Par Michel Cordillot
Né et mort à Paris (4 octobre 1816-6 novembre 1887) ; dessinateur sur étoffes ; marié, père de famille ; membre de l’Internationale et de la Commune de Paris ; exilé aux États-Unis, membre de l’URLF, de l’AIT, de la Société des réfugiés, mais aussi de deux partis anglophones, le Social-Democratic Party of North America et le Socialistic Labor Party ; chansonnier révolutionnaire, mondialement connu pour être l’auteur de L’Internationale ; un monument dû à Arnold lui fut élevé au Père-Lachaise et inauguré en 1908.
Les parents d’Eugène Pottier étaient ouvriers, mais nullement révolutionnaires : père emballeur, d’opinions bonapartistes, mère dévote. À treize ans, l’enfant fut mis en apprentissage et commença à pratiquer le métier de son père. Cet essai lui déplut fort et, à seize ans, las de scier des planches et de clouer des caisses, le jeune homme se fit pion, puis commis papetier. Ayant suivi des cours de dessin, il devint dessinateur sur étoffes. Il travailla à Paris, à Jouy-en-Josas, et même à Grenoble – où, alors profondément chrétien, il alla visiter La Grande Chartreuse. Excellent ouvrier, il se mit à son compte (il dirigeait, lorsque survint la Commune, une importante maison ; il possédait également un important établissement de bains, situé Boulevard de Sébastopol).
« Eugène Pottier était [alors] un homme de petite taille à la physionomie mobile, au regard vif et perçant. Ses yeux noirs, à demi cachés sous ses sourcils, dénotaient par leur scintillement toute l’intelligence de son âme. Un pli très accentué à la jointure du nez et du front était le signe probant de la volonté et du courage.
« Il avait la voix douce et le sourire affable. À première vue, on n’eût pas soupçonné qu’il y avait en lui l’étoffe d’un grand poète, énergique, tout dévoué à la classe ouvrière. [...] Ajoutez à ces qualités mâles, une grande timidité qu’il conserva toute sa vie. » Tel est le portrait de lui que nous a laissé E. Museux.
Réagissant contre le milieu conservateur dont il était issu et contre les conditions de la vie ouvrière, Pottier, né poète, traduisit en vers ses aspirations et, à quatorze ans, écrivit sa première chanson connue : Vive la Liberté ! Sa première chanson publiée, deux ou trois ans plus tard, célébrait surtout l’amour et le vin. Mais dès 1840, il donna un Il est bien temps que chacun ait sa part qui fit quelque bruit et dont le titre dit assez le thème. À partir de février 1848, ses poésies lui servirent à traduire les étapes de sa vie militante. Car Eugène Pottier fut avant tout un poète militant et, ainsi que le dira Gustave Nadaud, son éditeur de 1884, « il était déjà rouge en 1848, quand je l’ai connu, il n’a pas déteint, c’est une qualité. »
Très marqué au début par les idées fouriéristes, mais aussi chrétiennes, Eugène Pottier était avant tout proche du monde ouvrier. Sur la brèche en février et juin 1848, il fit le coup de feu tout en chantant la liberté. Le 6 avril 1848, Pottier adressa à Lamennais et Béranger, respectivement président et vice-président de la Commission des Dons et Offrandes à la Patrie la lettre suivante :
« Mon père, ouvrier pauvre, cœur dévoué, m’a laissé pour tout héritage une timballe d’argent que je dépose entre vos mains.
Votre dévoué concitoyen,
Eugène Pottier, dessinateur rue Montorgueil, 65. »
Lors du coup d’État du 2 décembre, Pottier appela à la défense de la République en écrivant dès le 4 Qui la vengera ?
Resté en rapport avec les milieux fouriéristes, Pottier confia à Allyre Bureau plusieurs dizaines de textes que ce dernier mit en musique au cours de premières années de l’Empire. Trente-six figurent dans le livre de musique manuscrit de Bureau, dont 15 sont encore inédites. Dans ces textes, il célébrait le rôle des passions, prônait l’association et l’harmonie universelle, et s’intéressait à la condition féminine. Épicurien célébrant la France républicaine, universelle et généreuse, il était aussi toujours prêt à chanter le vin et l’amour, et incarnait bien ce syncrétisme quarante-huitard qui voyait en Jésus-Christ le premier des prolétaires, en Dieu le Grand Architecte de l’Univers, et dans le Christianisme authentique l’annonce du Socialisme.
Rallié à l’opposition à l’Empire, il rompit avec la religion (en 1884, il déclara à propos de ses œuvres passées : « Je les juge maintenant trop entachées de mysticisme et de panthéisme »), et quand s’amorça le renouveau du mouvement ouvrier, il fut l’un des fondateurs et animateurs de la Chambre syndicale des dessinateurs sur étoffes qui s’affilia par la suite à l’Internationale. Lui-même y adhéra en avril 1870.
Pendant le Siège, Eugène Pottier servit au 181e bataillon de la Garde nationale. Élu adjudant, il écrivit Défends-toi, Paris, et il assista, du 30 novembre au 2 décembre, à la bataille de Champigny. Délégué au comité central de la Garde nationale, il fit aussi partie du Comité central des vingt arrondissements ; il participa également aux réunions de la Chambre fédérale des sociétés ouvrières. À ce titre, il fut un des signataires aux côtés des responsables du conseil fédéral des sections parisiennes de l’AIT d’un appel à voter pour la Commune aux élections du 26 mars.
Élu membre de la Commune le 16 avril, dans le IIe arr. — Pottier y habita successivement 36, rue de la Paix ; 380, rue Saint-Denis (passage Lemoine) ; 29, rue du Sentier — par 3 352 voix sur 3 600 votants, il fut délégué à la mairie. Il fit également partie de la commission des services publics (21 avril). Sur un autre plan, il fut élu, le 17 avril, membre de la commission exécutive de la Fédération des artistes.
Eugène Pottier vota pour la création du Comité de salut public. Durant les derniers jours de la Semaine sanglante, il se battit aux côtés de Ferré, G. Lefrançais, Vaillant et Varlin, puis il parvint à s’échapper et à gagner l’Angleterre en passant par la Belgique. Il s’installa à proximité de Londres.
Le 17 mai 1873, Eugène Pottier fut condamné par contumace à la peine de mort par le 4e conseil de guerre. Si l’on se fie à la mention « Palais-Bourbon, 16 mai 1873 » figurant à la fin de sa pièce Monsieur Larbin, on peut penser qu’il séjournait clandestinement à Paris à cette date : les démêlés financiers qu’il avait avec sa femme légitime et ses filles, s’ajoutant au procès, n’étaient probablement pas sans rapport avec ce voyage risqué.
Eugène Pottier gagna les États-Unis au lendemain de sa condamnation. Il y gagna sa vie tantôt comme dessinateur tantôt comme professeur, tout en continuant son œuvre de militant et de poète. Il se fixa d’abord à Boston (Massachusetts), où il séjourna environ deux années, tâchant d’« honorer par le travail [sa] pauvreté et la proscription » ; il habitait alors H street South. Au contact des Américains, les sentiments antireligieux de l’ancien collaborateur de l’Atelier s’exacerbèrent et la plupart de ses textes d’alors portent un cachet antichrétien marqué (Ce vampire, c’est Dieu).
En 1875, invité au banquet organisé à New York par l’Union Républicaine de langue française pour commémorer l’anniversaire du 22 septembre, il ne put y assister. En témoignage de sa solidarité active, il envoya une chanson intitulée La bouteille à remplir, qui fut publiée dans le Bulletin de l’Union républicaine. Quelques mois plus tard, il composa pour l’anniversaire du 24 février une autre chanson, Honneur au 24 février. Entre-temps, il avait ouvert à New York une école française.
Dans le cadre de la préparation du banquet anniversaire du 18 mars à Newark (New Jersey), les militants newyorkais pouvaient se procurer les tickets d’entrée chez Pottier, 124 West Houston str. Quelques semaines plus tard (alors qu’il avait déménagé pour s’installer 23 Houston str.), il reçut du Dr Parisel, en tant que trésorier de la Société des réfugiés de la Commune, une somme de 54 dollars, qui représentant le bénéfice réalisé lors de la commémoration de l’anniversaire du 18 mars à Newark. À la même époque, Pottier signa avec Charles Marin au nom de la Société un démenti à l’annonce faite par le Messager franco-américain que les frères Gustave et Élie May venaient d’être exclus. Ceci pourrait s’expliquer à la fois par les liens noués entre Pottier et les frères May par l’intermédiaire de Parisel, et par le fait que durant son séjour à New York, Pottier se fit recevoir dans la Franc-Maçonnerie en s’affiliant en décembre 1875 à la loge sauvage « Les Égalitaires », fondée en dehors de toute obédience par Gustave et Élie May : il s’était en effet juré d’adhérer à « la Veuve » depuis qu’il avait vu « le spectacle grandiose de la Maçonnerie adhérant à la Commune et plantant ses bannières sur [les] murailles éventrées d’obus. »
Eugène Pottier habitait Philadelphie lorsque s’y ouvrit l’Exposition universelle de 1876. Il y rencontra quelques délégués français, et leur offrit un poème enlevé qui posait le problème de la réalisation internationale du socialisme. L’impression en fut votée par le Social-Democratic Party of North America (fondé le 4 juillet 1874), dont Pottier était alors membre.
Le 8 juillet 1877, Pottier assistait à Newark aux funérailles du Dr Parisel. Après avoir prononcé une allocution, il prit la tête du cortège qui se rendait au cimetière, et ce fut lui qui jeta la première pelletée de terre dans la fosse.
Cette même année, Pottier adhéra au Socialistic Labor Party, qui venait de se créer. Il milita à Newark aux côtés du dirigeant germano-américain Adolph Douai (à qui il dédia plusieurs de ses textes). C’est en tant que membre et trésorier de la section francophone de Newark de ce parti qu’il joua un rôle de premier plan dans le placement aux États-Unis de 5 701 billets à 1 franc d’une tombola organisée à Londres au bénéfice des déportés de Nouvelle-Calédonie et qu’il prononça à Paterson plusieurs discours souvent reproduits. Le dernier date de fin 1878. Divers sonnets composés en 1879 et 1880 dans cette même ville attestent que Pottier a dû se fixer à Paterson pendant quelque temps. En 1880 toutefois, Pottier était de retour à Newark. Il y résidait 374 Broad street, et y exerçait le métier de dessinateur industriel.
Eugène Pottier rentra en France en septembre 1880 à bord du transatlantique L’Amérique. Il était alors pauvre et vieilli. Il tenta de se réinstaller comme dessinateur, mais manquant de capitaux et confrontés aux évolutions du métier, il s’épuisa pour un maigre résultat.
En 1883, la Lice chansonnière ayant organisé un concours, Pottier obtint le premier prix sur quelque trois cents concurrents. Gustave Nadaud et Chebroux, président de la Lice chansonnière, lui rendirent visite tout en se demandant ce qu’ils pourraient faire pour le poète indigent ; et voici comment Nadaud conte l’entrevue :
« Il s’agissait de lui offrir le choix entre une liste de souscription (il faut bien dire le mot) et la publication de ses chansons. Oh ! il n’hésita pas.
— Qu’on publie mes œuvres, s’écria-t-il, et que je meure de faim ! ».
Et c’est ainsi que fut imprimé le premier volume de l’œuvre de Pottier intitulé Quel est le fou ?, titre de la première chanson du recueil. Gustave Nadaud en écrivit la préface.
La même année, Jules Vallès avait ainsi caractérisé la poésie de Pottier : « Je ne sais pas si quelques-uns des cris que pousse, au coin de la borne, ce Juvénal du faubourg, n’ont pas une éloquence aussi poignante, et même ne donnent pas une émotion plus juste que les plus admirables strophes des Châtiments. »
Mais c’est incontestablement par L’Internationale que Pottier a conquis une gloire mondiale qu’il ignora totalement. Il avait écrit cette œuvre en juin 1871, durant le mois qui suivit la débâcle de la Commune et la Semaine sanglante, alors qu’il était traqué dans Paris. Elle demeura longtemps ignorée ou peu connue. C’est en 1888 que le Lillois Pierre De Geyter, à la demande de Gustave Delory, maire de Lille, en composa la musique. Armand Gosselin, secrétaire de la mairie de Caudry (Nord), l’édita à son compte en 1894. Il fut poursuivi pour « provocation à la désertion, à la désobéissance et au meurtre dans l’armée » pour avoir reproduit le célèbre couplet que nous donnons ci-dessous, et condamné par les assises de Douai, le 11 août 1894, à un an de prison et 100 F d’amende. L’Internationale, chantée d’abord dans le Nord, gagna la France entière à partir du moment où Henri Ghesquière l’entonna au congrès des organisations socialistes tenu à Paris en 1899. De France, elle se répandit dans le monde, et l’URSS en fit son hymne national jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. En 1928, les Soviets invitèrent De Geyter à Moscou ; lorsqu’en 1966, les astronomes soviétiques réussirent à faire se poser sur la lune le premier engin que l’homme ait réussi à envoyer sur notre satellite, c’est L’Internationale qu’il diffusa.
Il est difficile de choisir dans l’œuvre de Pottier. Voici cependant quelques vers souvent rappelés :
Le couplet de L’Internationale, « provocation à la désertion, à la désobéissance et au meurtre dans l’armée » :
« Les rois nous saoulaient de fumée.
Paix entre nous, guerre aux tyrans,
Appliquons la grève aux armées,
Crosse en l’air et rompons les rangs.
S’ils s’obstinent, ces cannibales,
À faire de nous des héros,
Ils sauront bientôt que nos balles
Sont pour nos propres généraux.
C’est la lutte finale,
Groupons-nous et demain
L’Internationale
Sera le genre humain. »
En l’honneur de Blanqui, l’Enfermé :
« Contre une classe sans entrailles,
Luttant pour le peuple sans pain,
Il eut, vivant, quatre murailles,
Mort, quatre planches de sapin !
L’Insurgé :
Devant toi, misère sauvage,
Devant toi, pesant esclavage,
L’Insurgé
Se dresse, le fusil chargé ! »
Par Michel Cordillot
ŒUVRE : The Workingmen of America to the Workingmen of France. La Délégation libre à l’Exposition de Philadelphie. Poésie offerte par les ouvriers d’Amérique aux Ouvriers de France. Publiée et imprimée par le Parti Social Démocratique de l’Amérique du Nord. Bureau d’impression, 154 Eldridge street, New York, 1876. In-16, 16 p. — La Commune de Paris, 18 mars, San Francisco, publié par un groupe socialiste, 1877, in-12, 8 p. — Chants révolutionnaires, Paris, 1887, in-16, XX, 240 p. (préface de Henri Rochefort), 2e édition en 1908 (?), 3e (ou 4e ?) édition avec une préface de Lucien Descaves en 1937, Paris, ESI. — Œuvres complètes, par P. Brochon, chez Maspero, Paris, 1966. — « Chansons oubliées », in Maurice Dommanget, Eugène Pottier, membre de la Commune et chantre de l’Internationale, Paris, EDI, 1971.
SOURCES : Arch. Nat., BB24/860 B, n° 3894. — Arch. PPo., Ba/435 et Ba/1226. — La République, 9 avril 1848. — Bulletin de l’Union républicaine, 18 octobre 1875, entre autres. — New York Herald, 8 juillet 1877. — New York Sun, 9 juillet 1877. — Friedrich A. Sorge (ed), Correspondance F. Engels, K. Marx et divers, tome 1, p. XIV (préface de Desrousseaux). — Jean Bossu, « Une loge de proscrits à Londres », L’Idée Libre, juin-juillet 1958.
Principales études sur Pottier : Jules Vallès : « Eugène Pottier » (Le Citoyen, 1er mars 1881 et Le Cri du Peuple, 29 novembre 1883). — Lucien Victor Meunier, « Le Vieux poète » (Le Cri du Peuple, 23 mai 1884). — P. Argyriadès, Le Poète socialiste Eugène Pottier, brochure, Paris, 1888. — V. Savary : « Nos poètes, Eugène Pottier », Le Socialiste, 26 mai 1894. — Ernest Museux, Eugène Pottier et son œuvre, Paris, 1898. — E. Museux, Eugène Pottier, Portraits d’hier, 1er juillet 1910. — Marius Boisson, « L’Anniversaire de l’Internationale, quelques souvenirs sur Eugène Pottier », Comœdia, 6 mars 1931. — Lucien Descaves, « Un chansonnier socialiste », Le Petit Provençal, 23 octobre 1934. — Alexandre Zévaès, Eugène Pottier et l’Internationale, Paris, 1937. — P. Brochon, Eugène Pottier, ouvrier, poète, communard, auteur de l’« Internationale », œuvres complètes, F. Maspero, Paris, 1966. — Maurice Dommanget, Eugène Pottier, membre de la Commune et chantre de l’Internationale, Paris, EDI, 1971. — Pierre Brochon, Eugène Pottier, naissance de « l’Internationale », Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 1997. — CDRom Maitron. – Étude à paraître de Gabrielle Cadier-Rey sur ses poèmes inédits.