CABET Étienne [Dictionnaire biographique du mouvement social francophone aux États-Unis]

Par François Fourn

Né le 2 janvier 1788 à Dijon, mort le 8 novembre 1856 à Saint-Louis (États-Unis) ; marié et père d’une fille ; avocat ; militant patriote, membre de la Vente suprême de la Charbonnerie sous la Restauration ; dirigeant républicain de premier plan durant les premières années de la monarchie de Juillet ; exilé en Angleterre de 1835 à 1839 ; théoricien du communisme icarien, réformiste et expérimental ; un des fondateurs du parti démocrate-socialiste après Juin 1848 ; initiateur d’une expérience de colonisation à grande échelle aux États-Unis dans le but d’y fonder une société idéale ; chef de la communauté de Nauvoo (Ill), qui avait été fondée après un premier échec au Texas dans lequel il n’avait pas été impliqué directement (il se trouvait alors en France, où venait d’être instaurée la Deuxième République), il fut en butte à divers mouvements de contestation et fut finalement exclu ; réinstallé avec ses fidèles à Saint-Louis en 1856, il décéda quelques jours plus tard d’une attaque d’apoplexie.

Étienne Cabet naquit le 2 janvier 1788 à Dijon. Son père, Claude Cabet, maître tonnelier depuis juin 1785, était installé rue Jehannin (aujourd’hui rue Jeannin). Il employait trois ou quatre ouvriers. Sa mère, Françoise Berthier, déclara ne pas pouvoir signer l’acte de mariage quand elle épousa Claude Cabet en novembre 1785. Claude et Françoise Cabet eurent cinq enfants, nés entre 1786 et l’an IV ; Étienne fut le second. Son milieu d’origine peut passer pour relativement modeste par rapport au bourgeois qu’il devint par la suite.

Claude Cabet était assidu aux réunions de la Communauté des maîtres tonneliers de Dijon dont les cahiers ont été conservés. Cette Communauté s’engagea très tôt dans le mouvement révolutionnaire de 1789. Enfant, Étienne Cabet vécut chez un père patriote convaincu, entouré d’ouvriers qui mangeaient à sa table, où le travail bien fait autorisait un fort sentiment de dignité.

Du fait qu’il était affecté d’un grave problème de vue lui interdisant l’apprentissage de la tonnellerie, il fut décidé de placer le jeune garçon à l’École Centrale de la ville en l’an VI. Il s’y révéla un élève studieux et plutôt apte aux études, à celle de la grammaire générale, par exemple, matière où il fut cité chaque année pour la distribution des prix ; il brilla aussi en géographie (2e prix en l’an VIII). Quand l’École Centrale devint Lycée en l’an XII, Pierre et Joseph Jacotot entreprirent de le former au métier de l’enseignement. Vêtu de noir, il fut maître d’études. Âgé de dix-sept ans en 1805, il décida néanmoins de renoncer à cette carrière et s’orienta vers l’étude de la législation. L’École de Droit de Dijon venait tout juste d’être créée. Le doyen Proudhon le remarqua et le logea chez lui pendant toute la durée de ses études. Reçu bachelier en janvier, licencié en août 1810, Cabet prêta le serment des avocats en novembre de la même année. En mai 1812, il fut admis au grade de docteur en Droit. En 1814, il attendait un poste de professeur.

Les Cent-Jours offrirent à Cabet l’occasion de ses premiers engagements politiques. Il suivit ses anciens professeurs, Joseph Jacotot et le doyen Proudhon, dans leur soutien à Napoléon Bonaparte. En vue auprès de la jeunesse estudiantine dijonnaise, il fut l’un de ceux qui fondèrent la Fédération bourguignonne, organisation qui s’était donné pour mission le recrutement de volontaires prêts à marcher contre les ennemis de l’empereur. On le vit dans les défilés et les banquets organisés pour la défense de la Patrie.

Après la Restauration, c’est en tant qu’avocat que Cabet fut amené à défendre le parti des patriotes. En 1816, il eut le bonheur d’enlever l’acquittement du commandant napoléonien de la 18e région militaire, le général Vaux, qui l’avait choisi pour défenseur. Il fut porté en triomphe par les patriotes de la ville, et son nom fut imprimé dans le Moniteur. En 1817, il rencontra Denise Lesage, une jeune ouvrière de vingt-cinq ans qu’il n’épousa que beaucoup plus tard, dans les années 1830, vraisemblablement en Angleterre. De leur liaison, naquit, le 27 janvier 1818, une petite Céline.

En 1821, Cabet fut interdit pendant un an d’exercer sa profession d’avocat, sur décision du garde des Sceaux lui-même, pour avoir accusé, dans une nouvelle affaire politique, les juges royalistes de Dijon de prévarication et de collusion avec des assassins. Presque aveugle, empêché d’y gagner sa vie, il quitta la Bourgogne. À Paris, il fut accueilli chez Nicod, avocat près la Cour de Cassation, dont il devint le secrétaire. Grâce à l’affection, à la protection de Nicod et de sa famille, il eut accès aux salons où se réunissaient les milieux libéraux les plus en vue de la capitale. Il se lia tout particulièrement d’amitié avec le député Manuel, défenseur des droits de la presse à la Chambre et adversaire déclaré de toute action politique violente. Pour soutenir Manuel contre le parti de Lafayette, Cabet entra, à la fin de 1821, dans la Vente suprême de la Charbonnerie. Ce fut sa première et sa dernière participation à une société secrète, moyen d’action dont il dénonça définitivement les dangers et le principe à partir de 1823. Il ouvrit, en 1824, un cabinet d’affaires avec un ami dijonnais, de Cruzy, avocat patriote et libéral comme lui. En 1828, Dalloz lui proposa de diriger sa Revue de jurisprudence générale du Royaume, ce qu’il fit avec une réussite mitigée pendant une année, jusqu’en juin 1829. Du moins, y apprit-il ce qu’était la gestion d’un périodique et la direction d’un réseau de correspondants étendu à tout le pays.

Quand éclata la Révolution de juillet 1830, Cabet s’engagea, dès les premières heures du combat, dans la municipalité insurrectionnelle du XIe arrondissement. Celle-ci s’était donné pour mission de défendre le boulevard Saint-Germain contre une éventuelle entrée dans Paris des troupes de Marmon, mais aussi de défendre le palais du Luxembourg contre les débordements possibles de l’insurrection. Pendant les trois journées, il fut retenu à la mairie de l’arrondissement. Il ne prit pas lui-même les armes, pas plus qu’à aucun autre moment de sa vie. Dès l’annonce de la chute de Charles X, il rejoignit, sur la rive droite, les milieux républicains avec lesquels il était en contact, et qui étaient réunis chez le restaurateur Lointier. Devant eux, ignorant le pistolet braqué sur lui, il soutint le 1er août 1830 le parti de Lafayette, celui d’arrêter la Révolution et d’accepter le duc d’Orléans qui promettait de s’entourer « d’institutions républicaines ». Il fut reçu au Palais-Royal le jour-même. Le prince prit la peine de l’assurer de ses intentions démocratiques. Cabet rejoignit alors son ami Dupont (de l’Eure) au ministère de la Justice, où il fut son conseiller et secrétaire officieux. Il désapprouva avec force les conditions dans lesquelles les députés de l’ancien régime s’étaient permis, le 2 août, de réviser la Charte. Louis-Philippe voulut bien l’écouter.

En octobre 1830, Cabet se trouvait éloigné de Paris. Il avait été nommé, dès le 25 août, procureur général en Corse. Il lui fallut dix jours pour rejoindre son poste. Dès son arrivée à Bastia, il se trouva en butte au parti des orléanistes liés au plus puissant des clans dans l’île, celui des Sébastiani. Lors de la cérémonie volontairement mal organisée pour marquer sa prise de fonction, le premier président de la cour royale de Bastia, le comte Colonna d’Istria, ne lui cacha pas qu’« on » n’était peut-être pas de son parti et qu’« on » attendait de le voir à l’œuvre. Cabet n’en prononça pas moins devant tous les présents un discours aux accents résolument jacobins. Il le fit imprimer. Il eut aussi ses partisans. Malgré les résistances qu’on lui opposait de plus en plus ouvertement, il s’appliqua à la réintroduction du jury dans l’île, à la réorganisation des justices de paix, il plaida lui-même dans plusieurs affaires criminelles liées à la manière traditionnelle qu’avaient les Corses de vider leurs conflits politiques ou familiaux. Il obtint une condamnation à la peine de mort dans une affaire de vengeance privée. Il demanda aussitôt la grâce du condamné, et elle lui fut accordée. Il apprit, en lisant le Moniteur daté du 9 mai 1831, qu’il était remplacé, et par conséquent révoqué, de son poste de procureur général. Il fut sans doute l’un des derniers dans l’île à le savoir. Sans attendre l’ordre de Paris, il quitta aussitôt la Corse et rejoignit Dijon. Les élections législatives, les premières du nouveau régime, s’y préparaient. Un artifice, en l’occurence la vente fictive des terres d’une vieille dame complaisante, lui permit de revendiquer le cens d’éligibilité. Il milita ouvertement pour l’octroi aux élus d’indemnités conséquentes. Grâce au soutien de la société Aide-toi, le Ciel t’aidera, grâce aux nombreux amis qu’il avait toujours sur place, en particulier Jules Pautet, directeur du Patriote de la Côte-d’Or, il fut largement élu, recueillant 256 voix, contre 74 à son principal adversaire. Dès lors, il partagea son temps entre une intense activité politique à Paris et les honneurs que la ville de Dijon pouvait rendre à son député.

À la Chambre, Cabet s’engagea avec conviction dans le parti du mouvement. La rupture avec ce que l’on pourrait appeler le libéralisme de cette époque intervint progressivement à partir de la fin de 1831. Il fut, plus que beaucoup d’autres, profondément ébranlé par l’idée que les ouvriers de Lyon aient pu réclamer de « Vivre en travaillant ou mourir en combattant », avant de se faire massacrer. Cet immense désespoir des classes ouvrières, ajouté à la sanglante répression qui suivit les journées des 5 et 6 juin 1832, le déterminèrent à se proclamer ouvertement et définitivement républicain à partir de l’été 1832. Il avait été l’un des commissaires chargés d’organiser le convoi funéraire du général Lamarque et, à ce titre, poursuivi comme l’un des principaux instigateurs de l’insurrection républicaine. Il se cacha aussi longtemps que dura l’état de siège et utilisa ce temps de retraite pour rédiger, à la hâte, le premier ouvrage qui fit de lui un publiciste reconnu, La Révolution de 1830 et situation présente expliquée et éclairée par les révolutions de 1789, 1792, 1799 et 1804. Il soutenait dans cet écrit que le « peuple » était en droit d’attendre non seulement la reconnaissance de ses droits politiques après la Révolution de Juillet, mais encore que tout soit mis en œuvre pour améliorer son sort matériel. L’attente, écrivait-il, était trahie, et les seuls amis sincères du peuple ne pouvaient plus être que les républicains. Il entendait le démontrer en rappelant l’histoire de la Révolution depuis 1789, en réhabilitant la mémoire de Robespierre : « 93 n’est pas la république, écrivait-il, mais la guerre. » Le procureur général de Paris, son collègue à la Chambre, Persil, engagea des poursuites aussitôt après la publication de l’ouvrage en octobre 1832. Il contribua ainsi à faire connaître Cabet comme l’une des figures de l’opposition au régime. Quand son affaire fut jugée, le 16 novembre 1832, le député était en visite dans sa circonscription. À Dijon, on le recevait avec tous les honneurs possibles : sérénade des jeunes gens sous ses fenêtres, grand banquet à l’Hôtel de Ville... Il fut condamné par contumace pour offense envers la personne du roi. Rentré à Paris, il dut demander lui-même la levée de son immunité parlementaire devant la Chambre amusée. Ses discours, tendant à dénoncer l’étroitesse du corps électoral, le manque de représentativité des députés, commençaient cependant à sérieusement indisposer sur les bancs du centre. À partir de cette époque, le Figaro commença une campagne d’invectives soutenue contre lui, qui allait durer plus d’un an.

Ce fut dans ce contexte que Cabet fut élu, le 9 février 1833, secrétaire de l’une des plus importantes associations patriotiques de Paris, L’Association libre pour l’Éducation du Peuple. Jusque-là surtout philanthropique, dirigée par le prudent Jules Lechevalier — qui fut remercié—, l’association se transforma en une véritable organisation politique sous sa direction. Le nom de Cabet disait désormais à quel parti on voulait se dévouer. Il s’agissait de combattre ceux qui prétextaient le manque d’instruction des ouvriers pour les priver de leurs droits de citoyens. L’association regroupait d’un côté tous ceux qui voulaient bien payer un franc par mois pour offrir des cours gratuits aux ouvriers, et de l’autre tous les ouvriers que ces cours pouvaient intéresser. Les uns comme les autres, adhérents, enseignants et ouvriers, étaient organisés en véritables bataillons démocratiques. Tous s’imposaient une discipline sans faille dont les règles minutieuses étaient longuement délibérées. Tant d’ordre, de détermination, de dévouement, inquiétait la police. Les sommes d’argent recueillies par les plus sûrs des militants ouvriers ou par des jeunes gens dépassaient 2000 F chaque mois. Trois mille sociétaires environ, parmi lesquels des femmes, cotisaient plus ou moins assidûment ; deux mille cinq cents ouvriers assistaient aux cours qui leur étaient offerts. Nonobstant le souvenir plus durable que la Société des Droits de l’Homme a laissé, l’Association libre pour l’Éducation du Peuple fut plus puissante et plus influente. L’un des temps forts de la semaine politique à Paris était la réunion de son comité central, qui se tenait tous les vendredis soir, rue des fossés Saint-Jacques. Pouvaient y assister tous ceux qui le voulaient. On venait y écouter les discours du secrétaire général, y reconnaître les chefs du parti républicain qui l’entouraient : Cormenin, Arago, Lafayette, Voyer d’Argenson, Pagnerre, le jeune Berrier-Fontaine, Boissaye et beaucoup d’autres... On s’y pressait à plusieurs centaines, militants républicains, ouvriers, curieux en tout genre, y compris de la police. Cette réunion hebdomadaire lui offrait une tribune, il la trouva cependant rapidement insuffisante.

Pour élargir son audience, pour se doter d’un moyen plus puissant de propagande politique, Cabet commença, en juin 1833, des démarches pour lancer un journal. Le 24 juin 1833, fut publié le premier prospectus du Populaire, le 1er septembre paraissait son premier numéro. Il portait en sous-titre : « Journal des intérêts politiques, matériels et moraux du Peuple ». Les intentions furent clairement annoncées dès le prospectus de juin : appeler les ouvriers français à soutenir plus résolument la cause de la République et les détourner des voies de la violence. On promettait de l’aide au mouvement ouvrier qui se développait à Paris à la fin de 1833. L’initiative n’était pas celle d’un homme seul. Lafayette, Audry de Puyraveau, Voyer d’Argenson, entre autres, comptaient parmi les actionnaires du journal. Pagnerre en assurait la gérance. Cabet n’eut aucun mal à réunir très rapidement les capitaux nécessaires à son entreprise.

Le succès du Populaire fut prodigieux au regard des critères applicables à cette époque. Dès le 15 octobre 1833, chacun de ses numéros était tiré à 27 000 exemplaires : c’était plus pour lui seul que le tirage de tous les autres journaux politiques de Paris réunis. Chaque semaine des tirés à part des principaux articles étaient distribués dans les grandes villes du royaume. Tout était vendu en quelques heures. Vingt-quatre crieurs étaient lancés dans les rues de Paris tous les dimanches ; d’autres opéraient à Rouen, à Caen, à Bayonne ou Carcassonne, à Tours, à Metz, à Auxerre, etc., c’est-à-dire partout où des associations patriotiques voulurent bien en recruter. Ils étaient habillés d’un costume particulier. Ils portaient la blouse bleue, à collet et bordures rouges, un chapeau ciré, rouge et bleu, sur lequel il était inscrit : Le Populaire - 2 sous. En semaine, leur agitation était spectaculaire, elle ne s’arrêtait jamais. Ils criaient, tous les jours, les titres des brochures de Cabet. Pour la vente dans les départements, il reçut le soutien d’André Marchais, secrétaire général de L’Association pour la Liberté de la Presse. André Marchais était en correspondance avec toutes les associations patriotiques implantées dans les départements, et il y en avait beaucoup. C’est à lui que l’on passait commande des ouvrages de Cabet, par centaines d’exemplaires. Le journal était lu à haute voix dans les ateliers, dans les garnis, dans les cours, chez les marchands de soupe. Si le Populaire rencontra une telle audience, c’est que Cabet promettait une réforme profonde de la société. Le spectacle coloré et bruyant des crieurs ne suffisait certainement pas à emporter l’adhésion des ouvriers. Pour gagner la confiance de ces derniers, ceux qui rédigeaient le Populaire devaient d’abord reconnaître la légitimité de leurs revendications. Les ouvriers, pour Cabet, ne devaient pas être tenus pour responsables de leur misère. Il dénonçait l’excès de travail auquel on les forçait. Le journal montrait les travailleurs dans l’impossibilité d’assurer leur subsistance, celle de leur femme, celle de leurs enfants. Ce terrible dénuement, d’après le journal, imposait aux républicains, aux hommes de progrès, un devoir de compassion et de générosité. Comprendre leurs souffrances, vouloir les soulager, n’était pourtant pas appeler les ouvriers à l’insurrection contre la société. Le propos de Cabet s’inscrivait en faux contre celui que pouvait soutenir le tailleur Grignon, par exemple, membre de la Société des Droits de l’Homme, qui appelait ses camarades ouvriers à trouver eux-mêmes les solutions de leur émancipation. Cabet recommandait à tous la patience, la collaboration entre les lettrés et les ouvriers. Il offrait le renfort de sa publicité à ceux qui luttaient pour faire reconnaître leurs droits sans recourir à la violence. Le Populaire fit connaître aux travailleurs les réunions auxquelles ils étaient convoqués, les discussions, les pétitions, les mots d’ordre appelant à commencer une grève ou à s’associer. Si des ouvriers étaient arrêtés, accusés de coalitions, son journal, en faisant connaître leurs noms, leur assurait une certaine protection, alors qu’il était si facile, en 1833, de réprimer dans le silence le plus complet. Ce soutien que proposait Cabet au mouvement ouvrier entrait en concurrence avec celui de la Société des Droits de l’Homme. Cabet n’appartenait pas à cette société, et il ne manquait jamais de le rappeler. Il fut proche de certains de ses membres, de Voyer d’Argenson par exemple, mais il ne le fut jamais de ceux qui, autour de Charles Teste, travaillaient dans l’ombre à faire connaître les théories néo-babouvistes. Dans le même ordre d’idée, sa position était éloignée de celle du jeune Auguste Blanqui, qui cherchait à diffuser son Libérateur, journal des opprimés, dont le titre comme le contenu ne pouvaient guère passer pour une incitation à la paix civile ou à la modération. Cabet appelait à moins d’ardeur dans la colère.

Dans ces conditions, Cabet entretenait des relations aussi bonnes que possible avec les fractions de la bourgeoisie converties aux thèses républicaines sans l’être à celles de la subversion sociale. Outre ses responsabilités à la tête de l’Association libre pour l’Éducation du Peuple, il entra dans le comité directeur de L’Association pour la Liberté de la Presse. Avec lui, Voyer d’Argenson, Godefroy Cavaignac, Armand Carrel et André Marchais prétendaient s’ériger en véritable comité de censure de tout ce qui se publiait pour défendre les idées républicaines. Il participa aussi à l’action de la Commission de Secours pour les détenus politiques patriotiques. Là encore, il appartenait au groupe des principaux responsables, toujours avec ses plus proches amis : Voyer d’Argenson, Audry de Puyraveau, Cormenin, ou encore Audiat, Boissaye et Fenet. En août 1833, des négociants dijonnais créèrent une association contre les impôts sur les boissons et sur le sel. Immédiatement, Cabet soutint leur initiative. Jules Pautet, rédacteur en chef du Patriote de la Côte-d’Or, fut accusé d’appeler au refus de l’impôt pour avoir fait connaître cette nouvelle association. Son procès eut lieu le 30 novembre. Cabet décida de se rendre sur place, entendant assurer lui-même la défense de son ami. Le voyage en Bourgogne eut toutes les allures d’un triomphe. Le soir de son arrivée, une sérénade fut organisée sous ses fenêtres, on chanta la Marseillaise, Veillons au Salut de l’Empire, le Chant du Départ . On cria À bas les Chouans ! et Vive Cabet ! Le 30 novembre, il obtint facilement l’acquittement de Jules Pautet. Des patriotes accoururent de toute la région, et il en vint aussi de Besançon, de Lyon, de Grenoble... Un immense banquet lui fut offert pour le saluer. À la fin de 1833, son influence était à son zénith. Pourtant, au début de 1834, en l’espace de quelques semaines, tout s’effondra.

En décembre 1833 et en janvier 1834, le gouvernement du Juste-Milieu lança une vaste offensive contre la propagande républicaine pacifique, et tout spécialement contre celui qui, au plus haut point, incarnait son succès. Le 27 décembre 1833, alors que le comité central de l’Association libre pour l’Éducation du Peuple tenait sa réunion hebdomadaire, le préfet de police Gisquet intervint. Il somma l’assemblée de se disperser, définitivement. Ce fut l’une des premières attaques du régime contre une grande association républicaine. Le 7 février 1834, à la Chambre, le ministre de l’Intérieur brandit le Populaire pour effrayer les députés et obtenir leur vote en faveur du projet de loi visant à interdire le criage des journaux sur la voie publique. La loi fut votée. Le journal de Cabet ne fut plus vendu que par abonnements, d’où un moindre retentissement. Quelques jours plus tôt, le 24 janvier 1834, le ministre de la Justice, Barthe, avait demandé aux députés l’autorisation de poursuivre Cabet devant les tribunaux pour deux de ses articles parus en première page du Populaire. Ce dernier comparut le 28 février 1834 devant la Cour d’assises de la Seine pour répondre de la double inculpation d’attaque contre l’inviolabilité du Roi et d’offense envers la personne du Roi. Les débats s’ouvrirent dans une atmosphère tendue. D’impressionnantes troupes de soldats en armes furent disposées pour protéger les abords du Palais de Justice. Baïonnette au canon, ils barrèrent les principales voies d’accès à l’île de la Cité. Tous les députés de l’Opposition vinrent soutenir l’accusé. Persil porta lui-même la parole. La faute des révolutionnaires, selon lui, en 1789 et dans les trois années qui avaient suivi, avait été de laisser insulter Louis XVI. La République que Cabet appelait de ses vœux, toujours selon lui, allait amener la même effroyable et sanglante tyrannie. Seule la monarchie constitutionnelle, soutenait Persil, pouvait garantir les libertés essentielles. L’avocat de Cabet, Marie, répondit à l’accusateur que le processus révolutionnaire de 1789 et des années suivantes était de bout en bout conforme aux aspirations vers plus de liberté, et en particulier celle de manifester sa pensée. Il demanda aux jurés de choisir entre le courage de cette liberté et les fausses peurs que Persil tentait de leur inspirer. Cabet lui-même se défendit de préconiser la violence, il réaffirma son attachement exclusif au principe de la souveraineté populaire, qui n’était pas précisément celui de la tyrannie. Il fut reconnu coupable d’offense envers la personne du Roi par le jury et condamné à deux ans de prison, 4000 F d’amende et à deux ans de privation de ses droits civiques. C’était beaucoup. Persil fut nommé, aussitôt après, ministre de la Justice. Cabet ne se fit jamais aucune gloire de sa condamnation : c’était pour lui un coup terrible. Le soutien qu’il reçut fut massif pourtant, surtout de la part des lecteurs du Populaire. Les dons affluèrent, de toute la France, de toutes les classes de la société pour payer l’amende, et la somme fut réunie en quelques jours.

Le choix du départ pour cinq ans d’exil, plutôt que celui de la prison pendant deux ans, fut décidé par une réunion des principaux députés de l’Opposition. À la fin du mois de mars 1834, Cabet quitta la France pour Bruxelles. Il en fut immédiatement expulsé. Il se rendit alors en Angleterre. C’est à Londres qu’il vécut le long exil auquel il était forcé. Dans ses récits autobiographiques ultérieurs, il présenta sa condamnation et ce départ pour l’exil comme un sacrifice consenti à la cause du peuple, comme une épreuve attestant son dévouement absolu à la cause de la démocratie. Il présenta aussi sa proscription comme un temps qu’il put mettre à profit pour étudier et repenser l’histoire de son siècle, pour trouver des solutions à ce qu’il percevait comme l’immense détresse des ouvriers. Il présenta cette période comme celle d’un martyre qui détermina sa conversion au communisme et son engagement irréversible en faveur de cette doctrine.

Audry de Puyraveau, qui alla lui rendre visite dans les premiers jours de l’été 1834, le trouva dans un état de grave dépression. Ce qu’il en rapporta, revenu en France, détermina Denise Lesage et sa fille Céline à quitter Paris pour Londres. Cabet traversait un des pires moments de sa vie. Très rapidement, il se trouva coupé de tout moyen d’agir, isolé dans un pays dont il ne parlait pas la langue, loin de Paris où étaient arrêtés par centaines ses anciens partisans, où se consommait, dans les prisons d’avril, l’échec de la propagande pacifique. Il signa encore quelques articles dans le Populaire, vite décalés par rapport aux réalités françaises. Les derniers parurent en juillet, et en septembre 1834 son nom disparut sous le titre du journal qu’il avait fondé. Il n’avait jamais connu la solitude, jamais imaginé ce que l’inaction pouvait avoir de désespérant. Il s’abîma dans le silence des bibliothèques où l’on pouvait lire des ouvrages écrits ou traduits en français. Il ne se passa rien à Londres jusqu’au milieu du mois de juillet 1835. À cette date, des accusés du procès d’avril 1834 qui étaient parvenus à s’évader de Sainte-Pélagie à Paris se réfugièrent en Angleterre. Ces hommes avaient commencé à débattre, dès 1834, les principes nouveaux du communisme, ils avaient lu et discuté les Aphorismes que Napoléon Lebon était parvenu à diffuser dans leurs prisons. Cabet prétendit, dans son Voyage en Icarie, qu’il s’était converti à la théorie du communisme en lisant l’Utopie de Thomas More ; il est beaucoup plus probable que ce furent les discussions de ces jeunes républicains qui déterminèrent sa conversion. À cette époque, il vivait avec sa famille chez le jeune médecin Berrier-Fontaine, l’un des évadés de Sainte-Pélagie. Or, des exilés français se retrouvaient chez ce dernier pour parler de la communauté et des moyens de l’établir. D’après une indication qu’il donna lui-même dans les premières pages de son roman, il aurait entrepris l’écriture du Voyage en Icarie à la fin de 1835, non pour dire son adhésion à ces idées nouvelles, mais pour combattre le néo-babouvisme qui les inspirait, pour proposer une alternative aux solutions révolutionnaires qu’on préconisait autour de lui.

Parallèlement à l’écriture du Voyage en Icarie, Cabet entreprit celle d’une Histoire populaire de la Révolution française. Pour comprendre les théories communistes de l’auteur, et l’adhésion qu’elles ont plus tard rencontrée, la lecture des deux ouvrages ne doit pas être dissociée. Dans l’un des textes, il entreprenait le récit d’une Révolution qui aurait triomphé et serait parvenue à ses fins ultimes, dans l’autre, il reconstruisait le récit de celle qui avait échoué en 1794. Le personnage d’Icar, inspirateur et guide de la Révolution donnée à imaginer dans le Voyage en Icarie, dictateur jusqu’au triomphe de cette révolution contre ses ennemis à l’intérieur et à l’extérieur du pays, était une recomposition du personnage de Maximilien Robespierre, dont l’Histoire populaire de la Révolution française faisait, par ailleurs, l’apologie. Selon Cabet, Robespierre incarnait au plus haut point les principes, les aspirations qui avaient déclenché la Révolution de 1789 et auxquels ne pouvaient que se rallier tous les citoyens de bonne volonté. Il avait échoué, victime des coups portés par les contre-révolutionnaires, sans doute, mais aussi victime de l’action des ultra-révolutionnaires qui avaient tout perdu par leurs excès. La Révolution décrite dans le Voyage en Icarie était pensée comme la Révolution française triomphant des aristocrates et des hébertistes, ainsi que de la coalition des tyrans régnant dans les pays voisins. Icarie était imaginée comme une république sans girondins dévoués aux intérêts exclusifs de la bourgeoisie, et sans babouvistes appelant les prolétaires à d’effrayantes colères. La communauté icarienne, telle que Cabet l’imagina pendant son exil à Londres, était une proposition pour concilier les intérêts de tous les citoyens.

Le Voyage en Icarie fut rédigé sous la forme d’un roman pour être lu, pour être compris. Il s’adressait aux ouvriers et aux femmes privés d’éducation par une société fondée sur des principes d’inégalités et d’égoïsmes bourgeois et masculins. Ce qu’il voulut leur donner à lire, sa société parfaite d’hommes, de femmes et d’enfants parfaits, tous invariablement et parfaitement heureux, peut sembler intellectuellement pauvre au mieux, ou dangereux au pire. Mais, une fois de plus, s’arrêter là serait se priver de comprendre le succès rencontré plus tard par l’ouvrage, et les adhésions qu’il a suscitées. L’essentiel n’est pas dans les détails décrivant la perfection de la vie en Icarie. Dès l’introduction de son ouvrage, Cabet indiqua qu’il renonçait d’avance à vouloir en défendre aucun. L’ouvrage et son succès ultérieur se sont fondés sur l’idée que la société devait à chacun de ses membres le respect le plus absolu de sa dignité d’être humain, qu’aucun membre de cette société ne pouvait prétendre à une prééminence quelconque sur les autres. L’idée était que, s’il était pourvu à l’éducation de tous, nul ne pourrait jamais, par ses compétences particulières, et encore moins par la force, imposer aux autres les modalités du bonheur commun. Le pouvoir de l’État icarien, tel que Cabet l’imaginait, s’imposait à tous avec une impressionnante rigueur, mais, dans ses fondements, il était un pouvoir associant à égalité presque parfaite tous les citoyens. En Icarie, l’initiative des lois appartiendrait directement à tous les citoyens, leur discussion à des assemblées populaires réunies dans chaque commune, leur vote à une solennelle représentation nationale. Les députés seraient choisis parmi les hommes mûris par l’âge et l’expérience, jamais du fait leur profession, toutes égales en dignité dans ce pays. Le communisme, tel qu’il fut imaginé par Cabet entre 1835 et 1838, tel qu’il séduisit les ouvriers après son retour en France en 1839, était avant tout un projet démocratique. Dans l’Icarie rêvée, la communauté des biens, proposition d’Icar, ne fut adoptée par les Icariens qu’après la conquête de leurs droits politiques. Le Peuple, absolument souverain, déterminerait seul l’organisation sociale qui lui conviendrait le mieux. Prudent et généreux, comme celui de Paris en 1830, soucieux de pas provoquer la rupture avec les classes riches qui avaient collaboré à la chute de l’Ancien Régime, le peuple d’Icarie avait voté un plan de transition de cinquante ans avant la réalisation complète de la communauté.

En écrivant le Voyage en Icarie, Cabet devenait communiste ; mais, dans son esprit du moins, il ne cessait pas d’être républicain. Son projet était de faire vivre le communisme en France comme une composante essentielle du parti démocratique, et d’apporter son renfort aux tendances pacifistes et philanthropiques de ce dernier. En 1838, il fit discrètement imprimer quelques exemplaires de son ouvrage qu’il adressa à ceux qu’il croyait encore ses amis. Les réponses qu’il reçut furent immédiatement hostiles. Les lettres que lui adressèrent Pagnerre, Lamennais, ou Arago, peuvent être considérées comme les premiers écrits relevant de ce qui devint plus tard l’anticommunisme.

Lorsque Cabet rentra à Paris en mai 1839, la police crut un moment pouvoir l’impliquer dans l’affaire de Blanqui et Barbès. Il tenta, sans succès, d’obtenir l’autorisation d’ouvrir un « Cours public d’histoire universelle considérée dans ses rapports avec la législation et la philosophie ». Il tenta encore d’obtenir de Laffitte un prêt d’argent, mais ce dernier le lui refusa... Il s’occupa de la publication chez Pagnerre, devenu éditeur, de son Histoire populaire de la Révolution française et, beaucoup plus discrètement, de celle du Voyage en Icarie chez Hippolyte Souverain. L’ouvrage, intitulé Voyage et aventures de Lord William Carisdall en Icarie, de Francis Adams, traduit de l’anglais par Th. Dufruit, maître de langues, parut à partir du début de l’année 1840 sous la protection d’un pseudonyme. Il ne fut diffusé que très lentement, à partir de mai 1840, uniquement dans les premiers milieux à se déclarer communistes : ce fut Théodore Dézamy qui s’en chargea. Dans la mesure où Cabet ambitionnait de retrouver une place influente au sein du parti républicain, il devait se montrer prudent. Le 1er juillet 1840, il refusa d’assister au banquet de Belleville, organisé par Jean-Jacques Pillot et Théodore Dézamy, qui lui en avaient proposé la présidence. Ce fut la première manifestation en France où l’on se réclama ouvertement du communisme, c’est-à-dire en rupture avec le réformisme. Par ailleurs, Arago et Lamennais tenaient toujours Cabet à l’écart du mouvement de la Réforme. Isolé et impuissant, ce dernier assista au milieu de l’année 1840, à la disjonction des deux idées qu’il rêvait de concilier. Il ne déclara son parti d’être communiste qu’en octobre 1840. L’ouvrier Darmès, communiste égalitaire, venait de tirer sur Louis-Philippe ; Jean-Jacques Pillot venait d’être jeté en prison pour instigation de coalitions et provocation à la grève. La doctrine du communisme était menacée de passer pour celle de la subversion. Il publia dans ce contexte deux brochures qui ne pouvaient plus laisser aucun doute sur ses convictions, Comment je suis Communiste et Mon Credo communiste. Il annonça, à la fin de 1840, qu’il voulait relancer le Populaire (ce journal avait cessé de paraître depuis 1835). Des adresses circulaient dans Paris parmi les « patriotes avancés », lui promettant des centaines d’abonnés. Le premier numéro fut publié le 14 mars 1841 ; il portait en sous-titre « Journal de réorganisation sociale ». Il était accompagné d’un prospectus où Cabet expliquait la continuité entre ce qui avait été son ancienne action républicaine et ses nouvelles idées communistes : « Le Populaire sera Démocrate, Réformiste, Socialiste et plus spécialement Communiste. Il défendra la Communauté, mais en demandant son établissement par l’opinion publique et avec un régime transitoire et préparatoire. La justice, la morale, la tolérance, la fraternité, seront ses guides philosophiques. » L’objectif était de convaincre l’opinion publique que les Communistes n’entendaient imposer leurs idées que progressivement, par la discussion et non par la violence, par des lois qui seraient celles de la plus pure démocratie et non celle des sociétés secrètes. Son initiative n’inspira qu’une indifférence générale, sauf dans quelques milieux ouvriers. Dans ces milieux disposés à l’écouter, il dut affronter des initiatives concurrentes, celle de Richard Lahautière, rédacteur en chef du journal la Fraternité, à partir de mai 1841, ou encore celle des ouvriers lyonnais qui lancèrent, à partir de juillet, un troisième journal communiste, le Travail. Cabet dénonça ces publications, la dispersion qu’elles provoquaient des faibles moyens de la propagande communiste. Il lança l’anathème, plus violemment encore, contre les journalistes de l’Humanitaire (G. Charavay) qui revendiquaient un communisme matérialiste, proposaient l’abandon de la famille traditionnelle, et surtout tentaient d’infiltrer les premiers groupes convertis au communisme du Voyage en Icarie. Il attaqua avec une violence inouïe trois ouvrages que venait de faire paraître l’abbé Constant. Polémiquant avec Lahautière, surpris de tant d’acrimonie contre un homme que ses idées communistes avaient conduit en prison, Cabet écrivait : « Que d’incroyables misères ! Mais, ce qui est plus incroyable encore, le spiritualiste, mystique, métaphysique rédacteur de la Fraternité, qui parle sans cesse de Dieu, de foi, d’amour, adopte comme siennes les doctrines de l’abbé Constant qui prêche le meurtre, l’incendie, la spoliation (...). » Il commençait ainsi à manifester de fortes et durables prétentions hégémoniques sur l’ensemble du mouvement communiste. Il entendait enfermer tous ceux qui s’en réclamaient dans une action strictement légale et pacifique, contrôlée par lui seul. Ses préventions contre les sociétés secrètes, contre l’action violente, n’étaient pas feintes. Ses mots pour flétrir l’attentat de Quénisset contre le duc d’Aumale, en septembre 1841, furent très durs : « Les témoins qui le connaissent déclarent que Quénisset est un mauvais sujet, ivrogne, querelleur, sombre », « qu’il maltraitait de coups sa femme (...) qu’il était méchant, craint de ses camarades. » La conception du communisme qu’il tentait d’imposer était une théorie qu’il voulait rassurante, une théorie de collaboration entre les classes, une doctrine tendant à recréer l’union fraternelle entre les ouvriers et la bourgeoisie. En septembre 1841, il publia Ma ligne droite ou le Vrai chemin du salut pour le peuple. L’ouvrage était un manifeste, et il fut effectivement perçu comme tel. Une Adresse de vingt ouvriers communistes à leurs frères circula dans Paris appelant à se rallier au point de vue défendu par Cabet dans cet ouvrage. Les signataires du texte (rédigé par le tailleur d’habits Firmin Favard, plus tard devenu son gendre) soutenaient qu’il appartenait au prolétariat, en s’instruisant et en se moralisant, de gagner la sympathie des bourgeois. Il fallait conquérir par la loi, non par le déchaînement d’une force brutale, le suffrage universel. Convaincre l’opinion publique (la bourgeoisie) que les travailleurs méritaient la reconnaissance de leurs droits de citoyens était le seul moyen d’éviter qu’une oppression n’en remplace une autre. L’adresse, qui recueillit environ 1500 signatures, fut l’un des actes fondateurs d’un parti communiste spécifiquement cabétiste. En signant ce texte, en déclarant ne vouloir suivre que cette « ligne », on renonçait à l’unité avec les autres tendances du communisme. C’est sans doute ce qui détermina, au début de 1842, la rupture entre Cabet et Théodore Dézamy, son plus proche collaborateur jusque-là. Dézamy soutint, dans un ouvrage qu’il fit paraître à cette date, son Code de la Communauté, que c’était à la bourgeoisie de se faire peuple, et non au peuple de se faire bourgeois. Une très vive polémique s’engagea, on s’insulta. Dézamy décrivit ainsi ce qui le séparait de Cabet : « C’est une erreur capitale de croire que le concours de la bourgeoisie soit indispensable au triomphe de la Communauté. »

Le 27 septembre 1842, les actionnaires du Populaire furent convoqués aux bureaux du journal. Cabet leur demanda sous quel nom il fallait désormais désigner leurs doctrines pour que l’opinion publique distingue leur propagande de celle des néo-babouvistes. L’assemblée vota qu’elle conservait le nom du Communisme, mais qu’il serait désormais appelé « icarien ». Il fut précisé que n’étaient pas adoptés tous les détails de la communauté d’Icarie, seulement ses principes généraux, à savoir « la conservation du mariage et de la famille, la répulsion de la violence et des sociétés secrètes. »

Ce que fut, à partir de là, l’importance du communisme icarien en France, entre 1843 et 1846, est assez difficile à apprécier exactement. La diffusion d’une idée, son influence sur des ouvriers qui écrivaient peu, est une affaire complexe ; les mesurer précisément est impossible. Les seules indications disponibles sont les tirages et les finances de son journal. Il en rendait régulièrement compte à ses disciples pour stimuler l’ardeur de leur prosélytisme. Les tirages, d’abord, étaient de 1500 exemplaires par numéro en février 1842. Ils n’atteignirent 2000 qu’à la fin de 1844. La progression des ventes du Populaire fut très lente. En mars 1845, il fut tiré à 2500, puis à 3000 exemplaires au mois de novembre de la même année. En 1846, le tirage du Populaire put s’établir ordinairement à 4000 exemplaires par numéro. À ce moment-là seulement, les recettes de la vente par abonnements équilibrèrent les dépenses engagées pour la publication du journal. Jusqu’à cette date, les actionnaires avaient dû compenser les pertes.

Quand il lança le journal, en mars 1841, Cabet créa une société en commandite par actions. Il prévoyait de réunir un capital de trente mille francs. En 1844, mille trois cents coupons valant chacun 10 F étaient placés, soit un capital effectif n’atteignant pas la moitié de l’objectif initial. En 1845, le capital de la société doubla grâce à de nouvelles souscriptions. L’ambition de Cabet devint la publication d’un journal hebdomadaire à Paris, ce qui supposait de verser, et donc de réunir, un cautionnement de 50 000 F ; or, il en était encore loin. Du moins, à partir de 1846, l’existence du Populaire mensuel était-elle assurée.

De ces chiffres, il ressort surtout que le mouvement communiste icarien connut bien des difficultés pour se développer jusqu’en 1845. Il faut aussi noter que Cabet était parvenu à recruter des prosélytes assez opiniâtres pour le suivre pendant toutes ces années. L’organisation du mouvement icarien qu’il parvint à mettre en place à partir de 1841, surtout à partir de 1842, fut de ce point de vue remarquable. Ce fut sans doute sa plus grande réussite depuis sa conversion au communisme. À Paris, d’abord, il était entouré par un premier cercle de disciples composé d’une douzaine d’ouvriers. À force d’action, de responsabilités, à ses côtés, ils avaient acquis un niveau d’instruction et de moralité très supérieur à celui généralement reconnu aux hommes de leur classe. Partout où ils allaient, ils inspiraient un profond respect à ceux qui les rencontraient. Martin Nadaud allait devenir le plus célèbre d’entre-eux. Firmin Favard, jusqu’à son décès en 1847, fut sans doute le plus efficace des hommes jamais recrutés par Cabet pour promouvoir ses idées. À un degré à peine moindre, il pouvait encore compter sur un deuxième groupe de disciples totalement dévoués à sa cause. Ils étaient une vingtaine à collecter des fonds quand il lançait une souscription, toujours présents pour assurer le service d’ordre dans les réunions qu’il organisait. Les actionnaires et les abonnés parisiens du Populaire formaient un troisième cercle de militants autour de Cabet. Ils étaient environ un millier, la plupart ouvriers. C’était à eux qu’il revenait, quand ils étaient réunis en assemblées générales, de voter toutes les décisions importantes concernant le mouvement.

Ceux qui n’entouraient pas le chef des Icariens à Paris, entouraient ses correspondants dans les départements. En janvier 1848, chargé de saisir et de dépouiller les papiers que Cabet conservait depuis 1841, Gabriel Delessert parla d’une activité « pour ainsi dire fabuleuse ». Il recensa trois cents correspondants qu’il considérait comme ses « principaux agents de propagande ». Ils furent sans doute moins nombreux, mais le fait est que Cabet était parvenu, grâce à eux, à faire diffuser ses théories communistes dans pratiquement tous les départements français. Il recrutait ses correspondants indifféremment dans toutes les classes de la société. Certains, parmi les plus influents du réseau, étaient de véritables ouvriers. De leur personnalité, de leurs qualités, nécessairement variables, dépendaient le nombre, la motivation, la position sociale, de ceux qui adhéraient au communisme icarien.

À Toulouse par exemple, le correspondant en titre était Adolphe Gouhennant, un artiste peintre, facilement porté à la plus extravagante exaltation (voir ce nom). Restaurateur de tableaux, il était à ce titre amené à effectuer de nombreux déplacements dans tout le Midi de la France. Il fut arrêté en janvier 1843, et la police enquêta alors sur le réseau de ses relations. Elle en découvrit les multiples ramifications, des liens reliant entre elles la plupart des villes de quelque importance entre Montpellier et Bordeaux. Dans ces villes, Gouhennant était surtout en contact avec les milieux de la petite bourgeoisie, avec ceux que fascinaient les théories nouvelles importées de Paris. Peu d’ouvriers entouraient Gouhennant à Toulouse, et ceux qu’il avait recrutés étaient chargés de tâches subalternes.

À Lyon, la ville la plus icarienne de France après Paris, la situation était très différente. Dans cette ville, les correspondants de Cabet et ceux qui adhéraient à son mouvement étaient presque tous des ouvriers. Les travailleurs de Lyon discutaient les théories socialistes ou communistes dans des assemblées qu’ils avaient coutume de tenir entre eux, dans les ateliers l’hiver, dans les prés ou les bois autour de la ville l’été. Tous les participants n’adhéraient pas aux doctrines icariennes, mais il s’en trouvait toujours pour les défendre : les témoignages de Joseph Benoit ou de Flora Tristan, confrontés tous deux à la forte influence des Icariens dans ces réunions, l’attestent. Les ouvriers lyonnais ne se contentaient pas de s’instruire sur les moyens d’améliorer leur sort en lisant et en discutant les ouvrages de Cabet. Ils savaient aussi utiliser le réseau de ses disciples pour des actions qui n’avaient rien d’utopiques. En 1844, par exemple, alors que les mineurs du bassin de Rive-de-Gier étaient en grève, les ouvriers lyonnais purent leur faire parvenir une aide financière substantielle qui transita par les abonnés au Populaire de Givors. Les Icariens de Givors leur inspiraient confiance, car ils étaient les seuls à pouvoir établir des contacts sérieux avec les mineurs de Rive-de-Gier. Le réseau des disciples de Cabet était le seul disponible pouvant être instrumentalisé pour manifester une solidarité entre travailleurs.

Le Communisme icarien était encore solidement implanté à Nantes, à Vienne, à Rouen, à Périgueux et à Toulon, pour ne citer que les cinq premières villes icariennes après Paris, Lyon et Toulouse. Là, comme à Paris, beaucoup de ceux qui manifestaient leur adhésion au communisme icarien en s’abonnant au Populaire, en signant ou faisant signer les pétitions ou adresses icariennes, en collectant des fonds pour les souscriptions lancées par Cabet, étaient des ouvriers. Pour ce qui est de l’objectif de gagner leur confiance pour les initier aux questions sociales et politiques, de les « instruire » et les « moraliser » selon ses propres mots, Cabet remporta un succès significatif. Par contre, pour ce qui est du projet politique de provoquer la sympathie de la bourgeoisie réformiste pour ces ouvriers communistes icariens, il échoua complètement. Les milieux réformistes furent ses premiers adversaires, et il peut même être admis qu’ils furent aussi les plus déterminés tout au long des années 1840.

À la fin de 1845, Cabet tenta d’amener les rédacteurs du journal la Réforme à discuter ses doctrines, au moins à polémiquer. Ce fut en vain. Tout comme le National, ce journal refusait d’évoquer ne fût-ce que l’existence du communisme icarien par crainte d’en assurer la promotion. Il fallait l’ignorer. L’arme choisie était celle du silence. Cabet interrogea oralement les rédacteurs de la Réforme, ses voisins rue Jean-Jacques Rousseau à Paris, sur ce qui pouvait motiver une pareille attitude. Il en obtint deux réponses, en apparence contradictoires. D’une part, on lui reprochait d’être communiste, et les rédacteurs de la Réforme craignaient, lui dirent-ils, d’effrayer leurs lecteurs en paraissant soutenir cette doctrine ; d’autre part, on lui reprochait d’endormir les ouvriers avec son utopie icarienne, de les soustraire au mouvement politique réel. Il est certain aussi que ses interlocuteurs craignaient que les autorités ne cherchent à jouer sur la peur des communistes, facile à entretenir dans les milieux susceptibles de soutenir encore le régime, pour discréditer le mouvement réformiste, si le moindre lien pouvait être établi entre les deux. L’idée que le communisme était l’aboutissement inévitable du réformisme avait été clairement énoncée par les autorités dès le procès Quénisset en 1841. En contrepartie, s’ils firent l’objet d’une attentive surveillance de la part des pouvoirs publics, Cabet et ses disciples ne furent guère empêchés par eux de développer leur propagande, au moins jusqu’en 1847. En dernière analyse, cette propagande servait le pouvoir. Suspects de favoriser le maintien du régime aux yeux des républicains, adversaires déclarés des néo-babouvistes, les communistes icariens furent finalement complètement isolés. Cet isolement provoqua une dérive progressive de leur mouvement.

En avril 1846, Cabet fit paraître son Vrai Christianisme suivant Jésus-Christ. Avec le Voyage en Icarie et l’Histoire populaire de la Révolution française, l’ouvrage fut présenté comme l’une des principales contributions théoriques au communisme icarien. Cabet y comparait son action à celle de Jésus-Christ : comme lui il s’adressait aux prolétaires, comme lui, il leur promettait le bonheur sur la Terre, il leur prêchait la fraternité, il préconisait la propagande légale et pacifique pour faire triompher ses idées. Il fit ce que firent pratiquement tous les réformateurs sociaux après Saint-Simon : il montra la conformité de ses doctrines au message chrétien dans sa pureté primitive. Avant 1848, c’était là un argument qui pouvait convaincre. Le délire religieux apparent, le ton messianique adopté indiquaient la générosité des idées et de l’engagement. Ils témoignaient d’une foi intense, sincère et puissante, et ils avaient alors un sens qui fut par la suite oublié ou mal compris. Gabriel Delessert considéra quant à lui cet ouvrage comme l’un des plus subversifs publiés à Paris en 1846. La publication du Vrai Christianisme ne marquait pas encore vraiment une rupture avec le réel, avec l’époque. La pratique des communistes icariens, dans leur dévotion au « Père Cabet », relevait bien, par contre, d’une dérive sectaire, qui fut très rapide après la parution de l’ouvrage.

À partir de la fin de 1846, et plus encore en 1847, le thème dominant des articles et des lettres publiés dans le Populaire devint celui des persécutions. Les Communistes se posèrent, sous l’impulsion de Cabet, en martyrs persécutés par les prêtres, par les riches, par les patrons, par les paysans, par les journaux, par les démocrates, par le pouvoir et finalement par toutes les composantes de la société française. La haine du communisme était générale, déplorait-on. Cabet en tira les conséquences. Il renonça apparemment au combat de sa vie, l’avènement de la démocratie en France. Il appela ses disciples à fuir avec lui le pays où on les persécutait. Le 9 mai 1847, il lança l’appel à l’Exode. Sur la dernière page de son journal, il s’écria « Allons en Icarie ! » Il bascula, un moment du moins, dans la pure utopie, précipitamment. Il n’avait à cette date absolument rien préparé pour rendre possible le mouvement de population auquel, subitement, il appelait. Quelques jours plus tôt, des communistes icariens accusés d’avoir participé aux violentes émeutes frumentaires qui avaient terrorisé la ville de Tours en novembre 1846, avaient été condamnés par le tribunal de Blois ; ils avaient été reconnus coupables de de s’être affiliés à une société secrète, Les Fils du diable, une simple goguette en fait, mais manipulée par les militants révolutionnaires liés à Blanqui. Ces Icariens avaient échappé au contrôle du docteur Desmoulins, celui de tous ses correspondants en province en qui Cabet avait le plus confiance ; leur ville de surcroît pouvait passer pour l’une des plus tranquilles du royaume. Certainement, Cabet fut-il saisi par la crainte de ne pouvoir indéfiniment contenir l’impatience de ceux qui se réclamaient de son communisme, sans doute imagina-t-il ce qui se passerait pour le communisme icarien si de tels événements survenaient dans une ville comme Lyon, par exemple.

Quelles qu’en fussent les motivations, l’appel était lancé, et Cabet n’était pas homme à se raviser. L’enthousiasme de la plupart de ses disciples fut délirant ; on pleura beaucoup, de joie bien entendu. Les abonnements au Populaire se multiplièrent et les tirages dépassèrent les 5000 exemplaires par numéro dès la fin du mois de décembre 1847. La progression était d’autant plus spectaculaire que, publié à Rouen depuis le mois d’avril, le journal était enfin devenu hebdomadaire. L’argent pour financer la société en commandite par actions afflua comme jamais auparavant. Le 13 février 1848, Cabet annonça à ses lecteurs qu’il avait enfin réuni la somme de 50 000 F, et, qu’avant la fin du mois, son journal pourrait de nouveau être publié à Paris.

Une intense « propagande d’argent » fut organisée pour préparer les premiers départs en Icarie. Les premières précisions furent données à partir du 23 mai 1847 : « Nous fixerons un minimum d’apport social, soit afin de former une caisse commune, soit afin d’être plus sûrs que les partants ont le dévouement nécessaire ; et ce minimum d’apport social sera peut-être dans le commencement de 600 F en argent ou en valeur. » Pour beaucoup d’Icariens, le rêve s’arrêtait là. À partir de cette date, les lettres d’adhésion au projet du départ mentionnèrent le montant de l’apport que chacun pourrait verser pour partir en Icarie. L’essentiel de l’activité militante des Icariens fut orienté vers cette question de l’argent à collecter. En octobre, Cabet leur écrivait : « Pendant des années encore, notre caisse sociale ne pourra jamais être assez remplie d’argent. Hâtons-nous donc tous, Icariens, d’y déposer notre argent, et le plus d’argent que nous pourrons. » Son appel fut entendu : à chaque réunion ou banquet organisés à cet effet, les Icariens déposaient argent, chaussure, livres, argenterie, les Icariennes se défaisaient de leurs bijoux. Pour Cabet, cela était tout simplement « prodigieux » : « Cela démontre plus que tout autre chose, écrivait-il, l’excellence de notre doctrine, ses progrès et ses nombreuses chances de succès. »

Cabet rendit public le 19 septembre 1847, toujours dans le Populaire, un « Contrat social », véritable constitution pour sa future république. Il s’y déclarait gérant unique de la communauté pour dix ans. C’était là une curieuse manière de fonder une démocratie, lui objecta-t-on. Il s’ensuivit une discussion dans les milieux icariens. Il répondit en publiant des lettres d’adhésion, celle, par exemple, des communistes de Choisy-le-Roy, qui lui écrivirent, après en avoir « médité profondément », « qu’il est bien vrai qu’un homme qui a entre les mains toutes les forces matérielles et intellectuelles d’une nation peut en abuser et en abuse ; mais nous avons reconnu, ajoutaient-ils, que ces objections ne sont applicables qu’aux vieilles sociétés et que dans une nation établie sur les plus purs principes de la Démocratie, où chaque citoyen jouira également de ses droits, où tous seront électeurs et éligibles, le despotisme d’un tyran n’est nullement à craindre, attendu que s’il voulait gouverner contrairement aux vœux de la nation, la nation l’aurait bientôt dépossédé, comme elle le déposséderait en cas de folie. »

En décembre 1847, un juge d’instruction de Saint-Quentin, dans l’Aisne, commença à instruire une plainte déposée contre les Icariens de sa ville. Le 5 janvier 1848, Cabet fut arrêté à son domicile à Paris. Ses registres de comptabilité, toute sa correspondance furent saisis. La constitution de société secrète ne pouvant être démontrée, il fut finalement accusé d’escroquerie. Le soutien de la presse d’opposition fut unanime. Le National, la Réforme, la Démocratie pacifique, l’Atelier, presque tous ceux dont il attendait la reconnaissance depuis sept ans au moins dénonçaient dans les poursuites engagées contre lui une attaque contre la liberté de la presse dans son ensemble. Pendant ce temps, le départ de la première Avant-garde chargée d’aller fonder Icarie s’organisait. Ce n’est qu’à ce moment-là, en janvier 1848, que les Icariens surent que le lieu choisi se situait au Texas.

Les candidats admis à partir les premiers furent recrutés à partir du mois de novembre 1847 par un comité élu à cet effet. Ils furent finalement soixante-neuf à former la première Avant-garde. Aucune femme n’en faisait partie. Le 29 janvier, à onze heures du soir, les soixante-neuf quittèrent Paris par le chemin de fer du Havre. Une foule les attendait à la gare, les acclama, les embrassa. Le train arriva au Havre le dimanche 30 janvier, à 6 heures du matin. Vers 3 heures l’après midi, tous en uniforme, tunique de velours noir et chapeau en feutre gris, ils marchèrent en silence et en rangs par deux vers Ingouville, où un grand banquet d’adieu fut donné en leur honneur. À la fin du repas, le docteur Leclerc lut une adresse de remerciement à Cabet au nom de toute l’Avant-garde. Après toute une série de compliments au « cher et vénéré Père », au « fidèle et sincère propagateur de la doctrine du Christ », le médecin concluait : « Voilà pourquoi notre reconnaissance se manifestera dans une vie consacrée tout entière à une tentative qui est la première phase du bonheur de l’Humanité : c’est à notre dévouement à l’œuvre que vous jugerez la force de notre gratitude. » Dans le nuit du 1er au 2 février, les partants furent réunis autour d’une table. Il était deux heures du matin. Cabet fit jurer par tous les présents une série de quinze engagements parmi lesquels ceux-ci : « Êtes-vous résolus à supporter toutes les fatigues et toutes les privations, à braver tous les dangers dans l’intérêt général et commun ? Avec enthousiasme, oui, oui, oui ! lui répond-t-on. (...) Consentez vous à ce que celui qui abandonnerait ses frères pour n’écouter que son intérêt personnel et égoïste pût être publiquement flétri comme un déserteur et un traître ? Oui, oui ! lui répond-t-on encore. » Tous signèrent le document. Cabet était bouleversé. La même nuit, il nomma un délégué, Adolphe Gouhennant, et un conseil de cinq membres pour encadrer l’expédition. « Enfin, le jeudi 3 février à 9 heures du matin, écrivit-il, s’est accompli l’un des plus grands actes du genre humain : l’avant-garde, partant sur le Rome a quitté le Havre pour entrer sur l’Océan et voguer vers Icarie. »

Février 1848 marqua le début d’une période nouvelle dans la vie de Cabet à un double titre. D’une part son communisme icarien allait être confronté à l’expérimentation outre-Atlantique. D’autre part, ses convictions démocratiques furent confrontées à l’expérience de la Deuxième République. À partir de là, il voulut être, à la fois républicain socialiste en France et expérimentateur social en Amérique.

Cabet n’avait pas du tout senti venir la Révolution des 22, 23 et 24 février 1848. Il n’avait rien fait pour la favoriser. Mais, finalement, telle qu’elle se présentait, elle lui semblait plutôt constituer une « divine surprise » : « C’est bien autre chose que 1830 ! C’est prodigieux, merveilleux, miraculeux !... » écrivait-il dans son journal le 27 février. Le 25, deux jours plus tôt, il s’était engagé. Ce jour-là, il avait fait afficher une proclamation sur les murs de Paris : « Aux travailleurs nos frères ». S’adressant aux ouvriers communistes de Paris, il les appelait à soutenir résolument le Gouvernement provisoire mis en place la veille ; il les appelait, en même temps, à ne réclamer aucune application immédiate de leurs doctrines. La République et la Fraternité étaient à l’ordre du jour, le Communisme ne l’était pas. Il lançait, une fois de plus, un appel à la modération et à la conciliation. Il ne recommandait pourtant pas aux ouvriers de rendre les armes. Leurs droits et leurs intérêts seraient mieux respectés, d’après lui, s’ils savaient rester armés et groupés. Il n’était pas seulement un utopiste. Le 28 février, se posant en tribun populaire, il ouvrit un club, la Société fraternelle centrale. Chaque soir ou presque, cinq ou six mille personnes se pressaient pour l’écouter, de 8 à 10 heures, rue Saint-Honoré. On y votait à main levée sur ses propositions et sur les décisions du Gouvernement provisoire. Le 6 mars, il annonça à ses auditeurs les cinq points selon lui les plus essentiels du moment : il fallait d’abord élargir le recrutement de la garde nationale aux classes populaires ; lever toutes les entraves à la liberté de la presse ; faire reconnaître un droit d’association et de réunion illimité ; il fit ensuite approuver la nouvelle loi électorale établissant le suffrage universel ; et en fin de réunion, il s’excusa de n’avoir plus le temps d’évoquer la question du travail. Quand la séance fut levée, comme tous les soirs, on cria « Vive Cabet ! »

Cabet ne comprenait pas bien la décision du Gouvernement d’appeler la troupe pour assurer le maintien de l’ordre dans Paris. Les premières échéances électorales approchaient. Les dates retenues pour les élections au sein de la garde nationale, les 18, 19 et 20 mars, celles des élections générales prévues le 9 avril, lui paraissaient trop proches. Selon lui, le parti démocratique n’était pas prêt. Le 13 mars, il lança un appel à manifester pour demander le report des élections et le retrait des troupes de Paris. Le 16 mars, les compagnies d’élite de la garde nationale défilèrent dans Paris pour protester contre leur dissolution. On cria, pour la première fois depuis le 25 février, « À mort les Communistes ! » La manifestation du parti populaire fut organisée le lendemain, le 17 mars, en partie pour demander le report des élections, en partie pour répondre à la provocation réactionnaire. Cabet faisait partie des principaux organisateurs. Cent mille ouvriers et clubistes défilèrent en bon ordre dans les rues de Paris. Cinquante délégués furent reçus à l’Hôtel de Ville ; il était parmi eux. Les membres du Gouvernement refusèrent de céder à la pression de la rue. Cabet obtint de Blanqui que l’on se contentât de leur promesse que les questions posées seraient examinées. Le lendemain, les manifestants apprirent que les élections étaient reportées de deux semaines, alors qu’ils avaient réclamé un report d’au moins deux mois. C’était un échec.

Cabet n’avait évidemment plus du tout le temps de s’occuper de l’émigration. Le 6 avril, il crut devoir s’en expliquer : « Si le salut de la Révolution était assuré, nous ne nous occuperions plus que du départ pour Icarie, et nous partirions ou serions prêts à partir en grand nombre ; mais malheureusement tel n’est pas l’état des choses. » Beaucoup d’Icariens ne pouvaient plus, ou ne voulaient plus partir, et réclamaient les sommes qu’ils avaient déjà versées.

Depuis la fin du mois de mars, la situation politique de Cabet devenait pourtant de plus en plus critique. Les partis préparaient les élections générales d’avril sans lui. L’anticommunisme se développait. Au milieu du mois d’avril, tout se dégrada. Le dimanche 16, les ouvriers des ateliers nationaux et les délégués des corporations ouvrières voulurent, une fois de plus, manifester leur soutien au gouvernement, le remercier pour sa bienveillance à leur égard. La rumeur circula dans Paris que les chefs communistes entendaient profiter de l’occasion pour renverser le gouvernement et installer à sa place un comité de Salut public. Les tambours battirent le rappel, surtout dans les quartiers riches. Les légions de la garde nationale accoururent. Les ouvriers furent encerclés sur le quai du Louvre, on leur cria « À bas les Communistes ! » Plusieurs dizaines de milliers de gardes nationaux les entourèrent en hurlant « À bas Blanqui ! À bas Louis Blanc ! À l’eau les Communistes ! » La manifestation des ouvriers terminée, la chasse aux communistes fut ouverte, pour toute la nuit. Des bourgeois, des étudiants, des boutiquiers, des enfants des rues criaient partout « À bas les Communistes ! À la lanterne les Cabétistes ! Mort à Cabet ! » Un cercueil fut exhibé devant son domicile. Terrorisé, il se cacha. Ces manifestations durèrent jusqu’au 20 avril, jour de la fête de la Fraternité...

Le 23 avril, Cabet fut largement battu aux élections. Il réunit à peine 20 000 voix sur son nom ; c’était très peu, moins de la moitié des voix obtenues par Pierre Leroux ou Raspail, pourtant battus eux aussi. Il avait été exclu de toutes les listes électorales, de celle de la Réforme comme de celle des délégués des corporations ouvrières au Luxembourg... Seul Blanqui avait fait l’objet d’un ostracisme comparable. Isolé et déçu, Cabet relança l’émigration. Le 27 avril, il annonça qu’une deuxième Avant-garde allait bientôt partir pour rejoindre la première. Le 30 avril, une assemblée générale des actionnaires du Populaire fut réunie et décida qu’on s’occuperait désormais activement des Grands départ prévus en septembre et octobre.

Au début du mois de juin, l’espoir de pouvoir encore jouer un rôle politique pouvait renaître, faiblement. Des élections complémentaires étaient prévues pour le 4. Les délégués du Luxembourg et les ouvriers des ateliers nationaux parvinrent à s’entendre pour adopter et soutenir une liste commune. Le nom de Cabet, cette fois, fut choisi, avec ceux de Proudhon, Pierre Leroux, Raspail et Thoré. Il obtint soixante-huit mille voix. Ce n’était pas assez pour être élu, mais c’était le début d’une reconnaissance par ceux dont il se sentait le plus proche.

Pendant les événements des 23, 24, 25 et 26 juin 1848, recherché par la police et les tribunaux militaires, Cabet se cacha. Il ne reparut qu’au début du mois de juillet. Dans le premier numéro du Populaire publié après la catastrophe, le 9 juillet, il dressa un réquisitoire contre tous ceux qui avaient détenu le pouvoir depuis février, il les accusait d’avoir acculé les ouvriers au désespoir. Pour les insurgés vaincus, il réclamait l’amnistie. Il demanda aux ouvriers de ne pas céder au désespoir. Selon lui, le Socialisme pouvait encore devenir le « salut commun ». Il reprit à son compte le mot d’ordre des insurgés de juin, « Vive la République démocratique et sociale ! »

Il n’en demeurait pas moins que la situation des Icariens en France continuait à se détériorer. Les premières lettres envoyées par les membres de la première Avant-garde arrivèrent à Paris au milieu du mois de mai. Elles furent aussitôt publiées dans le Populaire. Ce qu’elles décrivaient contrastait avec ce que vivaient les lecteurs du journal. De lettre en lettre, plus Gouhennant et ses compagnons avançaient de la Nouvelle-Orléans vers le Cross Timbers, là où était prévue l’implantation de la colonie dans le nord du Texas, plus belle était l’Amérique, plus belle était Icarie. Ils étaient arrivés à la Nouvelle-Orléans à la fin du mois de mars. Le 27, vers midi, encore à bord du Rome, ils avaient entendu les canons de la ville saluer l’avènement de la République en France. Ils s’étaient embarqués pour Shreveport sur la Rivière Rouge dès le 1er avril, y arrivant quatre jours plus tard. La première lettre parvenue à Paris, écrite du Cross Timbers, était datée du 10 mai 1848 ; un premier détachement de neuf Icariens venait d’atteindre l’objectif. Le 20 mai, Gouhennant, le seul à se déplacer à cheval, était revenu en arrière. Il écrivit à Cabet et sa lettre fut publiée le 11 juillet : « Oh ! si vous voyiez Icarie !... C’est un Eden. (...) Nous sommes au comble de nos vœux ; toutes les descriptions d’Icarie sont faibles, nos espérances sont dépassées. (...) Je viens de parcourir à cheval pendant quinze jours toutes les parties de nos possessions, je n’ai rien vu d’effrayant, je n’ai vu que du merveilleux. » Cette missive de Gouhennant fut la dernière lettre aussi résolument optimiste publiée dans le Populaire. À partir du numéro suivant, paru le 23 juillet, le ton commença à changer, quand commença aussi à changer la situation politique de Cabet en France. Il devint peu à peu perceptible dans le Populaire, entre la fin du mois de juillet et le début du mois de novembre, que les Icariens de la première Avant-garde connaissaient en fait de graves difficultés en Amérique. Le 12 août, une commission de cinq membres dirigée par Caudron quitta le Havre pour New-York. Elle était chargée de porter aux membres des deux Avant-gardes 25 000 F de secours en argent.

Les difficultés avouées en Amérique allaient croissant, alors que la situation pouvait paraître moins désespérée en France. De nombreux socialistes commençaient à comprendre, après les événements de juin, à quelles défaites les exposaient leurs divisions. Des élections complémentaires étant prévues pour le 17 septembre, avec celles de Thoré et Raspail, la candidature de Cabet fut cette fois soutenue par les associations démocratiques et les délégués des corporations ouvrières. Le 14 septembre, Cabet publia un programme électoral qu’il fit afficher sur les murs de Paris. Il n’y était plus question de Communisme ; ses mots d’ordre étaient les suivants : la garantie du travail pour tous, la diminution raisonnable de la durée du travail, le remboursement des dépôts dans les caisses d’épargnes, la suppression de l’impôt des 45 centimes, la liberté de réunion et d’association, la liberté de la presse, la reconnaissance du droit des femmes et l’amnistie pour les insurgés de Juin. Les informations en provenance d’Icarie qu’il publiait parallèlement étaient manifestement destinées à calmer les ardeurs et l’impatience des candidats aux futurs départs dont le recrutement avait commencé depuis le début du mois d’août. Le 17 septembre, il fut une nouvelle fois battu aux élections, mais de peu. Raspail fut élu. Les Icariens n’étaient plus isolés. Cabet pouvait croire qu’il avait une place à tenir dans le parti démocrate-socialiste naissant. Le 23 septembre, une troisième Avant-garde de vingt-trois hommes vigoureux n’en quitta pas moins le port du Havre pour tenter de sauver ce qui pouvait l’être encore en Icarie. Il devenait de plus en plus évident que l’aventure des premiers pionniers tournait au désastre.

Le 15 octobre, Cabet publia l’éditorial suivant dans le Populaire : « Que toutes les nuances du Socialisme se rallient, s’organisent, se disciplinent sous l’unique drapeau de cette République démocratique et sociale ; et quand même là ne serait pas la victoire électorale, là du moins ne manquera pas une autre victoire, celle d’une immense propagande qui formera l’opinion publique et préparera la défense contre toutes les agressions et tous les dangers. » Ce n’était pas vraiment un programme compatible avec l’idée de quitter la France. Cabet se mit à assister à tous les banquets organisés par l’union des démocrates socialistes, type de manifestation que jusque-là pourtant, il avait toujours réprouvé. Le 17 octobre, il était présent au banquet organisé à la barrière Poissonnière. Le 22 octobre, il présidait celui convoqué à la barrière des Capucines, auquel deux mille personnes participèrent. Il avait été désigné à la présidence à l’unanimité des membres de la commission chargée de l’organiser, parmi lesquels Greppo, Kersausie, Pierre Leroux, Proudhon et Victor Considerant. Le 16 novembre, au même endroit, salle Dourlans, il fut de nouveau élu président du banquet ; treize cents citoyens étant présents, et il proposa un toast « Au Socialisme et aux Femmes ».

Pendant que Cabet déployait cette intense activité politique, des centaines de familles vendaient tous leurs biens, expédiaient caisses et malles vers les magasins icariens. Le 17 octobre, ils furent cinquante-six hommes, femmes et enfants, sous la direction du miroitier Pépin de Périgueux (voir ce nom), à embarquer, tous en uniforme, sur le Cabot mouillé dans l’estuaire de la Gironde. Le 29 octobre, sous la direction du délégué Prudent (voir ce nom), quatre-vingt trois partants (trente-quatre hommes, trente femmes, dix-neuf enfants), portant eux aussi le costume icarien, quittèrent Paris pour le Havre, où ils embarquèrent le lendemain sur le Brunswick, en partance pour la Nouvelle-Orléans. Ils quittèrent le port au milieu des chants et des acclamations de ceux qui restaient à terre. Cabet, qui les accompagna en mer pendant quelques miles, promettait de les rejoindre avant la fin du mois. Les soixante-quatorze membres du deuxième Grand départ du Havre étaient déjà réunis à Paris, prêts à partir, sous la direction du délégué Witzig (voir ce nom). Ils furent les premiers informés du désastre vécu par les deux premières Avant-gardes au Texas. Leur départ fut pourtant maintenu. Ils embarquèrent, le 12 novembre, sur le Suzane-Howell. Le 28 novembre, cent quatorze personnes encore placées sous la direction du délégué Berthier (voir ce nom), embarquèrent sur le Pie IX pour aller attendre Cabet à la Nouvelle-Orléans. Le 18 décembre enfin, ils furent encore quarante-deux à embarquer sur le Hargrave.

Cabet quitta lui-même la France le 13 décembre 1848, pour se rendre à Liverpool, où il embarqua le 16 pour New-York. Près de cinq cents Icariens étaient partis avant lui pour l’Amérique. Les lettres de Gouhennant et Favard, par lesquelles on apprenait que leur tentative d’implantation au Texas avait complètement échoué, que plusieurs Icariens étaient morts, qu’un véritable sauve-qui-peut avait été décidé, ne furent publiées dans le Populaire que les 3 et 17 décembre. Outre une prétendue trahison de Gouhennant, Cabet avançait, pour expliquer leur échec, le manque de tempérance dans le travail, l’excès de leur zèle à vouloir être les premiers à fonder Icarie, et surtout la révolution de février et les événements de juin qui avaient, selon lui, empêché qu’on leur vînt en aide. En clair, il n’y était pour rien.

Les émigrants des premiers Grands départs débarquèrent à la Nouvelle-Orléans entre novembre 1848 et février 1849. Ils y rejoignirent les deux camps formés, avant leur arrivée, par les membres des deux premières Avant-gardes, du moins ceux qui étaient parvenus à se replier jusque-là, les dissidents ou « déserteurs » d’un côté, les « persévérants » de l’autre. Les persévérants décidèrent d’organiser une communauté provisoire, sous l’impulsion des membres de la troisième Avant-garde. Quelques jours après leur arrivée en novembre, ils avaient loué une maison pouvant loger jusqu’à deux cents personnes. Leur assemblée générale adopta un règlement instituant une Commission de gérance de cinq membres. Contre eux, les dissidents s’organisaient aussi. Le premier à lancer une attaque réellement dangereuse fut Dubuisson (voir ce nom), qui écrivit aux journaux américains. Julien Chambry et d’autres écrivirent directement en France. Ils accusaient Cabet de les avoir trompés sur la réalité de la communauté d’Icarie, et ils l’accusaient d’escroquerie. Leurs lettres furent reproduites par les journaux de la presse anticommuniste française.

Quand Cabet arriva à la Nouvelle-Orléans le 19 janvier, il convoqua aussitôt une réunion où tous les dissidents pouvaient se présenter. Il leur accorda la somme de 15 000 F pour rentrer en France. Les autres, un peu plus de la moitié des Icariens qui avaient émigré, étaient résolus à continuer. Ils étaient cent quarante-deux hommes, soixante-quatorze femmes, accompagnés de soixante-quatre enfants, à vouloir lui rester fidèles. Dès le mois de décembre, alors qu’ils étaient toujours sans nouvelles de lui, ils avaient décidé en assemblée générale de trouver un nouvel endroit pour fonder Icarie. Sans attendre de savoir ce qu’il pouvait en penser, un groupe dirigé par Witzig avait quitté la Louisiane avec pour mission d’explorer le Missouri, l’Arkansas et les environs de Saint-Louis. Cette commission découvrit le site de Nauvoo (Illinois), récemment abandonné par les Mormons. Dans une lettre qu’il écrivit aux Icariens de France, le 25 février 1849, Cabet annonça que c’était là, dans l’Illinois, à cinquante lieues au nord de Saint-Louis, qu’il avait décidé de transporter la communauté de ses disciples. Ils étaient enthousiastes, l’un d’eux, Gérard, écrivit : « Pour nous soldats les plus avancés du progrès, si, comme nous l’espérons, le succès couronne nos efforts, ne pourrons-nous pas nous en glorifier ? Oh ! oui, Icarie fondée sera notre gloire, le prix légitime de travaux, de peines, de souffrances morales et physiques, supportés avec une constance exemplaire. »

Les Icariens, conduits par Cabet, quittèrent la Nouvelle-Orléans pour Nauvoo où ils arrivèrent le 15 mars. « Nulle part l’air n’est plus pur et le climat plus salubre », s’écriait-il dans une lettre publiée en France en mai 1849 ; dans les deux semaines qui suivirent l’installation, vingt d’entre-eux furent emportés par le choléra.

Durant leur deux premières années d’établissement à Nauvoo, les Icariens furent confrontés à des difficultés extraordinaires. Il leur fallut une ténacité non moins extraordinaire pour ne pas renoncer tous à leur modeste communauté. Outre l’épidémie de choléra qui sévissait sur les bords du Mississippi, ils eurent à affronter l’incendie d’une partie de leurs installations pendant l’été 1849, et tout le foin engrangé au printemps, peu de temps après leur arrivée, fut brûlé. Il y eut de nouvelles dissensions. En juillet 1849, trente-quatre hommes, huit femmes et neuf enfants quittèrent la communauté. Il y en eut d’autres en août, tout un groupe de femmes entraînant leurs maris, « parce qu’elles regrettaient la vie de Paris », écrivit Cabet à Krolikowski en août. Il fallut essayer d’emprunter pour survivre. En octobre 1849, toutes les ressources de la colonie furent épuisées. Les départs de France n’en étaient pas moins relancés. Les nouveaux arrivés n’étaient pas toujours biens accueillis. Cabet le disait ainsi à Louis Krolikowski, le 28 novembre 1849, à propos d’un groupe de tente-huit Icariens arrivés la veille : « Plusieurs n’avaient pas même leur voyage de La Nouvelle-Orléans à Nauvoo, en sorte que nous avons été obligés de payer cent francs pour leur transport et leurs bagages. Ils ne nous apportent rien si ce n’est tout leur linge sale à blanchir. Vous concevez la charge, l’embarras (qui pourront nous être funestes) et le mécontentement. » Il écrivit à peu près la même chose après l’arrivée d’un nouveau groupe de quarante-six personnes en décembre : « En vérité c’est trop de charges pour moi, tant calomnié et tant persécuté ; et je ne conçois ni comment on a pu partir dans cette situation, ni comment on ne s’est pas opposé au départ, au moins en les dissuadant et leur déclarant qu’ils ne seraient pas reçus. » La communauté manquait sévèrement d’argent.

Depuis Nauvoo, malgré toutes ces difficultés, Cabet ne se désintéressait pas de ce qui pouvait survenir en France. Il recevait l’essentiel des journaux français, dont le Populaire, lu à voix haute devant les assemblées générales de la colonie. Louis Krolikowski et Jean-Pierre Béluze lui rendaient compte de tout ce qui se passait à Paris. Les élections législatives étaient prévues pour le 13 mai 1849. Sept journaux de la presse démocrate socialiste s’allièrent pour présenter un programme commun et soutenir une liste de candidats. Parmi les plus anciens de ces journaux figuraient, en plus du Populaire, la Réforme et la Démocratie pacifique. Après tant d’années d’isolement, le journal de Cabet devenait un allié possible. Le 13 mai, Cabet obtint à Paris près de cent mille voix. Il lui en aurait fallu cent huit mille pour être élu ; il était donc battu de peu. Ce score inquiéta le régime. La République réactionnaire décida d’achever ce que la Monarchie de Juillet avait commencé : le faire condamner à une peine infamante pour ruiner son crédit politique. Aussitôt, il reçut le soutien des proscrits de Londres, celui de Louis Blanc en particulier. Louis Krolikowski avait été arrêté en juin. Ils furent tous deux jugés en septembre. Cabet refusa de se faire représenter au procès, il exhorta par contre Louis Krolikowski à se défendre. Il fut condamné par contumace à deux ans de prison, Louis Krolikowski fut acquitté.

Cabet continuait à faire parvenir à Paris des articles pour le Populaire ; certains concernaient la communauté américaine, d’autres pas. En particulier, à la fin de 1849, il commença une série de lettres à Louis-Napoléon Bonaparte. En janvier 1850, il se mit à préparer sa candidature pour les élections de mars. Il espérait sinon être élu, du moins, obtenir cent mille voix qui seraient autant de protestations contre sa condamnation. Sa candidature échoua une fois de plus. Commentant ce nouvel échec depuis Nauvoo, il écrivait le 15 avril : « Les socialistes ont voulu me porter aux élections du 10 mars malgré mon absence et ils croyaient avoir des chances de succès. M’élire était indubitablement l’intérêt et presque le devoir du parti populaire pour me venger des persécutions et des calomnies et me donner les moyens d’être utile. (...) Il ne faut plus penser à une nouvelle candidature : je suis trop ardemment attaqué, trop mollement défendu, pour qu’il y ait des chances. » Une nouvelle élection complémentaire était prévue à Paris le 28 avril 1850, car il restait un siège à pourvoir. Quelques jours avant l’élection, un « conclave rouge » fut réuni pour choisir un candidat. Sur deux cent trente votants, cent quatre-vingt-dix choisirent Cabet. Son représentant à Paris, Jean-Pierre Béluze, annonça son désistement. Eugène Sue, désigné pour le remplacer, fut élu.

De loin, Cabet continuait à mener de vives polémiques contre ceux qui, en France, l’attaquaient. Il éleva en particulier de vives récriminations contre Proudhon, qui soutenait depuis 1849 dans la Voix du Peuple, les dissidents icariens. Il n’entendait pas renoncer à exercer une influence politique, même s’il était retenu à Nauvoo par les difficultés de la colonie. Il conservait une certaine capacité à comprendre l’évolution des forces qui s’affrontaient à Paris et à percevoir l’évolution de l’opinion publique. En août 1850, par exemple, il écrivait à Louis Krolikowski qui cherchait à réunir des fonds suffisants pour faire de nouveau paraître le Populaire chaque semaine : « Il faudra, je crois, chercher vos abonnés parmi les démocrates autant et plus peut-être que parmi les Icariens, et s’occuper de politique autant et plus peut-être que de doctrine. » En septembre, il lui écrivait encore ceci : « Les divisions dans le parti républicain, les attaques entre les proscrits de Londres et la Montagne, le fractionnement des montagnards, les hostilités entre tous les chefs sont déplorables et feraient désespérer de la République si le désespoir était permis. »

Plus près de lui, à Nauvoo, l’année 1850 fut aussi dure que la précédente. Il y eut de nouveaux départs chaque mois ou presque, il y eut de nouvelles arrivées de migrants parfois impécunieux et perçus de ce fait comme une charge par les autres, des décès encore, dus au choléra. Le 5 novembre, Cabet écrivit, à ceux qui le représentaient à Paris, une lettre où il laissait transparaître une grande lassitude : « Vous me faites connaître les préoccupations de nos amis au sujet des travaux qui peuvent user mes forces et ma santé. Ils ont raison : il faudrait que je pusse ne m’occuper que d’écrire pour l’apostolat en grand ; je le sens, je le désire plus que personne, mais depuis longtemps, je suis condamné par ma position et par mille circonstances, à m’absorber dans des questions de fait, de pratique, d’administration, de finance et d’existence, etc. Si j’avais l’argent nécessaire pour tous nos besoins, je ne m’occuperais que d’écrire et je souffre beaucoup d’être forcé de faire autrement. » Le 16 janvier 1851, malgré toutes ces difficultés d’argent dont il se plaignait, fut lancé à Nauvoo un nouvel organe icarien, en anglais cette fois, The Popular Tribune. À cette époque, Cabet était par ailleurs occupé à réorganiser la direction du Populaire, confiée à Georges Vauzy, lequel ne donnait pas toute satisfaction. Conscient qu’il fallait tenter un sauvetage du journal en très grande difficulté, Cabet se mit en contact avec Louis Blanc et Pierre Leroux pour essayer de les associer à sa rédaction, et leur proposer de donner ainsi aux autres républicains socialistes l’exemple de l’union.

En Icarie, Cabet réorganisait la communauté. Il voulait pouvoir rentrer en France. Le 30 janvier 1851, il annonça son retour prochain et demandait aux Icariens français de souscrire pour l’aider à payer les frais de son voyage, ce qui se fit assez bien. En février, il fit voter à l’unanimité par l’assemblée des Icariens de Nauvoo un texte ainsi conçu : « La Communauté proteste de ses sentiments de confiance, de respect, de reconnaissance et d’amour filial envers son président le citoyen Cabet qu’elle applaudit et qu’elle se plaît à continuer d’appeler son vénéré Père. » Le 11 mai, il quitta la colonie en compagnie de Lintilhac et Langlois. Prudent, désigné par la gérance de la colonie pour le remplacer, rendit compte de leur départ en ces termes : « Nous ne vous dirons pas le chagrin que cette séparation nous a fait ; nous étions tous en larmes. Toute la Communauté, même nos petits enfants, les ont accompagnés jusqu’à notre moulin où se faisait l’embarquement, et nos frères qui montaient sur notre flat-boat les ont quittés sur les 5 heures. »

Le 26 juillet, comparaissant devant la cour d’appel de Paris, Cabet fut acquitté de l’accusation d’escroquerie pour laquelle il avait été condamné en septembre 1849. Un bal fut donné à Nauvoo, le 26 août, pour fêter la nouvelle.

Au début du mois d’août, Cabet annonça la liquidation du Populaire, trop marqué selon lui par le communisme des années 1840. Il préparait le lancement d’un nouveau journal, le Républicain populaire et social. L’idée était de créer un grand organe de la Démocratie, paraissant tous les jours, en vue de rassembler tous les républicains démocrates et socialistes. Il voyait dans cette union, qu’il ne prétendait nullement contrôler seul, la possibilité de sauver un régime contre lequel les menaces se faisaient chaque jour plus pressantes. Le premier numéro parut le 11 octobre. Le journal était hebdomadaire en attendant de pouvoir devenir quotidien.

Totalement privée de secours financiers, la colonie aux États-Unis sentit le doute s’installer en devinant Cabet tout entier revenu à ses activités politiques. Prudent lui adressa une lettre pleine d’amertume pour lui dire que tous se sentaient à peu près complètement abandonnés : « Lorsque j’ai demandé en Gérance ce qu’il fallait vous écrire, après avoir lu la lettre de Charles et de Béluze du 20 octobre, et deux mots de vous, le désappointement était tel que Witzig a répondu, j’écrirai moi-même, Favard, qu’il nous fallait de l’argent, et que vos lettres pouvaient porter le découragement dans la société en faisant croire que vous ne vous occupiez plus de la colonie, Montaldo, rien, et Picquenard, la même chose. (...) Gluntz est très inquiet aussi, il semble dire ce que nous ne voudrions pas vous rappeler. Que vous étiez avant tout à la communauté. (...) On supporterait mieux la nouvelle d’un événement malheureux que la pensée que vous nous oubliez. Et si nous voulions exprimer l’opinion de plusieurs, nous vous dirions peut-être que vous nous sacrifiez à la politique. C’est un grand malheur qu’il en soit ainsi, car nous étions en bonne voie, soyez certain que nous aurons fait pour le mieux. » Cabet leur répondit : « Si je n’avais pas entrepris le Républicain, le Populaire aurait cessé de paraître et vous devinez les conséquences, si je ne faisais pas beaucoup d’efforts pour faire réussir le Républicain, je ne pourrais avoir aucune influence et ne pourrais pas vous être utile. J’espère au contraire, que le Républicain, qui est très bien accueilli et qui reçoit beaucoup d’adhésions importantes sera bientôt quotidien et deviendra le journal le plus influent et qu’alors j’aurai plus de chances de vous être utile. »

À cette date, Cabet projetait surtout de demeurer à Paris jusqu’à la fin de 1852 au moins, pour y assister aux événements espérés : servir par sa propre élection au triomphe de la Démocratie aux prochaines élections législatives, ou à tout le moins, en demeurer l’un des principaux défenseurs. Le 2 Décembre marqua évidemment la fin de ses espoirs. Le 31 décembre, les bureaux du Républicain populaire et social furent fouillés, les dossiers des correspondants furent saisis, ainsi que les livres socialistes que contenait la bibliothèque. Les affiches annonçant le journal furent arrachées dans la rue. Cabet lui-même fut arrêté le 26 janvier 1852. En mars 1852, une Commission de Révision, le considérant comme un « démocrate dangereux », l’expulsa de France. Il fut transporté à Calais. Il se rendit en Angleterre, où il eut à subir des manœuvres de Ledru-Rollin qui cherchait à l’exclure des structures dirigeantes de l’émigration française à Londres. Il était soutenu par Louis Blanc, mais ce n’était pas suffisant pour espérer jouer encore un rôle politique important. Il quitta Londres le 18 juin 1852, et il rejoignit ses disciples en Amérique, cette fois sans espoir de retour. Denise, sa femme, qui l’avait rejoint à Londres, et Céline, sa fille, ne le suivirent pas. Elles furent chargées, avec Jean-Pierre Béluze de gérer les affaires du bureau icarien qui était maintenu à Paris. Louis Krolikowski avait fait défection.

Le 19 juin 1852, Cabet était à Liverpool, le 30 à New-York. Le 23 juillet, il était de retour à Nauvoo après quinze mois d’absence. Toute la colonie se porta au-devant de lui avec la musique. Les enfants chantèrent pendant le dîner. Un « grande pièce républicaine » fut exécutée le soir à huit heures.

Lors du retour de Cabet, la communauté regroupait trois cent soixante-cinq membres : cent soixante-seize hommes (âgés de 15 ans et plus), cent une femmes, quatre-vingt huit enfants. Depuis janvier, soixante personnes étaient entrées, quatre enfants étaient nés, deux colons étaient partis (un homme et une femme), deux autres étaient décédés ; une centaine d’arrivants étaient en outre attendue pour l’automne. La communauté louait à ce moment-là trois fermes : l’une de 30 acres (12 ha), l’autre de 200 acres (80 ha), une autre encore de 225 acres (100 ha). On disposait de 8 charrues, 11 chevaux et 8 paires de boeufs pour les travailler ; 150 acres étaient semées en blé, 240 en maïs, 30 plantées de pommes de terre, 25 encore étaient utilisées pour les légumes (pois, haricots, choux). Les Icariens s’essayaient aussi à la culture du tabac, de la garance et des chardons à carde. Douze vaches laitières permettaient aux Icariennes de boire leur café au lait le matin. De plus, les Icariens chassaient car le gibier ne manquait pas, les régions alentour étant boisées. Un atelier de trente bûcherons coupait du bois, le sciait. Les Icariens possédaient deux flat-boats (barges à fond plat), une distillerie de wiskey, un moulin. Ils fabriquaient eux-même leurs tonneaux, seaux, baquets, lits, tables, chaises, barques, wagons... Ils tannaient eux-même leur cuir, tissaient eux-même leurs vêtements. Une machine lavait leur linge : ils l’avaient fabriquée, tout comme celle à battre le blé. De janvier à juillet 1852, ils connurent la glace, les inondations, puis la sécheresse. Toujours la communauté restait pauvre, malgré le patrimoine immobilier qu’elle commençait à accumuler : les logements, l’école, en particulier, le plus beau bâtiment de la colonie (aujourd’hui transformé en musée icarien). Pour les six premiers mois de l’année 1852, le passif s’élevait à 5017 dollars, soit 25 085 F. À cette date, d’accords en cela avec Cabet, les Icariens envisageaient leur établissement à Nauvoo comme une étape transitoire avant leur « transport dans le désert »,s qu’ils imaginaient imminent. Cette idée aidait à supporter bien des sacrifices et des deuils. En juillet et août 1852, le choléra tua encore vingt-deux d’entre-eux.

Icarie avait une « constitution », que Cabet avait fait modifier à deux reprises : le 21 février 1850 et le 4 mai 1851, quelques jours avant son départ pour la France. Il s’agissait pour lui de renoncer à la gérance unique pour dix ans telle qu’elle avait été prévue en 1847, dans le texte qu’il avait appelé le « contrat social ». Une Gérance de six membres avait été instituée, élective et annuelle. Elle était renouvelable par moitié tous les six mois, les élections devaient toujours avoir lieu en février et en août. Les gérants étaient indéfiniment rééligibles. En août 1852, Blaise, Busque, Montaldo furent réélus ; Savariau, décédé le 9 août, fut remplacé par Caudron ; Prudent et Cabet, ce dernier étant président, demeuraient à leurs postes. Les gérants rendaient des comptes devant l’assemblée générale qui pouvait, à chacune de ses réunions, les interpeller sur la manière dont ils s’acquittaient de leur mandat. S’il est clair que Cabet exerçait un fort ascendant moral sur cette assemblée, il est clair aussi que les institutions d’Icarie étaient démocratiques, sauf pour les femmes, qui, si elles assistaient aux réunions, ne votaient pas ; seuls les hommes âgés de plus de vingt ans avaient le droit de voter. Ces assemblées souveraines pouvaient se livrer à des discussions d’une grande âpreté. L’unanimité étant toujours recherchée, les séances étaient très longues. Faisaient problème, en 1852, les conséquences de la loi sur les admissions, les retraites et les exclusions de la communauté que Cabet avait fait adopter le 5 avril 1850. Il s’agissait d’attirer d’avantage de migrants : le minimum d’apport financier exigé pour être admis avait été abaissé de 600 à 400 F. Un noviciat de quatre mois avait été institué, permettant la restitution des quatre cinquièmes de l’apport en cas de retraite décidée avant l’admission définitive, il n’était que de moitié pour les membres admis définitivement en cas de « désertion » ou d’exclusion. Les Icariens admis dans la communauté avant ces réformes ne pouvaient en aucun cas prétendre à de telles restitutions. Cette différence de statuts entre les anciens et les nouveaux entrés mécontentait les plus défavorisés, et ces derniers avaient profité de l’absence de Cabet pour développer une opposition à cette loi discriminatoire.

L’autre difficulté que Cabet rencontra à son retour de France, fut, qu’à son goût du moins, les mœurs sévères qu’il entendait imposer aux Icariens s’étaient fortement relâchées pendant son absence. Il était d’une intransigeance obsessionnelle quant aux vertus nécessaires, selon lui, pour fonder une société modèle et vivre en communauté. En novembre 1853, trente-huit hommes et femmes, assis face à l’assemblée générale, furent sommés de s’assurer qu’ils possédaient bien les qualités requises avant de demander leur admission dans la communauté. Il leur présenta ainsi les conditions exigées : « Un véritable Icarien doit être ni égoïste, ni sensualiste, ni vaniteux, mais raisonnable, fraternel, démocrate, républicain, ami de l’égalité sans aucun privilège, par conséquent point de superfluité, point de luxe, point de coquetterie dans les vêtements, car il s’agit avant tout de créer à Icarie le nécessaire. Par la même raison, tempérance, frugalité, simplicité, point de tabac et point de liqueur, surtout point d’abus et point d’excès en rien ! » Ce que l’on pouvait s’autoriser dans la communauté fit l’objet d’interminables discussions tout au long de l’année 1853. Le 21 novembre 1853, Cabet fit adopter par l’assemblée générale ce qu’il appela la « Grande Réforme icarienne », dont il avait annoncé le projet depuis janvier. Il s’agissait surtout de proscrire l’usage du tabac. Sur appel nominal, cent quatre Icariens votèrent pour, dix-sept contre. Les femmes avaient toutes accepté de signer une adresse de soutien au projet qui contenait, outre l’interdiction du tabac, une ferme condamnation de la coquetterie, manie dispendieuse et signe de frivolité selon Cabet. L’interdiction de fumer, priser ou chiquer, détermina la rupture avec l’un de ses plus anciens correspondants en France, Faucon de Lyon. Le 13 mai 1854, Cabet adressa à ce dernier une lettre d’explications qu’il fit imprimer. Le texte de cette lettre, d’une longueur impressionnante, permet de percevoir le personnage qu’il était devenu deux ans après avoir renoncé à toute ambition politique en France : isolé finalement au milieu des Icariens « ses enfants », aigri par l’exil et l’ennui, de plus en plus autoritaire. À Faucon qui dénonçait dans la « Réforme » une atteinte inacceptable aux libertés individuelles, il répondait : « Je vous dirai que, plus que jamais, je suis partisan de la liberté, mais de la liberté raisonnable, de la liberté bien entendue, de la liberté possible, de la liberté avec l’ordre ; que plus que jamais aussi je vois et sens la nécessité de l’ordre et de l’organisation, de la tempérance et de l’économie avec la liberté ; et que pour moi, la liberté comme l’ordre c’est la loi, quand elle est librement discutée et votée par tous les citoyens, par la société entière, par le Peuple entier. » La « Réforme » instituait, chaque dimanche matin avant le déjeuner, un « Cours icarien », un « exposé de la doctrine philosophique et religieuse », une véritable leçon de morale en fait. Nul ne pouvait s’y soustraire. Rapidement on s’ennuya ferme. Quelques-uns de ses disciples devinrent goguenards : il eut à faire front aux premiers ricanements, à des plaisanteries grossières. Il fallut rapidement arrêter. Continua à fonctionner, par contre, le système d’espionnage généralisé implacable et efficace. La délation en Icarie n’était pas seulement tolérée, elle était considérée comme un devoir. Les dénonciations conduisaient à des procès devant l’assemblée générale, qui pouvaient provoquer de profonds malaises. Des affaires d’adultères ponctuaient la chronique de la colonie. On était insensible aux mérites passés, impitoyable pour la femme comme pour son « complice ». La sanction était toujours la même, l’exclusion définitive et sans droit à aucun secours de la communauté, même si l’accusée était enceinte. Cabet souffrait des sacrifices auxquels il avait dû consentir pour sauver la colonie, il attendait en retour une soumission absolue à ses principes.

L’année 1854 fut marquée par trois événements principaux. Le 15 mars, Cabet remplit les conditions exigées pour sa naturalisation : il avait résidé plus de cinq ans dans l’un des États de l’Union, et il avait prêté le serment d’obéissance devant la Cour de Carthage ; le 9 octobre 1854, en même temps que plusieurs autres Icariens, il devint citoyen américain. En juin, une première avant-garde de pionniers quitta Nauvoo pour le comté d’Adams dans l’Iowa. Ils étaient été chargés préparer ce que les Icariens appelaient leur « transport dans le désert », prévu avant deux ou trois ans. Entre le Mississippi et le Missouri, près de la rivière Nodaway, à Corning, ils avaient obtenu la concession de 912 acres de terrains (364 ha). Seize hommes et trois femmes, dans un premier temps, puis encore six hommes et cinq femmes y furent envoyés pour commencer les premiers défrichements, construire une scierie et des bâtiments en bois. Enfin, une nouvelle loi sur les admissions fut votée le 12 juin : elle conservait les dispositions d’avril 1850, simplement le minimum d’apport était abaissé de 400 à 300 F.

La colonie végétait, le découragement gagnait. De nouvelles catastrophes survinrent encore au printemps 1855 : le 22 mai, la foudre mit le feu au moulin. Celui-ci fut sauvé, mais le lavoir, la buanderie, le magasin à maïs furent détruits. En juillet 1855, les Icariens étaient au nombre de 526 (469 à Nauvoo, 57 dans l’Iowa). Leur nombre augmentait, certes, mais peu finalement, si l’on considère que 2000 migrants avaient demandé à être admis depuis mars 1849 (estimation de Jules Prudhommeaux ; d’après un document icarien daté de septembre 1856, ce chiffre serait plutôt proche de 1500). Il y avait eu beaucoup de déceptions, les « désertions » étaient nombreuses. Le travail languissait.

En juillet 1855, Cabet rédigea un rapport fleuve (106 pages imprimées) sur la situation morale des Icariens. Il déplorait leur inconduite, leurs difficultés à appliquer les règles adoptées le 21 novembre 1853. Surtout, il dénonçait l’existence d’un parti d’opposition systématique qui se développait au sein de la colonie autour de tous ceux que la loi de 1850 sur les admissions indisposait. Le 3 décembre, il mit la colonie en demeure de choisir entre son départ ou celui de ces hommes qui lui résistaient. Il était fatigué d’avoir à lutter, à s’expliquer, à convaincre. Il réclamait « tous les moyens nécessaires pour mettre à couvert (sa) responsabilité matérielle », « tous les moyens nécessaires pour mettre à couvert (sa) responsabilité morale ». Il se défendait de vouloir la dictature, pourtant ce qu’il demandait y ressemblait beaucoup : la concentration entre les mains d’un seul, élu pour quatre ans, de tous les pouvoirs de direction, d’administration et de nomination aux diverses fonctions dans la communauté. Il présenta son projet le 15 décembre suivant. Le texte, en dix articles, proposait d’abolir la gérance multiple de la colonie. Jean-Baptiste Gérard donna aussitôt sa démission, imité le lendemain par Alexis-Armel Marchand. Le 22 décembre, malgré l’avis contraire soutenu par Mourot, l’assemblée accepta leurs retraits de la gérance, par 93 voix contre 52. Il y eut de nouvelles séances, de plus en plus houleuses, les 23, 25 et 29 décembre. La discussion du projet restait en suspens. Selon la constitution d’Icarie, adoptée à l’unanimité en 1850, elle était illégale, une révision ne pouvant intervenir ni à la date, ni dans les conditions proposées par Cabet. Le 5 janvier 1856, Cabet fut durement interpellé par Mourot, par Gérard, Marchand, Blache, Guérin, Cotteron, Mousseron et Favard. L’assemblée fut réunie encore les 6, 12, 13 et 19 janvier.

Le 3 février, l’assemblée générale devait réélire ou remplacer la moitié des gérants, en l’occurence Baxter, Martin et Cabet. Cabet demanda un vote tendant à faire ajourner l’élection. Mourot, Gérard et Prudent quittèrent alors bruyamment la salle, et ils furent suivis par cinquante-deux autres. Douze, restés à l’intérieur refusèrent de prendre part au vote sollicité. Soixante-neuf seulement acceptèrent de voter l’ajournement demandé par le président de la communauté. La rupture était consommée, il n’y avait plus de raison de penser que les deux partis pussent jamais se réconcilier. Chaque jour le désordre s’aggravait. « C’est l’esprit politique et révolutionnaire, avec la vanité, l’ambition, le sensualisme, qui jouent le principal rôle », écrivait Cabet à Béluze, à qui il rendait compte d’une manière précise de l’évolution de la situation. Le 23 février, Cabet proposa la séparation d’Icarie en deux communautés : l’une resterait à Nauvoo, l’autre s’installerait dans l’Iowa. Sa proposition fut accueillie par une volée d’injures. Il tenta de la reprendre le lendemain, en vain. Prudent exigea la nomination d’une Commission des comptes : il fut lui-même élu avec Gérard et Mathieu pour la constituer ; Marchand et Katz furent désignés comme suppléants. Le 26 février, cette commission changea de nom, prenant celui de Commission de Surveillance et de Vérification des comptes. L’objectif clairement annoncé était l’examen de la comptabilité du Bureau icarien de Paris. Le 12 avril, Gérard déposa les conclusions de l’enquête qui avait été menée, dénonçant la disproportion entre les sommes effectivement envoyées à Nauvoo par Jean-Pierre Béluze et les « frais » qu’il prélevait. Le 22, Mourot proposa que la suppression du bureau de Paris fût mise au vote : cela revenait à proposer que l’épouse de Cabet, Denise, et sa fille Céline soient totalement privées de revenus. La question fut mise à l’ordre du jour de l’assemblée générale du 12 mai. Cabet menaçant ses adversaires de poursuites devant les tribunaux américains, un formidable tumulte commença. La question finalement posée tout au long de la nuit du 12 au 13 devint celle de la destitution du président de la Communauté. Vogel, Blondeau et Mercadier prirent sa défense ; Mourot et Favard l’attaquèrent. Katz le dénonça comme un voleur et un escroc. Prudent demanda la création d’une commission d’enquête pour établir l’acte d’accusation du « dictateur déchu » : sa proposition fut adoptée par 71 voix contre 41. À cinq heures du matin, le 13, Katz, Mourot et Montaldo étaient élus pour la constituer. À dix heures, par 81 voix contre 54, les Icarien votèrent la suppression du Bureau de Paris. Cabet était vaincu.

Le 4 août, une nouvelle gérance entièrement dévouée à l’opposition fut élue ; la minorité avait refusé de prendre part au vote. Schroeder, Ferrandon, Gérard, Lafaix et Mourot prétendaient désormais diriger la communauté sans Cabet. Il leur fallait s’emparer de tous les services administratifs que les hommes forts de la minorité occupaient encore. Du 6 au 13 août, la colonie fut le théâtre d’incidents violents entre les deux partis. Le shériff de Nauvoo dut intervenir plusieurs fois (portes attaquées à la hache, tentatives d’étranglements, etc...). Le 12 août, Cabet quitta les lieux et s’installa en ville. Il acheta du matériel typographique et entreprit la publication d’une Nouvelle Revue Icarienne. Heggi, Roiné, Maritz et Garnier furent envoyés à Saint-Louis pour y aménager un lieu où la minorité pourrait trouver refuge. Le 27 septembre, les gérants élus le 4 août proposèrent pour la première fois l’exclusion de celui qui avait fondé Icarie. Le 8 octobre, la minorité leur annonça que Vogel avait introduit une demande de dissolution judiciaire de la Communauté devant la Cour de Carthage. À compter du 15 octobre, les membres de la minorité (soixante-quinze hommes, quarante-sept femmes, cinquante enfants) quittèrent Nauvoo pour Saint-Louis en plusieurs convois. Cabet lui-même, accompagné de Raynaud et d’un enfant parlant anglais, partit le 31 octobre, à 5 heures du matin. Le 25 octobre, la majorité l’avait déclaré exclu de la communauté d’Icarie.

Le 7 novembre, vers 8 heures, Cabet fut victime d’une attaque d’apoplexie. Rapidement la paralysie le gagna. À midi, il perdit connaissance, à minuit malgré les efforts des médecins, son état était désespéré. À cinq heures du matin, le 8 novembre 1856, il mourut.

Après sa mort, Cabet et son « utopie » tombèrent rapidement dans l’oubli, en France du moins. Il peut être admis que la défaite du communisme icarien fut consommée à partir de 1849, au même moment que celles de la plupart des systèmes socialistes qui croyaient, sous la monarchie de Juillet, en 1848 encore, pouvoir proposer des transformations profondes du rapport entre les classes en prêchant la fraternité. Commentant l’échec des « pionniers d’Icarie » au Texas, et surtout l’attitude de ceux que cet échec réjouissaient, Victor Hennequin écrivait en février 1849, dans la Démocratie pacifique : « Insensés que vous êtes ! Comment ne voyez-vous pas que plus le peuple a d’espérance dans l’avenir, plus il subit le présent avec patience ? (...) Mais persuadez-lui une bonne fois qu’il n’y a rien de réalisable dans l’Icarie, rien dans les ateliers de Louis Blanc, rien dans la banque d’échange, rien non plus dans le phalanstère ; persuadez-lui qu’on ne peut trouver aucun moyen de transfigurer la société : quel résultat obtiendrez-vous ? Voici ce que vous obtiendrez : (...) le peuple vous déclarera la guerre du désespoir. » Quelques jours plus tard, il écrivait encore : « Conspuer, dénigrer, insulter les hommes qui se vouent au bonheur de tous, applaudir à leurs revers, prêcher à l’ouvrier sans travail la résignation et la famine, voilà ce qui s’est appelé jusqu’à présent politique honnête et modérée, sagement conservatrice. Or cette politique ne conserve que la misère, n’éternise que les révolutions et l’anarchie. Quand aura-t-on le bon sens d’en changer ? »

ŒUVRE : Donner une liste exhaustive des écrits de Cabet étant quasiment impossible (la bibliographie dressée par Jules Prudhommeaux, au demeurant très incomplète, mentionne 160 titres, sans compter les journaux), on se contentera de citer ici par ordre chronologique les écrits les plus importants. Le Défenseur de Gérard Piogey, Nicolas Fontette et Antoine Lamarche, accusés de vol et d’assassinat. Aux habitants de Sombernon, Dijon, Impr. de Carion (supplément au Journal politique et littéraire de la Côte-d’Or, nd [1820], in-8, 4 p. — Affaire Piogey, Dijon, Impr. de Carion, nd [1820], in-8, 4 p. — Péril de la situation présente. Compte à mes commettants, Paris, impr. A. Mie, 14 oct. 1831, in-8°, 64 p. — Histoire de la Révolution de 1830 et situation présente (septembre 1832) expliquées et éclairées par les Révolutions de 1789, 1792, 1799 et 1804 et par la Restauration, Paris, impr. de A. Mie, 11 octobre 1832, in-8°. — Association libre pour l’éducation du peuple. Discours d’installation de M. Cabet, Paris, impr. de Demonville, nd [septembre 1833], in-4°, 2 p. — Arrestations illégales des crieurs publics, poursuites du Populaire et de ses crieurs contre M. Gisquet, ses commissaires de police et M. de Saint-Didier, juge d’instruction. Procès du crieur Delente... (3e publication du Populaire), Paris, impr. de Herhan, 1833, 25 p. — La République du Populaire, Paris, idem, 1833, 20 p. — Moyen d’améliorer l’état déplorable des ouvriers. Discussion entre un ouvrier malade, un ouvrier tailleur, un ouvrier bijoutier et un médecin républicain. Budget d’un ouvrier tailleur, énergique résolution des ouvriers cambreurs, Paris, impr. de Herhan, s. d., 8 p. — Louis Philippe à lui seul fait plus de propagande républicaine que tous les républicains ensemble, Paris, idem, s. d., 4 p. — (Pagnerre et Cabet,) Soutenons la presse populaire, Paris, Impr. de Herhan, 1834, 4 p. — Histoire populaire de la Révolution française, de 1789 à 1830, précédée d’une introduction contenant le précis de l’Histoire des Français depuis leur origine jusqu’aux états généraux, Paris, Pagnerre, 1839-1840, 4 vol. in-8°. — Voyages et Aventures de lord William Carisdall en Icarie, traduits de l’anglais de Francis Adams, par Th. Dufruit, maître de langues, Paris, janvier 1840, 2 vol. — Comment je suis communiste, Paris, Bourgogne et Martinet, octobre 1840, 16 p. — Credo communiste, Paris, Prévot, [mars] 1841, 16 p. — Le National traduit devant le tribunal de l’opinion publique et M. Cabet accusé par le National, Paris, Prévot, mai 1841, 112 p. (contient la première autobiographie de Cabet). — Douze lettres d’un communiste à un réformiste sur la Communauté, Paris, impr. Bajat, publiées en 12 livraisons entre le 26 mai 1841 et le 12 février 1842, 166 p. — La Femme, ses qualités, ses titres, ses droits ; son malheureux sort dans la présente société ; causes du mal ; remède ; son bonheur dans la communauté, Paris, au bureau du Populaire, juillet 1841 (constituait la 7e des Douze lettres…, op. cit.  ; 9 éditions séparées de 1841 à 1848, la dernière d’octobre 1848 étant enrichie de Chant de départ icarien. Ne criez plus : À bas les communistes ! Les Icariens). — Ma Ligne droite, Paris, au bureau du Populaire, septembre 1841. — Réfutation ou examen de tous les écrits ou journaux contre ou sur la Communauté. Réfutation des trois ouvrages de l’abbé Constant, Paris, Prévot et Rouannet, septembre 1841, 34 p. — Réfutation de l’Humanitaire (demandant l’abolition du mariage et de la famille), idem, septembre 1841, 12 p. — Pourvoi en cassation devant la postérité conte l’arrêt de la Cour des Pairs sur l’attentat Quénisset, Paris, Prévot, Rouannet, Pilou et cie, décembre 1841, 68 p. — Réfutation des doctrines de l’Atelier, Paris, Prévot, mars 1842, 32 p. — Voyage en Icarie, Paris, J. Mallet, mars 1842 (réédité avec une préface par Henri Desroche, Paris, Genève, 1979). — Propagande communiste, ou questions à discuter et à soutenir ou à écarter, idem, avril 1842, 10 p. — Toute la vérité au Peuple, Paris, au bureau du Populaire, juillet 1842. — Le Démocrate devenu communiste malgré lui ou réfutation de la brochure de M. Thoré intitulée Du communisme en France, Paris, au bureau du Populaire, septembre 1842, 16 p. — Réfutation du Dictionnaire politique et de la Revue des Deux mondes (sur le communisme), idem, septembre 1842, 16 p. — Utile et franche explication avec les communistes lyonnais sur des questions pratiques, Paris, au bureau du Populaire, octobre 1842, 30 p. — Almanach icarien, astronomique, scientifique, pratique, industriel, statistique (publié chaque année de 1842 à 1847, puis en 1851 pour l’année suivante). — Inconséquences de M. de Lamennais ou réfutation de ses ouvrages, Paris, bureau du Populaire, mars 1843, 32 p. — État de la question sociale en Angleterre, en Écosse, en Irlande et en France, idem, juin 1843, 96 p. — Procès du communisme à Toulouse avec les portraits des douze accusés et la vue de l’audience, Toulouse et Paris, au bureau du Populaire, septembre 1843, 100 p. L’Ouvrier ; ses misères actuelles ; leur cause et leur remède ; son futur bonheur dans la communauté ; moyens de l’établir, Paris, au bureau du Populaire, juin 1844 (4 éditions de cette brochure de 1844 à 1848). — Les Masques arrachés, publiés (sic) au nom et aux frais d’une grande réunion d’actionnaires du Populaire, décembre 1844, 144 p. — Le Cataclysme social ou conjurons la tempête, Paris, au bureau du Populaire, mai 1845, 22 p. — Le Salut par l’Union ou ruine par la division, la paix ou la guerre entre le Populaire et la Réforme, Paris, au bureau du Populaire, novembre 1845, 56 p. — Biographie de M. Cabet, ancien procureur général, ancien député, … et Réponse aux ennemis du communisme, publiées par des actionnaires du Populaire, Paris, au bureau du Populaire, mars 1846, 112 p. — Le Vrai Christianisme suivant Jésus-Christ, Paris, au bureau du Populaire, avril 1846. — Le Voile soulevé sur le procès communiste à Tours et à Blois, Paris, au bureau du Populaire, mai 1847, 24 p. — Réalisation de la communauté d’Icarie, Paris, au bureau du Populaire, 1847 (8 livres publiés entre mai et décembre), 412 p. — Société fraternelle centrale. Discours du citoyen Cabet, Paris, au bureau du Populaire, 1848 (11 discours en 10 livraisons), 160 p. — Insurrection du 23 juin 1848 avec ses causes, ses caractères et ses suites, expliquée par la marche et les fautes de la Révolution du 24 Février, Paris, octobre 1848, in-8°, 60 pages. — Notre procès en escroquerie, ou Poursuites dirigées contre les citoyens Cabet et Krolikovski, à l’occasion de la fondation d’Icarie, Paris, au bureau du Populaire, 1849. — Réalisation d’Icarie. grande émigration en Amérique, Paris, au bureau du Populaire (six livres parus entre 1849 et 1850), 160 p. — Défense du citoyen Cabet, accusé d’escroquerie, Paris, impr. F. Malteste, 1850. — Procès et acquittement de Cabet accusé d’escroquerie au sujet de l’émigration icarienne. Histoire d’Icarie, Paris, au bureau du Républicain populaire et social, octobre 1851, 240 p. — Louis Blanc, Étienne Cabet, Pierre Leroux, Union socialiste. Acte de société, Londres, mai 1852, 4 p. — Colonie icarienne. réforme icarienne du 21 novembre 1853, Paris, décembre 1853, 30 p. — Lettre sur la réforme icarienne du 21 novembre 1853. Réponse du citoyen Cabet à quelques objections sur cette réforme, Paris, l’auteur, juin 1854, 60 p. — Colonie ou république icarienne aux États-Unis d’Amérique. Son histoire, Paris, bureau de l’émigration icarienne, 2e éd., 1854, 60 p. — Colonie icarienne aux États-Unis d’Amérique. Sa constitution, ses lois, sa situation matérielle et morale après le premier semestre 1855, Paris, l’auteur, janvier 1856, 240 p. — Guerre de l’opposition contre le citoyen Cabet fondateur d’Icarie, Paris, 3 rue Baillet, août 1856, 72 p.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article159700, notice CABET Étienne [Dictionnaire biographique du mouvement social francophone aux États-Unis] par François Fourn, version mise en ligne le 9 juin 2014, dernière modification le 10 juin 2014.

Par François Fourn

SOURCES : BN Naf 18 146 à 18 166 (ensemble très riche, comptant quelque 10 000 pièces soigneusement classées, de papiers ayant appartenu à Cabet et à Béluze). — Arch. Nat. BB 18 1397, dos. 2703 ; CC 613 et surtout 615 (papiers saisis dhez Dolley — Arch. Min. Guerre, À 3753 et B 661 (peu de choses). — Bibl. de la Ville de Paris, ms. 1052, Papiers Cabet. — Internationaal Instituut voor Sociale Geschiedenis, Amsterdam, Archief Cabet. — Naturalization Records, Hancock County, Ill. — Jules Prudhommeaux, Icarie et son fondateur Étienne Cabet. Contribution à l’étude du Socialisme expérimental, Paris, Cornély & cie, 1907 (2e éd. 1926, réédition, Genève, 1977). — Georges Weil, Histoire du Parti républicain en France, Paris, 1928 (réédition Genève, Slatkine, 1980, avec une présentation de Maurice Agulhon). — Gabriel Perreux, Au temps des sociétés secrètes. La propagande républicaine au début de la monarchie de Juillet, Paris, Hachette, 1931. — Fernand Rude, Voyage en Icarie. Deux ouvriers viennois aux États-Unis en 1855, Paris, PUF, 1952. — Maurice Dommanget, Les Grands Socialistes et l’éducation, Paris, Armand Colin, 1970. — Christopher H. Johnson, Utopian Communism in France. Cabet and the Icarians, 1839-1851, Ithaca, London, 1974. — Jacques Grandjonc, Communisme/ Kommunismus/ Communism. Origine et développement international de la terminologie communautaire prémarxiste des utopistes aux néo-babouvistes, Trier, Karl Marx Haus, 1989. — L.-A. Blanqui, Œuvres I. Des origines à la Révolution de 1848, textes présentés par Dominique Le Nuz, Nancy, Presses Universitaires, 1993. — Robert P. Sutton, Les Icariens. The Utopian Dream in Europe and America, Champaign, Univ. of Illinois Press, 1994. — François Fourn, Étienne Cabet (1788-1856). Une propagande républicaine, Thèse, Université Paris X, 1996, 2 vol., 884 p (Lille, édition du Septentrion, 1998). — Id., 1848 : les Icariens en Amérique », in Sylvie Caucanas et Rémy Cazals (dir.), Armand Barbès et les hommes de 1848 (Actes du colloque international tenu à Carcassonne les 6 et 7 novembre 1998), 1999, p. 197-212.

ICONOGRAPHIE : Il existe de très nombreux portraits de Cabet conservés au cabinet des Estampes de la BN. Deux portraits lithographiés parmi les plus connus (le premier daté de 1833) figurent par exemple p. 1 et p. 6 du cahier photo dans l’ouvrage de Claude Francis et Fernande Gontier, Partons pour Icarie, Paris Perrin, 1983. Le Center for Icarian Studies de la Western Illinois University conserve de nombreux documents iconographiques.

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