DELWARTE Albert [Dictionnaire biographique du mouvement social francophone aux États-Unis]

Par Jean-Louis Delaet, Michel Cordillot, Jean Puissant.

Né le 18 novembre 1847 à Fayt-lez-Manage (Belgique), mort à Braddock (Pennsylvanie) le 18 mars 1913 ; cordonnier, puis tenancier d’estaminet en Belgique ; membre de l’AIT, puis l’un des fondateurs de la Chevalerie du Travail dans ce pays ; militant coopérateur ; émigré en Pennsylvanie, membre du Parti socialiste ouvrier de Daniel De Leon, puis du Parti socialiste américain ; franc-maçon, membre du Grand conseil national de la Fédération américaine ordre mixte du Droit humain ; un des pionniers du mouvement socialiste francophone aux États-Unis.

Mêlé dès les premières heures au mouvement ouvrier du bassin de Charleroi (Belgique), Albert Delwarte, fils d’un cordonnier originaire de Nivelles installé à Jumet au centre du bassin minier carolorégien et cordonnier lui-même, avait une personnalité qui tranchait avec celle de la plupart des militants locaux et des ouvriers mineurs en général. En 1868-1869, les nombreuses sections de l’Association internationale des travailleurs qui se créaient dans la région manquaient cruellement d’hommes capables d’organiser un mouvement solide et durable. Militant remarquable plein de l’enthousiasme de ses vingt ans, doté d’une certaine instruction, écrivant et parlant bien, Delwarte fut rapidement indispensable à ses compagnons, tout en étant apprécié par le Conseil général à Bruxelles. Il devint l’ami intime de César De Paepe dont il suivit l’itinéraire idéologique entre Marx, Proudhon et Bakounine. Il assuma les fonctions, parfois simultanément, de secrétaire ou de délégué des sections (heureusement voisines) de Heigne et de Gohissart à Jumet, de Hupes à Roux et de la Docherie à Marchienne-au-Pont. Il fut peu après désigné alternativement comme secrétaire d’intérieur et d’extérieur de la section-mère, qui regroupait les militants les plus actifs et se préoccupait de la propagande, ainsi que de la fédération du bassin, fonctions bien plus politiques qu’administratives, qu’il partagea avec Louis Delaunoit, Alfred De Bruyn et Émile Depasse de fin 1869 à 1872.

Vivant parmi la population charbonnière, et donc tôt familiarisé avec les caractéristiques du métier et les conditions de vie du mineur, Delwarte rédigea différents rapports lors du congrès des sections de l’AIT des bassins houillers, notamment en novembre 1869 sur les causes et les négligences qui avaient provoqué l’accident minier du Gouffre survenu à Châtelineau le 20 octobre, et en août 1870 sur les caisses de prévoyance pour les ouvriers mineurs administrées par les patrons. Son militantisme actif lui valut de parler au nom des Fédérations de Charleroi et de diriger les travaux de la deuxième journée du congrès belge des 5 et 6 juin 1870, et enfin de présider le congrès extraordinaire des 30, 31 octobre et 1er novembre de la même année. Le 20 novembre, il signa une adresse du Comité fédéral du bassin de Charleroi au ministre des finances (le Catholique Victor Jacobs) s’indignant de la guerre franco-prussienne et lui intimant d’entreprendre les travaux d’intérêt public, nécessaires « œuvre de sagesse et de justice » pour pallier les effets de la guerre sur l’industrie, et donc sur l’emploi et les salaires.

Doublement influencé par les idées de Proudhon et de Marx à l’image de De Paepe, Albert Delwarte acquit une solide formation politique. Elle devait lui permettre de faire face aux multiples péripéties du développement du mouvement ouvrier de Charleroi. Pris entre les « intellectuels » bruxellois et le Conseil général de l’AIT, porteurs d’idéologie mais hésitants devant l’action d’une part, et une masse ouvrière toujours prête à s’enflammer, mais dépourvue de projet politique de l’autre, Delwarte et quelques autres mesurèrent bien vite les difficultés de l’action ouvrière. Les sections locales essentiellement composées d’ouvriers mineurs qualifiés (bouveleurs, abatteurs dits ouvriers à veine), étaient avant tout des sociétés de résistance, et leurs efforts visaient à former une organisation puissante capable d’améliorer les conditions de travail dans l’industrie en négociant, ou si nécessaire en s’opposant aux patrons charbonniers.

Parti à Lille (Nord de la France) en 1871 pour y travailler, Delwarte y fut l’un des fondateurs du Cercle des droits de l’homme. Malade, il rentra en Belgique.

En janvier 1872, du fait de la volonté manifeste de nombreuses sections d’en découdre, le conflit éclata dans les charbonnages sur la durée du temps du travail, malgré la réticence de certains dirigeants locaux qui estimaient l’issue encore aléatoire même si la conjoncture économique était bonne. Les délégués choisis pour négocier avec l’Association charbonnière, dont Delwarte, ne purent empêcher l’échec de la grève. L’Internationale et le Conseil général qui n’avaient pas apporté l’aide tactique promise en sortirent déconsidérés ; la Fédération du bassin se divisa et les sections moururent. Tandis que certains militants espéraient une entente et un compromis « honorable » avec les patrons et que d’autres prêchent la révolution, Delwarte et la majorité entendaient rester fidèles à leur comportement précédent, en évitant néanmoins toute étiquette ou discours ouvertement socialiste. Toujours à l’écoute du monde du travail, ils étaient présents chaque fois que des tensions se manifestaient. Durant l’année 1872, ils ne provoquèrent pas les conflits sociaux, mais tentèrent de les organiser et de les canaliser.

En 1874, Delwarte accompagna les délégués ouvriers qui avaient demandé (sur son initiative) et obtenu une audience avec Léopold II le 24 décembre, afin de réclamer son intervention pour rétablir la liberté du travail menacée dans chaque charbonnage par des mesures visant à fixer la main-d’œuvre. Pour la première fois, les pouvoirs publics arbitrèrent un conflit opposant patrons et ouvriers au grand dam des premiers. Jules Audent, échevin faisant fonction de bourgmestre de la ville de Charleroi, régla le conflit et le travail reprit aux anciennes conditions.

Dans les semaines qui suivirent, une Commission ouvrière du bassin de Charleroi fut mise sur pied. Delwarte en fut nommé secrétaire et fut chargé de formuler les revendications de ses compagnons. En mars 1875, l’Union des mineurs, une société financière d’épargne dont le but déclaré était de lutter contre les conséquences de trop fortes variations de salaire – il s’agissait en fait d’une société de résistance – se créa à Jumet-Gohissart, toujours avec Delwarte pour secrétaire. Mais le mois suivant, la conjoncture économique médiocre notamment, empêcha la concrétisation d’un projet de Fédération des mineurs vu le faible nombre de participants.

À cette même époque, Delwarte se lia d’amitié avec un ouvrier mineur ancien Internationaliste, Alexandre Roucloux, et leurs chemins furent désormais parallèles. Lors de la grève de janvier 1876, violente et presque révolutionnaire, qui s’étendit du Centre vers Charleroi pour obtenir une augmentation de salaires, Delwarte occupa la fonction de secrétaire d’un Comité ouvrier qui ne parvint pas à se poser véritablement en représentant des grévistes, et encore moins en interlocuteur de l’Association charbonnière. La maturité de ce groupe de militant était cependant manifeste : dans le prolongement des événements de décembre 1874, il revendiqua la mise sur pied d’une Commission mixte du travail qui délibérerait des salaires et des conditions de travail. Delwarte signa à cette occasion des tracts imprimés par Brismée à Bruxelles. Le 24 janvier, accompagné d’André Doms (mineur à Happes sur Roux), il exposa longuement devant la Chambre du travail Bruxelles la situation des mineurs et les circonstances de la grève. À propos des accidents (la catastrophe de l’Agrappe à Frameries avait frappé les esprits), il dénonçait « la rapacité des directeurs et des chefs porions » qui cachaient les dangers existants, rappelant qu’il avait prêché le calme, l’organisation et la création d’une « commission mixte ». Dans une lettre (lue le 7 février, alors que la grève était terminée) il remercia la Chambre de son soutien, mais demanda une aide financière, qu’aucune corporation présente n’était prête à consentir.

De février 1876, date à laquelle l’Union des mineurs de Gohissart clôtura son compte à la Banque national, jusqu’en 1885, il n’y a plus traces d’organisation ouvrière parmi les mineurs du bassin de Charleroi. Delwarte et ses amis poursuivirent néanmoins leur combat politique par d’autres moyens. En 1868 s’était créée à Lodelinsart la première société de Libre Pensée de la région de Charleroi, dont Delwarte devint assez vite le secrétaire. Ses statuts furent publiés dans Le Droit, le journal régional de l’AIT. Faisant écho à Proudhon, qui avait dit que « l’idée économique du capital, l’idée politique du gouvernement ou de l’autorité, l’idée théologique de l’Eglise, sont trois idées identiques et réciproquement convertibles : attaquer l’une, c’est attaquer l’autre », César de Paepe affirmait pour sa part : « Prolétaires, il y a trois choses à détruire : Dieu, le pouvoir et la propriété. » À Charleroi, l’anticléricalisme était partagé par bon nombre de militants. L’Église et les milieux catholiques, la Ligue nationale belge du comte Charles d’Oultremont ou la Fédération des cercles catholiques de Clément Bivort, y étaient très actifs et connaissaient un certain succès. De telle sorte que lors de la préparation de la grève de janvier 1872, nombre de tracts s’adressaient particulièrement aux ouvriers fréquentant les cercles et œuvres catholiques. Au sein du mouvement rationaliste, Delwarte rencontra Hubert Boëns, disciple de Comte, proche de Littré, et Jules (Bufquin) des Essarts, toujours saint-simonien comme son père. Les points de vue se rapprochèrent. Le premier lança la Représentation du travail pour participer à la campagne pour le suffrage universel. En octobre 1875, Delwarte se présenta aux élections communales à Jumet sur la liste d’un Cercle démocratique nouvellement créé. En 1882, il était le secrétaire du Comité central des ligues communales pour la réforme électorale de l’arrondissement de Charleroi, lequel affirmait son intérêt pour les questions sociales.

En 1875, se créa la Fédération rationaliste du bassin, dont la Société des rationalistes de Lodelinsart, puis L’Émancipation de Charleroi en 1879 furent la société mères. D’abord sous la présidence de Boëns, puis sous celle de des Essarts, Delwarte en fut le secrétaire jusqu’en 1892, date à laquelle il reçut le titre de secrétaire perpétuel. Il fut également le secrétaire de l’éphémère Ligue progressiste, qui concrétisa le tournant politique de la Libre Pensée en 1879. Il participa aux congrès nationaux de la Libre pensée et présida une séance du congrès de Jolimont le 14 Août 1876 comme représentant du Phare de Jumet-Gohyssart, qu’il avait contribué à créer ; il présida encore les séances du congrès de Bruxelles, les 28 et 29 mars 1880. Enfin il participa et intervint au congrès international d’août-septembre à Bruxelles, ce qui atteste qu’il était reconnu à l’époque comme une personnalité de premier plan au sein du mouvement. Ancien internationaliste, il dut pourtant répondre aux attaques de la presse conservatrice : « Nous ne nous occupons pas du socialisme révolutionnaire mais du socialisme progressif, des grandes questions sociales qui intéressent tous les travailleurs » (Journal de Charleroi, 24 novembre 1879). Si le programme de la Ligue contenait la suppression du livret d’ouvrier et la réforme des caisses de prévoyance, des dissensions existaient quant à l’adoption d’un projet cohérent et socialiste de transformation économique et sociale de la société.

Alors que d’aucuns croyaient en une régénération du parti libéral, Delwarte créa un Cercle démocratique à Jumet en 1881. Des premiers contacts se nouèrent entre progressistes et socialistes ; c’est par Delwarte et De Paepe que des Essarts se familiarisa avec les principes du socialisme. Ayant conservé les relations établies de 1869 à 1872 à Bruxelles avec Alexandre Roucloux, Delwarte participa aux côtés de groupes d’ouvriers flamands et bruxellois, de Verviers et du Centre aux discussions portant sur la formation d’une Union ouvrière belge en avril et juin 1877. Mais les Wallons, qui connaissaient leurs troupes, refusèrent un programme trop politique semblable à celui que la social-démocratie allemande avait adopté à Gotha en 1875.

Pour sa part, Delwarte suivit de près la constitution du Parti socialiste belge en janvier 1879. Militant connu et écouté, il fut le seul carolorégien (n° 35) figurant parmi les 36 têtes de l’« Hydre du socialisme » publié par le journal La Bombe la même année. Socialiste et libre-penseur, il prit, sans le savoir encore, un nouveau tournant à l’aube des années 1880. Le 12 mars 1882, la Fédération rationaliste et progressiste publia un programme de réformes sociales et économiques qui reprenait des revendications ouvrières et libérales progressistes. Fréquentant des ouvriers verriers, les souffleurs de verre, l’aristocratie ouvrière locale, nombreux dans les sociétés de Libre Pensée (Lodelinsart, le « petit Paris », était le centre de la population verrière), il fut l’animateur, avec Oscar Falleur, d’une campagne de meetings et de pétitionnements aux chambres pour réclamer l’institution à Charleroi d’un Conseil des prud’hommes. Les différends entre patrons et ouvriers verriers étaient devenus nombreux suite à l’application de nouveaux contrats à long terme. Si une proposition de loi fut bien déposée à la chambre, son adoption se fit attendre ; la campagne aboutit à la fondation à Lodelinsart de l’Union verrière entre avril et août 1882. Les réunions se tenaient dans le café de Delwarte. Le local fut transféré en octobre 1883 à Charleroi, où il s’était installé (il y tint également un estaminet, « le Café central », propriété de Jules des Essarts). Tout en n’en étant pas membre, il faisait fonction de secrétaire et assistait aux réunions.

Grâce à lui, des contacts furent noués entre bourgeois progressistes et verriers. De retour à Charleroi en 1882-83, Jules Destrée, lié à des Essarts, devint l’avocat-conseil de l’Union. Les positions des uns et des autres n’étaient pas très éloignées. Delwarte lui-même avouait que lors de sa création, l’Union était un syndicat professionnel corporatiste, où les intéressés examinaient ensemble la situation économique et discutaient de leurs conditions de travail, plus qu’une coalition contre les patrons, et davantage une société de maintien de prix qu’une société de résistance. En vue de former une association internationale, devenue nécessaire dans une industrie dont le marché s’étendait au monde entier, des contacts furent aussi établis d’emblée avec l’Association des verriers à vitres des États-Unis d’Amérique, où les souffleurs de verre de Charleroi, attirés par des contrats mirobolants, étaient partis nombreux.

Delwarte se rendit une première fois en Pennsylvanie en 1883, pour y apporter une somme de 1 000 francs destinée aux verriers américains en grève depuis 6 mois. Ceux-ci étaient organisés au sein du Noble Order of the Knights of Labor, l’Ordre des chevaliers du travail, où ils formaient une union nationale spécifique, l’Assemblée des verriers à vitres de Pittsburg n° 300. La philosophie de l’ordre était la fraternité universelle. Plus ouvert que les syndicats traditionnels, il accueillait dans ses rangs la petite bourgeoisie artisanale et même les petits industriels. Il ne cherchait pas à renverser le système capitaliste, mais à rétablir un juste équilibre entre capital et travail. Cette philosophie plaisait aux milieux progressistes de Charleroi et à l’aristocratie des souffleurs de verre, mais Alberte Delwarte ne pouvait s’en contenter. Par sa nature d’organisation semi secrète qui s’efforçait de vivre à l’abri de la persécution, l’Ordre, véritable Franc-maçonnerie ouvrière, s’adaptait parfaitement aux contraintes de la verrerie, où dans les entreprises, souvent petites, le maître verrier, parfois d’origine ouvrière, était proche de son personnel.

En avril 1884, Isaac Cline et Andrew Burtt vinrent à Charleroi où se tenait une réunion préparatoire à la création de la Fédération universelle des verriers à vitres. Cette organisation fut effectivement fondée le mois suivant à Saint-Helens, près de Londres, entre Anglais, Belges, Français, Italiens et Américains. Delwarte, sans doute initié à Londres, en fut élu secrétaire. La lecture des événements faite par un journal de Pittsburgh, le Pottery and Glass Ware Reporter (cf la Revue industrielle, 15 février 1891) est amusante : « Les évangélistes américains se rendirent à Charleroi et trouvèrent là un prêcheur dans la personne d’un cordonnier nommé Delwarte qui tenait un estaminet. Celui-ci, consentant à délaisser son tablier, ses outils et ses bouteilles contre un plus grand salaire qu’il n’en avait jamais reçu auparavant, devint leur dispensateur. Il faisait des voyages en France, en Angleterre et aux États-Unis. Il aimait faire cela, car c’était plus en rapport avec ses goûts innés que de faire des bottes. Il fut nommé secrétaire-trésorier. C’était un parleur ardent et il méritait honnêtement son salaire en attachant ses chers concitoyens aux principes de la Fédération universelle. »

À l’automne 1884, les Américains envoyèrent comme organisateur spécial pour l’Europe le frère Denny (ou Donney), afin d’initier divers groupes à Charleroi, Liège, Bruxelles et dans d’autres pays. À Charleroi, il organisa l’Union verrière en Assemblée des verriers à vitres belges Eurêka n° 3 628 – la première du continent européen –, puis avec l’aide de Delwarte, il implanta l’Ordre dans d’autres groupes professionnels (gantiers, mineurs…).

Lors d’un deuxième voyage à Pittsburgh en juillet 1885, Delwarte fut nommé organisateur général pour l’Europe. Il n’en abandonna pas pour autant ses convictions socialistes, continuant de souhaiter un changement profond de la société. Présent à Bruxelles le 5 avril 1885 lors de la fondation du Parti ouvrier belge, il orienta, aidé par Falleur, l’Union ouvrière vers des positions politiques plus nettes. Mais elle refusa toutefois d’adhérer au POB. Une grève fut menée en 1884 pour le partage du temps de travail dit à 2 pour 1 en période de chômage partiel des fours, tout en mettant en garde les ouvriers verriers contre le risque de prolétarisation que le développement du four à bassin contenait en germe du fait de l’accentuation de la division du travail et de la concentration capitaliste en verrerie.

Delwarte parvint à atténuer le caractère corporatiste de l’Union verrière en y intégrant les ouvriers verriers moins qualifiés jusque-là rejetés. Cette nouvelle orientation ne plut guère aux progressistes, Jules des Essarts ou Hubert Boëns. Fin 1855, Delwarte publia une série d’articles sur la question verrière dans Le Peuple.

Les événements de mars 1886 et la répression qui s’ensuivit affaiblirent l’Union. Falleur et Xavier Schmidt, entre autres, furent arrêtés et condamnés le 11 août 1886 par les Assises du Hainaut. Peut-être absent en mars 1886, Delwarte ne fut pas inquiété. Les autorités cherchant à porter un coup à l’organisation professionnelle coupable de maintenir des salaires élevés en verrerie plus encore qu’au groupe politique, Falleur était un coupable tout désigné. Delwarte n’étant pas lui-même verrier, son arrestation aurait politisé outre mesure le procès. Un groupe de verriers devait plus tard l’accuser d’avoir provoqué la perte de l’Union en lui donnant un but politique de lutte contre le capital.

Outre les verriers, se créa à Jumet-Gohissart le 10 mai 1885 au sein de l’Ordre des chevaliers du travail une Union des mineurs, l’Assemblée n° 3 846. Les liens avec l’ancienne section de l’AIT et l’Union des mineurs de 1875 étaient évidents : autour de Delwarte, on retrouvait Roucloux et Henri Guesse, mais aussi Jean Callewaert. Trois autres groupes se formèrent au cours de l’année 1886 : l’Union des mineurs de Charleroi-nord et les Unions des métallurgistes de Couillet et de Monceau. L’orientation socialiste de ces groupes semble assez nette ; avec d’autres, socialistes ou non, ils formèrent le 3 octobre 1886 une Fédération des ligues ouvrières et des sociétés coopératives, affiliée au POB et à la Chevalerie du travail, dont Delwarte et Roucloux étaient les dirigeants. Cette Fédération organisa la manifestation du 31 octobre à Charleroi pour la libération des condamnés politiques, finalement amnistiés et exilés en août 1888.

Suite à ce succès, le « Roi Delwarte » comme le surnomma la Revue industrielle, remercia la population de Charleroi dans une proclamation. C’e fut encore lui qui organisa la manifestation dite « des femmes », conduite par la mère de Falleur, le 9 novembre lors de l’ouverture de la session parlementaire à Bruxelles. Enfin, il rédigea le rapport présenté par les ligues ouvrières de Charleroi en septembre devant la Commission du travail instituée le 17 avril. En mai-juin 1887, la Fédération mena vaille que vaille la grève générale lancée dans le Centre. La scission du Parti socialiste républicain d’Alfred Defuisseaux, auquel adhérait l’ensemble des organisations ouvrières du bassin (soit une vingtaine en tout, dont 5 Assemblées de Chevaliers), intervint en août 1887.

À la fin de l’année fut créée à Bruxelles l’Assemblée d’État belge de l’Ordre des chevaliers du travail, dont le principe avait été accepté à Pittsburgh en juillet 1885, avec Albert Delwarte pour grand maître. Elle rassemblait alors 18 groupes. Mais peu à peu des dissensions se firent jour avec l’Ordre américain, d’ailleurs affaibli par les progrès d’un syndicalisme corporatiste. Les mineurs de Gohissart en novembre 1886, puis les métallurgistes de Couillet en octobre 1888, ne reçurent aucune aide ; l’Union verrière, plus étroitement liée avec les États-Unis, était en déclin. Les desiderata de l’Assemblée belge que Delwarte fut chargé de présenter à Indianapolis durant l’été 1889 au cours de son troisième voyage aux États-Unis ne furent pas entendus. Après son retour en septembre, l’Assemblée décida de se désaffilier. Lors d’une Assemblée d’État tenue le 1er juin 1890 à Charleroi, Delwarte démissionna de son poste et fut remplacé par Callewaert.

Suite à la désagrégation du PSR lors de sa dernière tentative de grève en décembre 1888, la réunification des deux partis socialistes se réalisa en avril 1890 au congrès de Louvain ; mais les Chevaliers du travail étaient absents. Socialiste de la première heure, Delwarte ne put empêcher les particularismes du mouvement ouvrier carolorégien de prévaloir. La Chevalerie du travail qui était sortie renforcée de la désorganisation consécutive à l’aventure du PSR et au sein de laquelle l’influence des progressistes se faisait davantage sentir que celles des socialistes, peu nombreux à Charleroi, les incarna en les accentuant.

Surtout en janvier 1890, les mineurs menés par Jean Callewaert gagnèrent une grève portant, comme en janvier 1872, sur la réduction du temps de travail. La tactique de la grève générale s’avérait payante quoi qu’en disent certains dirigeants du POB. Le 8 février, Callewaert fut désigné comme grand maître de l’Assemblée d’État des Chevaliers du travail. Delwarte resta solidaire du mouvement ouvrier régional et n’assista pas au congrès du POB à Louvain. En avril, il fut membre du bureau de l’éphémère Union libérale démocratique qui soutint la candidature de Callewaert aux élections législatives de juin. L’organisation de la manifestation pour le suffrage universel du 10 août 1890 à Bruxelles fut le dernier acte politique important d’Albert Delwarte en Belgique. Une plaquette reprenant les noms des 29 défenseurs du suffrage universel fut réalisée en souvenir de la manifestation, et à nouveau il fut le seul Carolorégien à y figurer.

En 1891, Albert Delwarte décida d’aller rejoindre son fils Zénobe, qui était installé à Kitannsong (Pennsylvanie). Il avait déjà quitté la Belgique en 1876, pour aller s’installer au Brésil, avec le projet d’y implanter une coopérative verrière. Mais cette tentative avait échoué à cause des conditions climatiques défavorables et de la trop forte chaleur qui régnait dans ce pays, si bien qu’il fut de retour en 1878. Mais ce nouvel exil allait être définitif. Sollicité par télégramme pour se présenter aux élections législatives, les premières au suffrage universel (tempéré par le vote plural), marquées par l’alliance des Chevaliers, du POB et de la Fédération démocratique, il répondit négativement en proposant la candidature du verrier Joseph Lambillotte.

En décembre 1895, Albert Delwarte, qui venait de faire un bref séjour en Belgique pour y faire soigner son épouse malade, s’installa à Jeannette (Pennsylvanie). S’appuyant sur l’importante colonie belge et française venue pour y travailler dans l’industrie du verre, alors à son apogée, il y fut l’un des membres fondateurs en 1896 d’une société rationaliste et d’une section francophone affiliée au Parti socialiste ouvrier de De Leon. En 1898, il fut le fondateur et rédacteur du Bourdon, organe de langue française du PSO qui n’eut qu’une existence éphémère (13 numéros parus).

C’est dans le cadre de ses activités de propagande qu’Albert Delwarte fit la connaissance de Louis Goaziou en 1897. Alors anarchiste, ce dernier participa à plusieurs débats contradictoires avec Delwarte, et il en sortit suffisamment ébranlé pour commencer à évoluer vers l’acceptation de la lutte politique et électorale.

Abonné à L’Union des travailleurs dès son lancement, Albert Delwarte fut l’un de ses plus fervents soutiens. Il se porta acquéreur en 1903 de cinq actions de la coopérative de publication de ce journal et plaça à lui seul vingt-cinq abonnements d’essai l’année suivante. À de nombreuses reprises, il profita de ses déplacements professionnels et de son vaste réseau de connaissances pour recueillir des sommes assez considérables au profit de la souscription permanente. Il fut aussi un collaborateur expérimenté de L’Union des travailleurs où il donna quelques articles importants comme cet éditorial intitulé « Socialisme » (26 janvier 1905), ou encore un article dans lequel il réfléchissait de manière fort pertinente au problème des risques que représentaient pour le PSA les divisions ethniques existant en son sein (2 mars 1905).

Début 1905, Albert Delwarte appela ses camarades de travail à se solidariser avec les verriers à vitres belges engagés dans une grève longue pour leur survie. Peu après, il décida d’aller s’installer à Braddock (Pennsylvanie), auprès de son fils Zénobe. Le déclin de l’industrie du verre avait vidé Jeannette de ses ouvriers et les militants socialistes s’étaient éparpillés ou découragés. Dès lors Albert Delwarte choisit de consacrer ce qui lui restait d’énergie au renforcement de la Fédération maçonnique du Droit humain, dont il fut élu membre du Grand conseil national.

En 1907, Albert Delwarte fit un dernier voyage en Belgique avant de tomber malade l’année suivante. À demi paralysé, il se vit dès lors condamné à ralentir fortement ses activités. Il parvint à rédiger une longue analyse à la fois historique et technique de l’évolution de l’industrie du verre à vitre qui fut publiée sous la forme d’une série de 24 articles par L’Union des travailleurs en 1910-1911. Une de ses dernières sorties fut pour venir visiter l’imprimerie de ce journal en compagnie de deux membres de sa famille en 1911.

La mort vint le délivrer de ses souffrances le 18 mars 1913. Fidèle à ses convictions rationalistes, il avait demandé à être incinéré. La cérémonie funéraire qui eut lieu le 20 mars fut l’occasion d’une manifestation imposante où dominaient les Francs Maçons. Plusieurs allocutions furent prononcées au cimetière par la sœur Noël (loges de Charleroi) et par les frères Martinazzo (loges de Jeannette) et Louis Goaziou, président de la Fédération américaine du Droit humain. Le cercle La Fayette avait également envoyé une gerbe imposante.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article159780, notice DELWARTE Albert [Dictionnaire biographique du mouvement social francophone aux États-Unis] par Jean-Louis Delaet, Michel Cordillot, Jean Puissant., version mise en ligne le 10 juin 2014, dernière modification le 9 avril 2020.

Par Jean-Louis Delaet, Michel Cordillot, Jean Puissant.

ŒUVRES : Notice historique sur la société des rationalistes de Lodelinsart, Charleroi, 1880 – « Résumé historique de la Verrerie à vitres (américaine) », Moniteur industriel de Charleroi, 24 décembre 1910-25 mars 1911.

SOURCES : AGR, administration des mines, anciens fonds n° 306, grèves janvier 1872, décembre 1874, avril 1875, janvier 1876. — Le Sancho du Hainaut, 16 mai 1869, 30 octobre et 17 novembre 1870, janvier 1871. — Le Droit, 25 décembre 1870, 31 décembre 1871, 14 janvier 1872. — L’Internationale, 3 et 18 avril 1870. — Le Journal de Charleroi, 29 mars 1870, 14 janvier 1872, 19 janvier, 10 mars, 13 avril, 3 mai, 23 octobre 1875, 14 janvier 1876, 13 et 24 novembre 1882, 23 juillet et 15 septembre 1889, 21 avril 1890, 8 août 1907, 15 octobre 1913. —Revue industrielle, 7 novembre 1886, 15 février 1891. — L’Ami du peuple, 7 novembre 1886, 26 août et 2 décembre 1888, 18 janvier 1891. — Chevaliers du travail, 17 mars 1892. — Le Bourdon, passim. — La Tribune libre, 1er septembre 1898. — L’Union des travailleurs, 26 novembre 1903, 17 novembre 1904, 19 janvier, 26 janvier, 2 mars 1905, 29 mars, 12 juillet 1906, 9 juin 1910, 27 octobre 1910-18 mai 1911, 14 septembre 1911, 27 mars 1913 entre autres. — John Bartier, « Proudhon et la Belgique » dans Libéralisme et socialisme au XIXe siècle, Université libre de Bruxelles, 1981, p. 117, 175, 130. — Louis Bertrand, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique, tome II (1907), p. 300-303. — R. Chambon, Trois siècles de verrerie au Pays de Charleroi 1669-1969, Charleroi 1969, p. 48-52. — J. (Bufquin) des Essarts, Histoire de la Fédération rationaliste de Charleroi, Charleroi, 1913. – Jean-Louis Delaet, « Le Pays de Charleroi vers 1885 » dans Les grèves de 1886, prélude à 100 ans de progrès social, Charleroi, 1986. — F. Duquesne, Histoire de la société coopérative de Roux, Gand, 1906, p. 2-3. — R. P. Hasquin, Les Grandes Colères du pays noir, 3 vol., Lodelinsart-Gilly, 1972-1977, tome 1, 1666-1886. — G. Houdez, Les Troubles de Charleroi, mars 1886, 25 ans après, Frameries, 1911, p. 48. — J. Lambillotte, Les Chevaliers du travail, Charleroi, 1892. — V. Lefebvre, La Verrerie à vitres et les verriers de Belgique depuis le XVe siècle, Bruxelles, 1938, p. 63-65. — J. Michel, « La Chevalerie du travail (1810-1906) », Revue belge d’histoire contemporaine, 1978, 1-2, p. 117-164. — Jean Neuville, Naissance et croissance du syndicalisme, tome 1, L’Origine des premiers syndicats, Bruxelles, 1979, p. 191-222. — Catherine Oukhow, Documents relatifs à l’histoire de la Première Internationale en Wallonie, Paris-Louvain, 1967, p. 50, 60, 63, 253, 258, 262, 268, 276, 305, 308, 314. — Francis Poty, Histoire de la démocratie et du mouvement ouvrier au Pays de Charleroi, 1975, p. 70-77, 92, 104-106. — Emile Vandervelde, Enquête sur les associations professionnelles d’artisans et d’ouvriers en Belgique, 2 vol., Bruxelles, 1891, tome 2, p. 117-118. — L. Watillon, « Les Chevaliers du travail », dans L’action syndicale, Charleroi, 1935-36. — Hubert Wouters (ed.), Documenten betreffende de Geschiedenis des Arbeidersbeweging ten Tijde van de Ie Internationale, (1866-1880), Louvain, Nauwelaerts, 1971 (3 vols.).

ICONOGRAPHIE : Un portrait photographique d’Albert Delwarte âgé fut publié par L’Union des travailleurs dans ses numéros datés du 9 juin 1910 et du 27 mars 1913.

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