Par Jean-Claude Dubos, Michel Cordillot
Né le 12 octobre 1808 à Salins (Jura), mort à Paris le 27 décembre 1893 ; polytechnicien, officier, journaliste ; homme politique et théoricien socialiste, disciple de Charles Fourier, chef de l’École sociétaire en France, animateur malheureux de l’expérience fouriériste au Texas ; membre de l’Internationale et franc-maçon.
Victor Considerant était le fils de Jean-Baptiste Considerant, un homme de mérite et de caractère, ancien volontaire de la Révolution devenu officier, installé comme imprimeur en 1808, et, par la suite, professeur au collège de Salins. Victor fut d’abord élève de son père au collège de Salins, où il eut pour condisciple et ami son futur beau-frère Paul Vigoureux, de Besançon. C’est la mère de ce dernier, Clarisse Vigoureux qui fut sa correspondante quand il vint préparer le concours d’entrée à Polytechnique au collège de Besançon (1824-1826). Fourier en avait été l’élève avant la Révolution et Proudhon, son cadet d’un an, fit ses études en même temps que lui, sans que les deux adolescents soient jamais entrés en relations. C’est pendant son séjour dans la capitale franc-comtoise que Considerant fut initié aux théories de Fourier par sa correspondante, qui se passionnait pour ces idées nouvelles. Dès septembre 1825, Just Muiron évoquait déjà l’intérêt de Considerant dans une lettre à Fourier qu’il devait rencontrer chez leur ami Adrien Gréa, cousin germain de la mère de Considerant : « Il y a ici un jeune homme de 17 ans, parent de Gréa, qui se faisait une grande joie de vous voir parce qu’il s’enthousiasme pour vos théories. »
Reçu à l’École polytechnique en 1826, Victor Considerant emporta avec lui à Paris les ouvrages du maître alors parus, la Théorie des Quatre Mouvements de 1808, et le Traité de l’Association domestique-agricole de 1822 ; tous deux se rencontrèrent peu après pour la première fois.
L’année 1827 fut marquée par deux deuils cruels pour le jeune Victor : le 27 janvier, la mort de Claire, fille aînée de Clarisse Vigoureux, à peine âgée de 17 ans et qui fut le premier amour de Considerant avant sa sœur Julie ; le 27 avril, le décès de son père Jean-Baptiste, mort de chagrin suite à sa destitution. Lors de l’incendie de Salins, qui avait détruit la ville aux deux tiers le 27 juillet 1825, ce dernier avait pourtant laissé brûler ses deux maisons (dont celle où était né Victor) pour se précipiter au secours du collège, qu’avec l’aide de ses élèves il était parvenu protéger des flammes ; mais mal vu du fait de ses idées libérales, il n’en avait pas moins fait l’objet d’une nomination d’office à Sarlat en mars 1826, et, ayant refusé de quitter Salins, il avait été considéré comme démissionnaire.
À l’École d’application de Metz (fin 1828-janvier 1831), où il suivit les cours du génie, Victor Considerant fut considéré par ses chefs comme un sujet attachant, et il garda durant de longues années des rapports amicaux avec le général Bugeaud (avec lequel il finit par rompre à cause des méthodes barbares employées en Algérie). Ses camarades, qu’il tentait de convaincre, l’appelaient « Phalanstère ». Dans de longues lettres, il essayait de convertir son compatriote salinois, Charles Magnin, rédacteur au Globe, mais ce fut Le Mercure de France qui accueillit en 1830 son premier article de propagande fouriériste consacré au Nouveau Monde industriel.
En mars 1831, Considerant fut, ainsi que plusieurs de ses camarades de l’École d’application du génie de Metz, placé en congé sans solde par le maréchal Soult pour avoir adhéré à l’« Association nationale » hostile aux Bourbon et au ministre Casimir-Périer. Il se rendit alors à Paris, où il gagna sa vie comme professeur de mathématiques à l’Institution Barbet, fondée par un ancien élève de son père Jean-Baptiste, et qui préparait aux concours de Polytechnique et de l’École normale (quelques années plus tard elle devait accueillir Louis Pasteur, ansi qu’un grand ami de Considerant, Jules Marcou). De retour à Metz fin décembre (il avait été réintégré en septembre), Considerant écrivit dans une lettre adressée à un ami de son père : « J’avais une vie charmante, vie d’artiste au milieu des artistes, que je regrette d’avoir abandonnée. » Il fréquentait aussi la bibliothèque de l’Arsenal, et c’est là qui fit la connaissance de Désiré Laverdant (qu’il devait gagner au fouriérisme), ainsi que celle d’Alexandre Bixio. Ce dernier avait fondé l’année précédente avec Buloz La Revue des Deux Mondes, et il en ouvrit les portes à Considerant qui y publia en octobre 1831 une nouvelle inspirée par la mort de son premier amour intitulée « Un pressentiment ».
En même temps Considerant réunit autour de lui un premier groupe de jeunes « fouriéristes » – le terme n’avait pas encore été inventé –, tous bisontins, comprenant Paul Vigoureux (son futur beau-frère), le polytechnicien Victor Costes (1811-1844), Marlin, futur architecte, et Jeanneney, élève à l’École centrale et qui, avec un de ses camarades originaire de Nevers, André Morlon, devait animer dans cette ville un autre groupe fouriériste.
En juillet 1831, le saint-simonien Jules Lechevalier, qui, sans être polytechnicien, avait été l’élève de Cousin à Paris et de Hegel à Berlin, vint prêcher une mission saint-simonienne à Besançon. Ses prédications furent interdites par la municipalité, mais L’Impartial – journal fondé par le fouriériste Muiron – lui ouvrit ses colonnes, en même temps que Muiron et Clarisse Vigoureux tentaient de l’amener au fouriérisme. Ébranlé, mais non convaincu, Jules Lechevalier vint à Metz en novembre 1831 et sa conversion fut achevée lors de ses discussions avec Considerant. Ce dernier rendit compte des résultats de sa propagande en général et des efforts qu’il tentait en particulier du côté du groupe des saint-simoniens pour les convertir dans une lettre adressée à Fourier (7 décembre 1831).
Devant le succès des conférences prononcées à Paris sur « L’Art d’associer » par Jules Lechevalier dès février 1832 – destinées aux saint-simoniens elles avaient aussi eu pour auditeurs attentifs Th. Jouffroy et Béranger – les fouriéristes décidèrent de lancer un journal intitulé Le Phalanstère, ou la Réforme industrielle, dont le premier numéro parut le 1er juin 1832. Le comité de direction se composait de trois gérants, Fourier, Muiron et Paul Vigoureux (ce dernier étant le simple prête-nom de sa mère, une femme ne pouvant être gérante d’un journal politique), de deux syndics, Adrien Gréa, député du Doubs et Baudet-Dulary, député de Seine-et-Oise et de deux directeurs, Lechevalier et Considerant. Ce dernier, alors encore à Metz, y exposait clairement les principales idées de Fourier en les élaguant. Quoique Fourier se soit plaint amèrement d’être tenu en lisière par ses disciples, il n’en fut pas moins le contributeur le plus prolixe. Les autres collaborateurs, outre Lechevalier, Considerant et Clarisse Vigoureux, étaient César Daly, Julien Blanc, Chambellant, Pecqueur, Paget, Maurize, Pellarin, Lemoine, Aynard de La Tour du Pin, Tamisier, Hippolyte Renaud, Allyre Bureau et Abel Transon. Le dernier numéro, rédigé entièrement par Fourier, parut le 28 février 1834. Considerant mit également en place, en 1832, une librairie phalanstérienne qui fonctionnait encore en 1850 (et survécut même bien au-delà sous un autre nom).
Victor Considerant prit une part active à la tentative malheureuse de colonie sociétaire à Condé-sur-Vesgres (Seine-et-Oise), lancée par Baudet-Dulary avec l’accord de Fourier (1833). Son échec l’amena à commencer des tournées de conférences en province (Houdan en Seine-et-Oise, Montargis et Orléans dans le Loiret, Besançon). Pour éviter d’avoir à faire face à ses obligations d’officier, Considerant fut contraint de prendre des congés successifs à compter du 1er août 1832, puis de démissionner le 16 août 1836. Tout en multipliant les réunions publiques, il préparait, parmi les nombreux essais de l’école, ce qui allait être le meilleur exposé d’ensemble de la doctrine sociétaire. Ce fut en effet son ouvrage, Destinée sociale, paru en septembre 1834, qui, après le départ de Jules Lechevalier et d’Abel Transon cette même année, l’imposa comme le principal porte-parole de la doctrine sociétaire. Le premier volume était dédié « au Roi, comme étant, à titre de chef du gouvernement et de premier propriétaire de France le plus intéressé à l’ordre, à la prospérité publique et particulière, au bonheur des individus et des nations ». Un second volume suivit en 1838 ; un troisième en 1844. Le succès fut assez notable pour que le pape Grégoire XVI condamne le premier volume, le 22 septembre 1836.
Considerant fit une première incursion remarquée dans le domaine politique, avec une brochure conséquente intitulée Nécessité d’une dernière débâcle politique en France qui parut durant l’été 1836, et dans laquelle il avançait des conclusions dépassant certainement la pensée de Fourier (encore que ce dernier avait eu des paroles de compréhension pour les insurgés lyonnais de 1834). Il allait en effet très loin : les insurgés de Lyon, disait-il, avaient posé la question sociale, il n’y avait qu’une seule façon de la résoudre, c’était d’organiser la commune sociétaire comme point de départ d’une réorganisation sociale complète.
Toujours sous la direction de Considerant, la publication de la nouvelle revue de l’École, La Phalange, commença le 10 juillet 1836. Il se trouva alors des mécontents pour critiquer l’importance du rôle joué par Considerant. Ils se déclarèrent ouvertement en août 1837 par la fondation de l’Institut sociétaire (à l’initiative d’Eugène Tandonnet, Édouard Ordinaire, Fugère et Doherty) : ils reprochaient à Considerant de ne pas vouloir transformer les groupes vaguement définis de disciples en une société avec affiliation, initiation et rites divers. Considerant bénéficia du soutien de Fourier contre cette première dissidence et l’Institut sociétaire fit rapidement long feu.
Voyant que Considerant persistait à traiter de l’actualité dans les colonnes de La Phalange, ceux qui voulaient voir l’école ne s’intéresser qu’à l’expérimentation de phalanstères allaient bientôt former une seconde vague de protestataires. Entre-temps, convaincu que la politique ne saurait être laissée de côté par un mouvement de pensée agissant, Considerant avait décidé de se présenter aux élections en 1839, à Colmar et à Montbéliard. À Colmar extra-muros, il soutint le gouvernement, et s’il fit des exposés sur la doctrine sociétaire, ce fut uniquement après la proclamation des résultats, c’est-à-dire après sa défaite. Insuccès aussi à Montbéliard, où Considerant avait cru que le député sortant, Silas Tourangin (frère du préfet du Doubs et de Zulma Carraud, l’amie de Balzac), ne se représenterait pas, et qu’il obtiendrait l’appui du gouvernement. C’est en tout cas ce qu’il écrivit le 9 février au Montbéliardais Frédéric Dorian : « Le gouvernement me soutient à Montbéliard. C’est arrêté définitivement et le ministre écrit au préfet de me faire nommer. » En réalité Silas Tourangin se représenta et fut élu le 9 mars. Considerant n’obtint pour sa part que 27 voix sur 174 votants.
Pour pouvoir se présenter à la députation, il avait fallu que Considerant paye un cens supérieur à 500 franc, ce qui était devenu possible grâce à son mariage en février 1838 avec Julie Vigoureux. La mère de celle-ci avait placé toute sa fortune et le patrimoine de ses enfants dans les affaires de son frère, le maître de forges Joseph Gauthier, qui, exploitant plus de vingt-cinq forges, était alors le troisième sidérurgiste de France. Mais en janvier 1841, la faillite de Joseph Gauthier ruina complètement Clarisse Vigoureux et ses enfants. Après avoir posé sans succès sa candidature au poste de bibliothécaire de Polytechnique, Considerant se décida à s’octroyer un salaire comme directeur de La Phalange, fonction que jusque-là, il avait exercée bénévolement. La fortune de Clarisse Vigoureux ayant disparu définitivement (et n’ayant donc pu aider en rien à l’établissement de la colonie de Réunion au Texas, contrairement à ce qui a parfois été écrit), il fallut chercher pour les publications de l’École d’autres sources de financement, en particulier auprès du philanthrope anglais Arthur Young.
Les fouriéristes réfractaires à la politique se récrièrent davantage encore au cours les années suivantes devant les développements donnés par Considerant à l’idée d’un « parti social », qui coexisterait avec l’École. Considerant définit plus tard ainsi leurs rôles respectifs : « À l’école, la science, la direction du mouvement, la réalisation pratique de la théorie sériaire. Au parti, l’exaltation des principes généraux de paix, de liberté, de justice, d’organisation du travail et d’unité sociale, l’application de ces principes aux choses de la politique intérieure et de la politique extérieure et aux questions de transition. Le parti puise dans le monde, et l’école dans le parti. » (1849).
Le Manifeste de l’École sociétaire et l’Exposition abrégée du système phalanstérien, en 1841, accentuèrent l’évolution de Considerant vers la démocratie. Et, le 1er août 1843, Considerant lança un quotidien intitulé Démocratie pacifique. La scission avec les fouriéristes conservateurs du Nouveau Monde s’approfondit, mais le fouriérisme démocratique de Considerant, en entrant, comme il le déclarait lui-même, dans la « politique active », élargit son audience et se transforma en socialisme militant. Le Manifeste de la Démocratie pacifique, paru dans le premier numéro du journal, débutait par une critique de la société capitaliste, et demandait à la « démocratie moderne » de militer pour la reconnaissance du droit au travail, pour l’organisation de l’industrie sur la base de l’association du capital, du travail et du talent, pour le suffrage universel, etc. Considerant le réimprima en 1847 sous le titre de Principes du Socialisme. Manifeste de la Démocratie au XIXe siècle.
Le socialisme de Considerant attira la bien davantage la bourgeoisie progressiste que la classe ouvrière. Les électeurs censitaires de Paris firent de lui un conseiller général de la Seine en novembre 1843. Alors qu’en 1836 il proclamait sa méfiance à l’égard des chemins de fer, voyant en eux de fragiles créations des « féodalités industrielles », il en était devenu un partisan convaincu, s’intéressant au chemin de fer de Reims à Strasbourg en 1844. Lors d’un séjour à Reims du 26 septembre au 4 octobre 1845, il y donna des « leçons sur l’Association agricole et industrielle », rencontra Allyre Bureau, dont il avait fait la connaissance en 1831. De son propre chef, ce dernier avait fait imprimer en brochure chez l’imprimeur Régnier à Reims le Manifeste de la Démocratie pacifique du 1er août 1843. Considerant conquit à cette occasion de nouveaux adeptes, tels Alfred Lejeune et Eugène Courmeaux, tous les deux des intellectuels.
Considerant échoua aux élections législatives de 1846 à Montargis. Il sortait à peine d’un procès de presse pour « excitation au mépris du gouvernement [..], à la haine contre diverses classes de citoyens », quand survint la révolution de Février.
La Démocratie pacifique du 25 février titra « Vive la République ! » et déclara : « La République de 1789 a détruit l’ordre ancien. La République de 1848 doit constituer un ordre nouveau. La réforme sociale est le but : la République est le moyen. Tous les socialistes sont républicains ; tous les républicains sont socialistes. » Revenu à la hâte de Belgique, où il donnait une série de conférences suivies par un public enthousiaste, Considerant ne parla plus que de concorde et de fraternité entre les classes sociales, adjurant les riches de secourir les pauvres afin d’empêcher que « le peuple affamé ne soit poussé par le besoin à de cruelles extrémités ». Il siégea brièvement à la commission du Luxembourg, rédigea inlassablement articles et brochures, prit la parole dans les clubs parisiens, s’affirma partout ennemi de la violence et socialiste. La direction du journal, muée en comité électoral central pour les élections à l’Assemblée constituante des 23 et 24 avril, répéta dans un manifeste les mêmes propos, en les nuançant vaguement de christianisme. Considerant fut élu dernier de liste dans le Loiret. Son élection n’en fut pas moins célébrée par les fouriéristes comme une événement historique.
Victor Considerant fut déçu par la Constituante. Il eut beau dire dans les couloirs que son socialisme n’était pas le communisme révolutionnaire de Blanqui, qu’il ne songeait pas à une réalisation brutale, mais à des passages graduels, les républicains conservateurs de l’Assemblée ne le crurent pas, se moquèrent de lui, de sa naïveté (très réelle) et même de sa bonté (tout aussi réelle). Élu à la vice-présidence du Comité d’agriculture, il y fut rapidement remplacé. Il siégea ensuite à la Commission de la Constitution, où il se distingua par sa modération, tout en restant intraitable sur la nécessité d’inclure la notion de « droit au travail » dans le texte final. Il proposa de même le 13 juin 1848 à la commission de la Constitution d’accorder le droit de vote aux femmes, quoique la Démocratie pacifique et lui-même n’aient pas soutenu la campagne développée par Eugénie Niboyet, Désirée Gay et Jeanne Deroin en faveur de cette mesure. Il fut le seul à voter en faveur de cette proposition et rédigea cette déclaration que l’Assemblée refusa de consigner dans les comptes-rendus officiels, mais que l’on trouve aux archives de la Chambre des Députés parmi les procès-verbaux inédits : « M. Considerant dit que dans une Constitution où l’on admet le droit de vote pour les mendiants et les domestiques, il est injuste de ne pas l’admettre pour les femmes. Il veut qu’il reste un souvenir de la protestation qui a été faite contre cette exclusion inique. »
Il siégea également dans le Comité du Travail, qui eut notamment à se prononcer sur le sort des Ateliers nationaux. Considerant ne contesta pas la nécessité de les fermer, mais il tomba malade au moment où devaient être arrêtées les modalités finales de cette fermeture.
Lorsque éclatèrent les tragiques journées de Juin, Considerant tenta en vain de jouer un rôle de conciliation. Quand il demanda à deux reprises, alors que les combats faisaient rage, que le « malentendu » soit dissipé, il ne provoqua que des cris hostiles. Horrifié par la brutalité de la répression, il se prononça contre la proclamation de l’état de siège et en appela au général Cavaignac pour qu’il mette un terme aux exécutions sommaires.
En s’opposant à Thiers, le 13 septembre, Considerant pria l’Assemblée ironique de lui accorder quatre séances du soir pour exposer ses conceptions. Il essuya un refus, bien qu’il eût déclaré « Je crois que la transition à un ordre social nouveau peut être faite sans apporter le moindre trouble dans la société ; je crois qu’elle est si peu attentatoire aux lois qui nous régissent que je ne vous demande pas le moindre changement dans les lois civiles, dans les lois politiques, religieuses, industrielles qui régissent aujourd’hui la société. » Pendant ce temps, il travaillait fiévreusement à la rédaction de son ouvrage Le Socialisme devant le vieux monde, ou le vivant devant les morts, paru fin novembre 1848, dans lequel il tirait les leçons des premiers échecs de la Révolution de février en les replaçant dans une perspective élargie. Sa thèse était que la Révolution n’était pas encore achevée, et que le mouvement révolutionnaire commencé en 1789 n’avait pas pris fin avec l’accession des adultes de sexe masculin à l’exercice de leurs droits politiques. Il prophétisait ceci : « la révolution restera EN PERMANENCE jusqu’à l’entrée en voie d’organisation d’une société capable de substituer (...) l’Association au Morcellement, l’accord à la lutte, la paix à la guerre, la liberté de tous à l’esclavage du grand nombre, la richesse générale enfin à tous les degrés de la misère. »
Lors des élections présidentielles de décembre, Considerant qui avait « lancé » la candidature du général Cavaignac, se rallia finalement de manière tardive à la candidature de Ledru-Rollin.
Toute la candeur utopique de Considerant reparut le 14 avril 1849, jour où il exhorta une Constituante de plus en plus mal disposée à son égard à créer un Ministère du Progrès et de l’Expérience, et à patronner des essais de Phalanstère et de colonie icarienne, ainsi que la Banque du peuple proudhonienne. Proudhon, que Considerant venait de malmener dans Le Socialisme devant le vieux monde, ne daigna pas secourir son compatriote empêtré.
Réélu à l’Assemblée législative en mai 1849, cette fois par le département de la Seine, Considerant réunit les chefs montagnards, le 11 juin, dans les bureaux de la Démocratie pacifique. Il proposa lui-même d’organiser une démonstration de force, et il fut au rendez-vous le 13. Avec quelques dizaines de représentants emmenés par Ledru Rollin, il se rendit en cortège jusqu’au bâtiment des Arts et Métiers (alors même que la grande manifestation de soutien populaire venait d’être brutalement dispersée par la troupe), et s’y retrouva pris au piège, manquant de peu d’être exécuté sommairement. Mais les principaux chefs du parti radical parvinrent finalement à s’échapper, et après être resté caché plusieurs semaines à Paris, il prit le chemin de l’exil, tandis que la Haute Cour de Versailles le condamnait à la déportation.
Victor Considerant s’installa d’abord en Belgique. C’est là que, cédant aux instances pressantes du fouriériste américain Albert Brisbane, il décida de partir aux États-Unis pour y effectuer un voyage exploratoire. Il débarqua à New York le 14 décembre 1852. Après un séjour au cours duquel il vécut durant six semaines dans la North American Phalanx (pour y perfectionner un anglais qui demeura toujours rudimentaire), rencontra divers fouriéristes américains et explora le Texas, il se convertit à l’idée de fonder une colonie en Amérique. De retour en Europe le 29 août 1853, il commença à réfléchir à ses projets. Le 6 février 1854, il renvoya à Paris les épreuves corrigées de son Rapport à mes amis, écrit qui parut début mai.
Le 14 septembre 1854 était fondée à Bruxelles la Société européenne de colonisation du Texas (société en commandite par actions), dont la gérance fut confiée à Allyre Bureau, Guillon et Godin-Lemaire. Victor Considerant, fondateur et agent exécutif au Texas, n’y exerçait aucune responsabilité.
Le 3 octobre 1854, les premiers colons quittèrent le port d’Ostende sous la responsabilité de Cantagrel. Parti le 17 janvier 1855 en compagnie de son épouse Julie et de sa belle-mère Clarisse Vigoureux, Victor Considerant arriva pour sa part à New York le 4 février. Après y avoir entrepris diverses démarches, il partit le 19 février pour la capitale fédérale Washington, où il rencontra plusieurs membres du Congrès. Il y resta jusqu’au début d’avril, en compagnie de César Daly qui l’y avait rejoint. Tous partirent ensuite pour La Nouvelle-Orléans (Louisiane) où ils arrivèrent le 28 avril.
Considerant arriva finalement à Réunion (Texas) le 30 mai 1855 en compagnie de sa famille, de Daly et de l’épouse de Cantagrel. Le 7 août fut fondée la Société de Réunion qui, sous sa direction, devait prendre en charge l’exploitation du domaine acquis dans le comté de Dallas.
Pourtant, très vite, devant les problèmes et les difficultés qui s’accumulaient, et surtout devant l’afflux prématuré de colons (ils étaient 128 en juillet) alors que rien n’était vraiment prêt pour les accueillir, Victor Considerant se persuada que l’expérience allait à l’échec, échec qu’il fallait conjurer en relançant la colonie ailleurs et sur des bases différentes. Lui-même avait toujours plaidé en faveur d’une colonie expériementale ouverte à toutes les écoles et non pas aux seuls fouriéristes. En octobre 1855, il partit pour Austin (Texas), puis San Antonio. Il ne revint à Réunion qu’à la fin du printemps suivant. La crise latente fut précipitée par les démissions de Cantagrel et du Dr Savardan le 6 juillet. Le 8, Considerant et Vincent Cousin « s’enfuirent » de la colonie au moment où devait être signée la convention dédommageant les membres de la colonie en leur cédant la moitié des parts réservées. En attendant l’arrivée d’Allyre Bureau, dépêché par la gérance, Duthoya prit la succession de Considerant à la tête de la colonie.
Victor Considerant se trouvait alors à San Antonio (où il allait demeurer jusqu’en 1869). Son souhait était de procéder à la liquidation de Réunion pour pouvoir lancer une nouvelle expérience sur des bases plus ouvertes dans les canyons d’Uvalde, où il avait acquis des terres. Il s’ouvrit de ses plans à Allyre Bureau qui, arrivé à Austin le 19 décembre, vint le voir avant de gagner Réunion (17 janvier 1857).
Quelque temps après, bien qu’averti de l’état de santé de Bureau (celui-ci était tombé malade peu après son arrivée dans la colonie), Victor Considerant refusa de regagner Réunion, se contentant d’y déléguer son ami Vincent Cousin. En mai 1858, Considerant reçut la visite de Bureau qui, remis, passa avec lui près de 3 semaines à visiter les canyons d’Uvalde. Peu de temps après, Considerant retourna à Paris et tenta de lancer une nouvelle souscription pour financer l’acquisition des terrains visités avec Bureau, après s’être efforcé d’expliquer son échec dans un livre intitulé Du Texas (Paris, Librairie sociétaire, 1857). N’ayant guère obtenu d’écho, il repartit pour le Texas à la mi-janvier 1859, et y arriva un mois plus tard.
Victor Considerant fut pendant de nombreuses années une des figures de la micro-société française de San Antonio. Du fait de l’éclatement de la guerre de Sécession, il vécut coupé du monde durant cinq années. Devant subvenir aux besoins de sa famille et de son ami (qui était dans un état « proche de la décrépitude »), il se retrouva finalement obligé « de piocher la terre » pour vivre (mais se garda bien de donner suite aux invitations qui lui furent faites de rejoindre les rangs de l’armée sudiste). Cette période fut également marquée par la dispariton en janvier 1865 de Clarisse Vigoureux, dont la santé avait décliné, jusqu’à la faire retomber en enfance.
Averti de la situation matérielle difficile dans laquelle se trouvaient les Considerant peu après la fin des hostilités, leurs amis parisiens ouvrirent une souscription pour leur permettre de revenir en France, ce qu’ils firent après que Victor eut été amnistié en 1869. Leur retour, en compagnie de Vincent Cousin, fut annoncé par La Démocratie le 12 septembre 1869.
Rentré à Paris en 1869, Considerant trouva une société profondément changée. Au printemps 1870, Julie et lui s’installèrent définitivement dans un petit appartement situé au n° 48 de la rue du Cardinal-Lemoine.
Renonçant à reprendre sa place de chef d’école, Considerant ne se désintéressa pas pour autant de la vie politique, adhérant notamment à l’Association Internationale des Travailleurs. L’Internationale de Bruxelles l’annonça dans son numéro du 31 juillet 1870, et confirmation en est fournie par un rapport de police du 29 juillet 1871, qui donne la liste des 82 adhérents de la section du Panthéon.
Lorsque éclata la guerre contre la Prusse en juillet 1870, il se montra pacifiste comme l’étaient tous les socialistes. Patriote après le 4 septembre, il demanda au Gouvernement de la Défense nationale de ne pas recommencer simplement 1792, mais de fonder sa politique sur l’« organisation juridique » de la paix, sur les États-Unis d’Europe, et sur des principes d’internationalisme proches de ceux qui étaient professés par les Internationaux parisiens (19 septembre 1870).
Lorsque la Commune fut proclamée au printemps 1871, les sympathies de Considerant allèrent clairement vers les communards plutôt que vers les Versaillais. Pourtant, lorsqu’il se décida à intervenir publiquement, ce fut pour jouer un rôle de conciliateur, en joignant ses efforts à ceux de la Ligue d’Union républicaine des Droits de Paris pour parvenir à une médiation entre Paris et Versailles. Toutefois, dans sa brochure La Paix en 24 heures, dictée par Paris à Versailles. Adresse aux Parisiens, (20 avril 1871), il prit implicitement parti pour la Commune, forme de démocratie qui se rapprochait de la démocratie directe qu’il appelait de ses vœux, déniant à l’Assemblée de Versailles le droit de contester l’autonomie de Paris, de ruiner cette autonomie par les armes et la sommant de réorganiser le gouvernement national en s’entendant avec toutes les communes de France. Après la Commune, Considerant s’efforça de venir en aide à certains de ses amis poursuivis (Gustave Courbet, Eugène Bestetti).
La fin de la vie de Considerant, attristée par la mort de sa femme (1880) fut consacrée à de nouvelles études. Il suivit les cours des Facultés, interrogea les professeurs et s’en fit des amis. C’était une célébrité du quartier Latin, que son sempiternel costume de paysan mexicain désignait à l’attention et au respect. Avec les étudiants et avec les socialistes de toutes les nuances, ses relations étaient cordiales. Après la mort de sa femme, Victor Considerant fut accueilli par son petit-cousin, Auguste Kleine, gendre de Clarisse Coignet, ingénieur des Ponts et Chaussées à Laon puis à Paris, qui l’entoura de soins filiaux et à qui l’on doit la conservation des archives de l’École sociétaire.
Considerant mourut fin 1893. Jean Jaurès et de nombreux communards suivirent son cortège funèbre vers le columbarium du Père-Lachaise. Peu après sa mort, son compatriote salinois, le géologue Jules Marcou, fit paraître sur lui une notice biographique dans le journal Le Salinois des 4, 11 et 18 février 1894. Marcou envoya cette notice au comte de Paris, petit-fils de Louis-Philippe, dont il avait fait la connaissance aux États-Unis. Ce dernier lui envoya en réponse la lettre suivante : « Vous avez eu raison de croire que cette biographie m’intéresserait. En effet, vous avez peint là un type absolument perdu aujourd’hui, le rêveur qui croit pouvoir refondre la société entière par le seul effet de la parole, de ses raisonnements et par le seul exemple de ses vertus privées, qui est presque indifférent à la forme politique du gouvernement et qui répudie l’emploi de la force pour faire triompher son système ne se rencontre plus aujourd’hui. On ne rencontre plus surtout l’homme parfaitement honnête et désintéressé dans la vie privée qui mourra pauvre après avoir consacré toutes ses forces et toute son intelligence à la réalisation de ses chimères. » Venant d’un adversaire politique il est difficile de trouver plus bel éloge.
Par Jean-Claude Dubos, Michel Cordillot
ŒUVRES : On trouvera dans l’ouvrage de Jonathan Beecher Victor Considerant, grandeur et décadence du socialisme romantique (Dijon, Le Presses du réel, 2012) une bibliographie très complète des œuvres de Considerant.
Les périodiques dirigés ou inspirés par Considerant furent les suivants : Le Phalanstère (1er juin 1832-28 février 1834). – La Phalange a) du 10 juillet 1836 au 15 août 1840 ; b) du 2 septembre 1840 au 30 juillet 1843 ; c) de janvier 1845 à décembre 1849, soit, pour chacune de ces périodes, respectivement, trois tomes, six tomes, le sixième étant en deux parties, et dix tomes. – La Démocratie pacifique, feuille quotidienne du 1er août 1843 au 22 mai 1850 en treize tomes, puis hebdomadaire du 4 août 1850 au 30 novembre 1850 (quatorzième tome). – Bulletin de la Société de Colonisation européo-américaine au Texas, Bruxelles-Paris, janvier 1855-20 août 1860. – Bulletin du Mouvement sociétaire en Europe et en Amérique, Bruxelles, octobre 1857-décembre 1860.
SOURCES : Les archives de l’École Sociétaire, essentielles pour connaître la vie et l’œuvre de Victor Considerant sont partagées entre les Archives Nationales, la Bibliothèque de l’École Normale Supérieure et la Bibliothèque Municipale de Besançon (voir les cotes et la description sommaire dans la bibliographie de Jonathan Beecher). – Arch. PPo., Ba/439, pièces 5171-5172. – E. Discailles, « Le socialiste français Victor Considerant en Belgique », Bulletin de l’Académie royale de Belgique, tome 29 de la 3e série, 1895, p. 705-748. – Hubert Bourgin, Victor Considerant. Son œuvre, Lyon, 1909. – Maurice Dommanget, Victor Considerant, sa vie, son œuvre, Paris, Éditions Sociales Internationales, 1929, et Les Idées pédagogiques de Victor Considerant, Saumur, s.d., brochure. – H.-J. Hunt, Le Socialisme et le Romantisme en France, Étude de la presse socialiste de 1830 à 1848, Oxford, 1935. – Jean-Claude Dubos, « Une famille de maîtres de forges, les Gauthier », Bulletin de la Société d’Agriculture, Lettres et Sciences de la Haute-Saône, n° 17, 1984, p. 61-114. – Michel Vernus, Victor Considerant 1808-1893. Le cœur et la raison, Dole, Canevas, 1993. – Clarisse Vigoureux, Parole de Providence, préface de Jean-Claude Dubos, Seyssel, Champ Vallon, 1993. – Richard Moreau, « Jules Marcou », Procès-Verbaux et Mémoires de l’Académie de Besançon, vol. 190, 1992-1993, p. 153-196. – « Autour de Réunion », Cahiers Charles Fourier, n°4 (1993) avec des études de Carl Guarneri, Bruno Verlet, James Pratt, Jonathan Beecher et alii. – « Victor Considerant, 1808-2008 », numéro spécial des Cahiers Charles Fourier, n° 19 (décembre 2008), coordonné par Thomas Bouchet et Michel Cordillot. – Jonathan Beecher, Victor Considerant, grandeur et décadence du socialisme romantique, édition revue et augmentée, Dijon, Le Presses du réel, 2012.