from the women’s point of view » (Les restrictions législatives du travail des femmes analysées d’un point de vue féminin). Elle y avançait un argument étonnamment moderne : « Nous avons dit que le but ostensible de cette loi était de réduire la durée quotidienne du travail des femmes de dix heures à neuf heures ; mais en fait il s’agit simplement de réduire d’une heure quotidienne le travail rémunéré des femmes. Comme l’un des arguments principaux donnés en faveur d’une telle réduction est que ‘l’absence prolongée de la mère de famille nuit profondément au bien-être du foyer’, il est logique d’en déduire qu’une heure de travail rémunéré est donc enlevée aux femmes afin qu’elles puissent consacrer une heure de travail supplémentaire à un travail non rémunéré dans leur foyer ».
De façon plus générale, Butler jugeait inadmissible que des lois concernant les femmes soient votées par un parlement composé exclusivement d’hommes. C’est pourquoi la question du droit de vote était primordiale. Lorsqu’en 1866 John Stuart Mill, se saisit du débat sur l’élargissement du suffrage censitaire pour demander le droit de vote pour les femmes, Josephine Butler figurait au nombre des 1499 signataires de sa pétition.
On peut aussi évoquer son engagement aux côtés de celles et ceux qui luttèrent pour réformer le statut juridique de la femme mariée, laquelle perdait tout droit sur ce qu’elle possédait en propre avant de se marier ou sur son salaire, et n’était plus reconnue comme personne à part entière devant un tribunal. En 1868, Josephine Butler était l’une des secrétaires du Comité relatif au droit de propriété des femmes mariées (Married Women’s Property Committee). Cette fonction lui permit de faire ses armes dans un travail d’action directe (organisation de réunions, pétitions, pression sur le parlement), couronné de succès. En 1870 fut en effet votée une première loi, la Loi relative au droit de propriété des femmes mariées (Married Women’s Property Act), qui permettait à l’épouse de conserver son salaire ainsi que les petites sommes d’argent dont elle pouvait hériter. Parcellaire, cette loi devait être considérablement amendée en 1882 au terme d’une campagne à laquelle Butler apporterait encore son soutien.
Mais la grande affaire de sa vie fut ce qu’elle nomma sa « croisade » contre les Lois sur les maladies contagieuses.
La croisade contre les Lois sur les maladies contagieuses (1864-1869)
Les gouvernements britanniques des années 1850 et 1860, majoritairement libéraux, n’hésitèrent pas à intervenir dans les affaires privées en matière de santé publique. Lorsque la première des Contagious Diseases Acts (« lois sur les maladies contagieuses ») fut adoptée en 1864, il existait une urgence aux yeux du gouvernement : l’état sanitaire déplorable de l’armée, révélé lors de la guerre de Crimée (1854-1856). Brandissant la menace que la syphilis faisait peser sur la santé des militaires, le gouvernement prit le risque de faire un accroc à l’Habeas Corpus (garantissant la liberté individuelle contre tout emprisonnement arbitraire ou non motivé par une justification judiciaire). Les lois stipulaient en effet que la police était en droit d’arrêter toute femme soupçonnée d’être une « prostituée professionnelle » (common prostitute), de la contraindre à passer un examen gynécologique visant à s’assurer qu’elle n’était pas porteuse d’une maladie vénérienne, et le cas échéant de l’hospitaliser de force dans un dispensaire pour vénériennes (lock hospital), sur une période qui pouvait être de plusieurs mois.
Introduite à titre expérimental, la loi de 1864 concernait seulement quelques villes de garnison et quelques villes portuaires : Chatham, Colchester, Cork, Curragh, Portsmouth, Plymouth, Shorncliffe et Woolwich. La loi de 1866 ajouterait à la liste Canterbury, Devonport, Gravesend, Maidstone, Southampton et Winchester. Cinq villes supplémentaires seraient inscrites dans la loi de 1869, qui portait aussi à neuf mois la durée possible de l’hospitalisation. C’est cette extension progressive des lois qui commença d’inquiéter. L’un des problèmes venait de ce que le terme de common prostitute, apparu pour la première fois dans une loi de 1824, était suffisamment vague pour que toutes les femmes pauvres courent le risque d’être appréhendées.
L’entrée en campagne
L’idée qui prédominait en matière de sexualité faisait des pulsions sexuelles une nécessité biologique qui était l’apanage des seuls hommes. L’existence de cette « double norme » (double standard), semble avoir été l’un des principaux aiguillons qui incitèrent Josephine Butler à partir en guerre, secondée par de nombreuses quakers, ainsi que par quelques courageux parlementaires libéraux, tels Henry Wilson, Walter McLaren, James Stuart et James Stansfeld. Il faut remarquer ici que les grandes figures féministes de la fin du siècle — Frances Power Cobbe, Barbara Smith Bodichon, Emily Davies, Millicent Garrett Fawcett — n’associèrent pas leur nom à cette lutte, soit qu’elles aient pensé que cette bataille n’avait que peu de rapport avec la cause, soit qu’elles aient eu peur de porter préjudice à leur propre combat.
Il est vrai que le dispositif de contrôle de la prostitution imaginé par le gouvernement jouissait de la faveur de l’administration militaire dans son ensemble, des principales autorités religieuses et intellectuelles (dont les instances dirigeantes d’Oxford et de Cambridge), ainsi que de très nombreux médecins, au premier rang desquels William Acton. Les membres de l’Association en faveur de l’extension des Lois sur les maladies contagieuses de 1866 à l’ensemble de la population civile (The Association for Promoting the Extension of the Contagious Diseases Acts of 1866 to the Civilian Population) s’inspiraient partiellement de ce qui se faisait sur le continent, principalement en France, et arguaient du succès du réglementarisme (licensing system) — dans les zones britanniques déjà concernées. Ils feignaient d’ignorer que le système français dépendait d’une décision de l’administration policière, et non d’une loi. Quant aux chiffres avancés pour illustrer le succès des mesures déjà en vigueur, il se pourrait que la diminution sensible du nombre de femmes infectées dans les villes concernées ait été en partie due au fait que les prostituées s’installaient en dehors des zones sous contrôle, quitte à s’y rendre dans la journée pour y travailler, ou déménageaient tout simplement dans les villes voisines.
Josephine Butler prit la tête du mouvement contestataire, unifié au sein de la Ladies’ National Association for the Repeal of the Contagious Diseases Acts (Association nationale des dames pour l’abrogation des Lois sur les maladies contagieuses, LNA). Il s’agissait du pendant féminin de la National Association for the Repeal of the Contagious Diseases Acts (Association nationale pour l’abrogation des Lois sur les maladies contagieuses, NA), laquelle avait jugé préférable et prudent, dans un premier temps du moins, d’exclure les femmes de ses rangs. Notons que la LNA fut ainsi la première organisation politique exclusivement féminine à voir le jour en Grande-Bretagne.
Son premier coup d’éclat fut de faire paraître une déclaration signée par 124 femmes, dont Florence Nightingale et Harriet Martineau, « The Ladies’ Appeal and Protest » (L’appel des dames à la révolte), publiée le 31 décembre 1869 dans le Daily News, quotidien londonien fondé par Charles Dickens en 1846. Le texte se transforma en une pétition comptant 2000 signatures, présentée au parlement au printemps 1870. Les membres de l’Association ne s’arrêtèrent pas là. Elles s’organisèrent dans les deux années qui suivirent pour occuper le terrain politique, lever des fonds, rédiger et présenter des dizaines de pétitions, multiplier enfin les conférences et les réunions publiques (on sait que Josephine Butler participa à 99 réunions publiques en 1870, à 256 en 1873). Ces rassemblements eurent lieu principalement dans le nord du pays, et ils s’adressaient notamment aux hommes de la classe ouvrière, dont les filles et les femmes étaient visées au premier chef, et dont une partie conséquente avait acquis le droit de vote en 1867.
Estimant par ailleurs que les organes de presse nationaux n’avaient pour elles que mépris — qu’ils les interdisent de publication ou qu’ils les traitent d’« hystériques » ou d’« Indécentes Bacchantes » — les membres de la LNA tentèrent de faire connaître leurs idées et leurs actions grâce à une revue, The Shield (Le bouclier), hebdomadaire fondé en 1870, où parurent de nombreux textes de Josephine Butler. Enfin, elles n’hésitèrent pas à troubler le déroulement des campagnes pour des élections partielles en arguant que l’on ne pouvait être véritablement « libéral » si l’on était en faveur des lois. Le gouvernement décida de gagner du temps en nommant en 1870 une Commission royale chargée d’enquêter et de rédiger un rapport sur la question. Si cette commission ne parvint à aucune décision unanime, il est à noter que son rapport, pourtant favorable aux lois, condamna les examens gynécologiques obligatoires auxquels étaient soumises les femmes.
L’entrée en lice de James Stansfeld et l’internationalisation du mouvement Unitarien
Marié à la sœur de l’éditrice de The Shield, James Stansfeld appartenait à la branche la plus progressiste du parti libéral, celle des radicaux. Lorsqu’il décida en 1874 de se vouer corps et âme à la campagne, il apporta prestige et expérience politique au mouvement. Stansfeld décida de combattre les autorités sur leur propre terrain : celui du problème sanitaire.
C’est à ce moment aussi qu’il fut décidé d’élargir le combat en nouant des contacts sur le continent européen, où se multipliaient et se durcissaient les systèmes réglementaristes. En compagnie de l’un de ses fils, Butler se rendit en France, en Italie et en Suisse dès l’hiver 1874-1875. Elle y rencontra les différentes autorités policières qui supervisaient l’application des systèmes de contrôle des prostituées en vigueur dans ces pays, et tout particulièrement le célèbre chef de la Police des mœurs de Paris, Charles Lecour. Elle établit aussi des contacts avec tous ceux qui se dressaient contre le réglementarisme, principalement dans les milieux protestants. En mars 1875 fut créée la Fédération britannique, continentale et générale pour l’abolition de la réglementation gouvernementale de la prostitution (The British Continental and General Federation for the Abolition of Government Regulation of Prostitution), plus connue sous l’appellation de Fédération abolitionniste. Si celle-ci rassemblait les abrogationnistes de toute l’Europe, la Grande-Bretagne en était toutefois la cheville ouvrière : Josephine Butler l’avait initiée, James Stansfeld la présida un temps, et la LNA assura la direction morale du combat. Sous l’égide de la Fédération abolitionniste, de nombreux congrès internationaux furent organisés, que ce soit à Genève en 1877 (où étaient présentes les délégations de quinze pays), à Liège en 1879, à Gênes en 1880, à La Haye en 1883.
Le scandale de la « traite des blanches » et l’abrogation des lois
Lorsque les libéraux revinrent au pouvoir en 1880, les positions de James Stansfeld, celles de la LNA comme celles de la NA, avaient désormais davantage de chances d’être entendues et relayées, d’autant que siégeait au parlement une nouvelle génération de radicaux acquis à la cause. En avril 1883, échaudé par de précédents échecs, Stansfeld ne proposa pas au parlement d’abroger ces Lois dans leur globalité, mais parvint à obtenir un vote en faveur d’une motion de la Chambre des communes désapprouvant l’examen gynécologique obligatoire. De fait, l’application des Lois fut ainsi suspendue. Au final, l’abrogation des Lois ne fut acquise qu’au prix d’un autre scandale, révélé en partie par Butler, celui d’une « traite des blanches » supposée entre l’Angleterre et le continent, qui impliquait des cas de prostitution enfantine (maux que Butler considérait comme les résultats inévitables des lois anglaises).
Se noua pour l’occasion une alliance entre Josephine Butler, le quaker Alfred Dyer, qui avait contribué à diffuser les écrits des abrogationnistes, et William Thomas Stead, directeur éditorial de la Pall Mall Gazette, quotidien du soir de qualité désirant afficher ses nouvelles sympathies libérales. L’enjeu était de convaincre le grand public de l’existence d’un commerce d’enfants entre l’Angleterre et le continent et de provoquer ainsi une panique qui ferait définitivement basculer l’opinion publique. Afin de fournir à leurs lecteurs un cas précis, le trio crut bon de se lancer dans une sordide mascarade, impliquant les bons offices d’une ancienne maquerelle repentie, l’achat d’une fille de 13 ans contre la somme de 4 livres sterling, l’examen gynécologique de cette dernière (à l’insu de Butler), et l’intervention du journaliste dans le rôle du pervers prêt à droguer sa victime pour mieux abuser d’elle.
Suivirent cinq articles parus en juillet 1885, intitulés « The Maiden Tribute of Modern Babylon » (Les vierges sacrifiées de la Babylone moderne), dans lesquels Stead détaillait ce commerce nauséabond dont il avait été le témoin privilégié. Le public, partagé entre fascination malsaine et vertueux dégoût, se jeta sur le journal avec d’autant plus d’avidité que Stead menaçait de révéler le nom de personnalités en vue. Josephine Butler lui apporta son soutien public dans une lettre qu’il publia le 9 juillet : « Le but ultime qui est le mien, celui que je poursuis depuis si longtemps, c’est que les riches et aristocratiques scélérats qui se livrent à ce genre de crimes soient jugés par le peuple ». Effrayés par l’indignation populaire qui se manifesta lors de réunions publiques et de marches collectives, ainsi que par la perspective de voir le nom de certains des leurs apparaître dans la presse à scandale, le gouvernement conservateur s’empressa de voter la révision du code pénal à la fin du mois de juillet 1885 : l’âge du consentement fut relevé de 13 à 16 ans par l’Amendement à la loi sur les crimes (Criminal Law Amendment Act). En avril de l’année suivante, Stansfeld profita de la mobilisation de l’opinion pour faire voter l’abrogation des lois par le gouvernement libéral revenu aux affaires.
Les suites du combat
Butler décida alors d’étendre la lutte au reste de l’Empire britannique. Elle publia en 1887 une longue lettre ouverte aux membres de la LNA, The Revival and Extension of the Abolitionist Cause (Le renouveau et l’extension de la cause abolitionniste), dans laquelle elle déclarait qu’il s’agissait là du « deuxième chapitre de notre grande croisade abolitionniste ». L’Inde devint son principal terrain de bataille. Alors que pays était dirigé pour bonne part directement par Londres, l’abandon des Lois sur les maladies contagieuses en Angleterre n’avait pas entraîné la fin de pratiques instaurées depuis longtemps dans les cantonnements coloniaux. Secondée par une association émanant de la Fédération abolitionniste, appelée le Comité britannique pour l’abolition du contrôle du vice par l’État en Inde et dans les dominions (The British Committee for the Abolition of the State Regulation of Vice in India and the Dominions), la LNA eut recours aux armes dont elle avait précédemment fait usage : pétitions au parlement, d’une part ; conférences et parutions d’articles dans les journaux ; d’autre part. Butler publia des textes dans The Shield et The Storm-Bell (Le tocsin), fonda un nouveau journal, The Dawn (L’aube), et fit paraître The Revival and Extension of the Abolitionist Cause.
En septembre 1887 fut votée la Loi d’abrogation concernant l’Inde (Repeal Act for India). Dans les faits, celle-ci n’eut guère de conséquences. Les témoignages d’Elizabeth Andrew et de Katherine Bushnell, deux militantes américaines envoyées sur place par la LNA en 1891, abonderaient en scènes scabreuses mettant en cause le comportement immoral de la hiérarchie militaire britannique. Le titre de l’ouvrage qu’Andrew et Bushnell firent paraître en 1898, The Queen’s Daughters in India (Les filles de la reine en Inde), rappelait opportunément que la souveraine britannique était devenue impératrice des Indes en 1876 et que des liens « filiaux » unissaient les deux pays. Butler mit en garde la couronne impériale contre une rébellion future des peuples coloniaux, opprimés par des conquérants immoraux, c’est-à-dire oublieux de l’esprit divin. A ses yeux, l’impérialisme n’était justifiable que pour autant qu’il était irrigué par une éthique et une foi chrétiennes.
Un nouveau style de féminisme
En dépit du bruit causé par cette « croisade », agitation politique dont on retrouve l’écho chez les historiens de la prostitution (comme Alain Corbin et Judith Walkowitz), Josephine Butler est une quasi-inconnue dans l’histoire du féminisme. Les raisons de ce point aveugle sont multiples. On peut toutefois regrouper ces explications sous trois rubriques :
1/ Josephine Butler n’écrivit jamais d’ouvrage majeur, en dépit d’une production abondante (réunie désormais en 5 volumes chez Routledge).
2/ Les outils conceptuels qu’elle élabora pour contester l’inégalité de traitement entre femmes et hommes étaient empruntés au discours religieux, chrétien bien sûr, et surtout nonconformiste, teinté par conséquent d’accents très « puritains ».
3/ Son combat porta non point sur ce qui avait retenu l’attention des féministes jusqu’à présent, à savoir l’éducation, l’accès aux emplois rémunérés, la sauvegarde de la propriété privée, la garde des enfants, ou encore le droit de vote. Ce qui mobilisa toute son énergie pendant plus de vingt ans, ne fut jamais a priori la revendication d’un droit, mais la défense d’une catégorie de la population, qui plus est, de la catégorie la plus honteuse dans la société victorienne, à savoir les prostituées.
Pour les féministes elles-mêmes, c’est le sens même du combat de Butler qui constituait une énigme. Car si Butler tenait un discours qui heurtait la morale victorienne, elle allait également à l’encontre de l’idéologie de classe qui imprégnait jusqu’aux cercles féministes. Pour elle, les petites prostituées (paysannes ou ouvrières pour la plupart) étaient des femmes comme les autres, et les lois qui cherchaient à encadrer leur pratique de manière à limiter la propagation des maladies vénériennes – tel était en tout cas l’argument officiel –, étaient en réalité la manifestation la plus odieuse du rapport de pouvoir qui régissait les relations entre hommes riches et femmes pauvres. Les prostituées n’étaient donc ni des créatures immorales ni des perverses ; elles n’étaient jamais que les victimes d’un système d’exploitation, non pas du pauvre, mais du corps de la pauvre, système parfaitement organisé, et ce au plus haut niveau de l’Etat grâce à une coalition inédite des forces politiques, policières et médicales.
Ses écrits ne prirent toutefois jamais la forme d’élégants essais sur l’égalité des sexes comme il en avait existé autrefois. Ses interventions s’ordonnèrent pour l’essentiel à deux principes : a) toujours recourir à l’oral, dans une prise de parole publique, devant une population hétéroclite, rassemblée sur des places de marché, dans des salles communes, sous les fenêtres d’une institution ; b) n’utiliser l’écrit que pour diffuser un argumentaire, soit dans des revues fondées par des sociétés et associations amies, soit dans des opuscules publiés chez de petits éditeurs complices. Annonçant ainsi à bien des égards les combats des « suffragettes » au début du XXe siècle, Butler pensa toujours la politique « à chaud » : sa rhétorique et ses choix narratifs furent avant tout l’expression des circonstances, au gré des effets voulus. D’où l’extraordinaire foisonnement de cette production, dont on serait bien en peine d’extraire un titre majeur ayant fait date dans l’histoire officielle, canonique, de la pensée féministe.
Mais on découvrira aussi chez Butler méthode et continuité, cohérence intellectuelle et permanence stylistique. On retiendra plus particulièrement trois traits distinctifs de son style :
1) Le mélodrame
Butler entreprit de prêter sa voix, parfois même de redonner leur voix aux sans-voix, sur un mode éminemment théâtral, emprunté au genre populaire alors le plus en vogue, le mélodrame. Voilà qui permettait à la prostituée de n’être plus seulement le symbole de la femme objet, mais une source d’autorité morale. Le mélodrame se prêtait particulièrement bien à cette stratégie de réhumanisation des laissées pour compte, souvent invitées à livrer le récit de leur propre histoire à la première personne du singulier. On trouve dans la majorité des textes un effacement des caractères psychologiques au profit d’une répartition caricaturale des valeurs entre deux types de personnages diamétralement opposés : principalement, les jeunes orphelines innocentes, toujours peintes comme les victimes de la pollution morale des hommes des classes supérieures.
2) Le ton prophétique
C’est dans les Évangiles que Butler trouva enfouis les deux principes qui devaient fonder son discours tout en disqualifiant celui de l’Église anglicane : l’équité morale et la liberté individuelle. Mais ses textes se conçurent surtout comme des mises en scène de sa propre silhouette en tant que prophète des temps modernes, c’est-à-dire en tant que prophète femme. Les scènes de rencontre qu’elle relate à plusieurs reprises, entre la respectable mère éplorée (celle qui a perdu sa fille) et les petites « prostituées » indignées précipitent systématiquement une double transfiguration : la narration fait apparaître que les parias n’ont été que des « brebis égarées », d’innocentes victimes, désorientées en attente de cette voix prophétique que vient leur apporter celle qui dressait leur portrait tout en redessinant le sien propre, en tant que cette troublante Madeleine des temps modernes.
3) Le récit d’enquête
Parmi les formes d’agitation politique les plus prisées par Josephine Butler, il faut revenir enfin sur le récit du travail d’enquête. Butler fut une adepte de la méthode, qu’elle prolongeait à l’occasion par des rencontres directes, souvent tendues, avec tel ou tel responsable officiel, dont elle tentait d’éveiller la conscience, voire d’infléchir la ligne d’action, en lui soumettant le résultat de ses propres investigations. De telles enquêtes offrirent ainsi à Butler l’occasion de modifier l’image de la féministe : moins purement intellectuelle que jadis, cette dernière se concevait désormais comme journaliste d’investigation, sociologue et femme d’action. En se situant sur un terrain traditionnellement réservé aux hommes, celui de l’enquête de terrain et du discours argumenté à partir d’un savoir élaboré sur un théâtre d’opérations extérieur, Butler se construisit une position d’autorité que peu de femmes pouvaient revendiquer alors.
Conclusion
Il n’est certainement pas exagéré d’affirmer que Butler transforma radicalement la représentation de la prostituée au XIXe siècle : de figure du vice et de l’impudeur, celle-ci devint une figure emblématique de l’exploitation des pauvres, cautionnée par tout un « système ». C’est ce système qui fut perçu comme une machine à fabriquer l’inégalité fondamentale entre les sexes, cette profonde « inégalité morale » qui régissait les rapports entre hommes et femmes, et dont le symptôme le plus criant était selon Butler l’exploitation sexuelle des filles des pauvres.
Butler révolutionna également les méthodes du féminisme britannique, et ce au moins à double titre : en inventant la stratégie de l’agitation politique et du lobbying, d’une part — la prolifération des écrits courts et de circonstance ne fut jamais que le prolongement de cet activisme militant ; en introduisant, d’autre part, dans le débat sur l’égalité entre les sexes une notion encore inédite : celle de l’intégrité inaliénable du corps de la femme, quel que fût son statut.
Enfin, Butler modifia profondément l’image de la féministe elle-même. C’est bien dans les Évangiles que Butler trouva enfouis les deux principes qui devaient fonder son discours tout en disqualifiant celui de l’Église établie : l’équité morale et la liberté individuelle. L’intellectuelle de salon se fit prédicante sur la place publique, ou plus exactement prédicateur femme.
Par Florence Marie et Frédéric Regard (mai 2014)
ŒUVRE : The Education and Employment of Women, Liverpool, T. Brakell, 1868. — Memoir of John Grey of Dilston, Édimbourg, Edmonston & Douglas, 1869. — Woman’s Work and Woman’s Culture, ouvrage collectif publié sous la direction de Josephine Butler, Londres, Clay & Taylor, 1869. — The Duty of Women in Relation to our Great Social Evil and Recent Legislation, Carlisle, Hudson Scott and Sons, 1870. — The Moral Reclaimability of Prostitutes, Londres, The Ladies’ National Association, 1870. — Sursum Corda, Liverpool, T. Brackell, 1871. — The Constitution Violated, Édimbourg, Edmondson & Douglas, 1871. — A Few Words Addressed to True-Hearted Women, Liverpool, T. Brackell, 1872. — Une voix dans le désert, Paris, Sandoz et Fischbacher, 1875. — The Hour before the Dawn. An Appeal to Men, Londres : Trübner, 1876. — The New Abolitionists, Londres, Dyer Brothers, 1876. — Catherine of Siena. A Biography, Londres, Dyer Brothers, 1878. — Government by Police, Londres : Dyer Brothers, 1879. — Social Purity, Londres, Morgan & Scott, 1879. — Letter to the Mothers of England, Liverpool, T. Brakell, 1881. — Rebecca Jarrett, Londres, Morgan & Scott, 1886. — The Revival and Extension of the Abolitionist Cause, Winchester, John T. Doswell, 1887. — St Agnes, Londres, J. Cox, 1898. — Recollections of George Butler, Bristol, Arrowsmith, 1892. — Personal Reminiscences of a Great Crusade, Londres, Horace, Marshall & Son, 1896. — Truth before Everything, Liverpool, Pewtress, 1897. — Native Races and the War, Newcastle upon Tyne, Mawson, Swann & Morgan, 1900. — Œuvres complètes, Josephine Butler and the Prostitution Campaigns, 5 volumes, édités par Jane Jordan et Ingrid Sharp, Londres et New York, Routledge, 2003.
Bibliographie : BARTLEY Paula, Prostitution : Prevention and Reform in England, 1860-1914, New York et Londres, Routledge, 2000. — BELL, E. Moberly, Josephine Butler : Flame of Fire, Londres, Constable, 1962. — BUTLER Arthur Stanley George, Portrait of Josephine Butler, Londres, Faber and Faber, 1954. — CAINE Barbara, Victorian Feminists, Oxford, Oxford University Press, 1992.
— English Feminism, 1780-1980, Oxford, Oxford University Press, 1997. — CORBIN Alain, Les filles de noce : misère sexuelle et prostitution au XIXe siècle, Paris, Flammarion, « Champs », 1978.— DAGGERS Jenny, NEAL Diana (dir.), Sex, Gender, and Religion : Josephine Butler Revisited, New York, Peter Lang, 2006. — FAWCETT Millicent, TURNER E. M., Josephine Butler : Her Works and Principles and their Meaning for the Twentieth Century, Portrayers Publishers,1927. — FORSTER Margaret, Significant Sisters : The Grassroots of Active Feminism 1839-1939, Londres, Secker and Warburg, 1984. — HAMMON John Lawrence, HAMMON Barbara, James Stansfeld : A Victorian Champion of Sex Equality, Londres, Longmans, Green and Company, 1932. — JORDAN Jane, Josephine Butler, Londres, John Murray, 2001. — KINGSLEY-KENT Susan, Sex and Suffrage in Britain 1860-1914, Londres, Routledge, 1987. — KOVEN Seth, Slumming : Sexual and Social Politics in Victorian London, Princeton et Oxford, Princeton University Press, 2004. — LEVINE Philippa, Prostitution, Race and Politics : Policing Venereal Disease in the British Empire, New York et Londres, Routledge, 2003. — NOLLAND Lisa Severine, A Victorian Feminist Christian : Josephine Butler, the Prostitutes and God, Carlisle, Paternoster, 2004.— PETRIE Glen, A Singular Iniquity : The Campaigns of Josephine Butler, Londres, Macmillan, 1971. — REGARD Frédéric (en collaboration avec F. Marie et S. Regard), Féminisme et prostitution dans l’Angleterre du XIXe siècle : la croisade de Josephine Butler, Lyon, ENS Editions, 2014. — SPENDER Dale (sous la direction de), Feminist Theorists : Three Centuries of Women’s Intellectual Traditions, Londres, The Women’s Press, 1983. — SPONGBERG Mary, Feminizing Venereal Disease : The Body of the Prostitute in Nineteenth Century Medical Discourse, New York, New York University Press, 1997. — STEAD William Thomas, Josephine Butler : A Life-Sketch, Londres, Morgan & Scott, 1887. — TURNER Ethel Mary, FAWCETT Millicent G., The Josephine Butler Centenary 1828-1928 : Josephine Butler and the Traffic in Women and Children, Londres, Association for Moral and Social Hygiene, 1927. — WALKOWITZ Judith R., Prostitution and Victorian Society : Women, Class, and the State, Cambridge, Cambridge University Press, 1980. — City of Dreadful Delight : Narrative of Sexual Danger in Late-Victorian London, Londres, Virago Press, 1992. — WEEKS Jeffrey, Sex, Politics, and Society : The Regulation of Sexuality since 1800, New York, Longman, 1981. — WILLIAMSON Joseph, Josephine Butler : The Forgotten Saint, Leighton Buzzard, The Faith Press, 1977. — WOHL Anthony, Endangered Lives : Public Health in Victorian Britain, Londres, Methuen, 1983.