DRURY George B., puis Victor [Dictionnaire biographique du mouvement social francophone aux États-Unis]

Par Michel Cordillot

Né le 4 février 1825 en France, mort le 21 janvier 1918 à Brooklyn (USA), à la veille de son 93e anniversaire ; militant quarante-huitard exilé à Londres, parti ensuite aux États-Unis ; y travailla comme charpentier, puis comme tailleur de pierres ; membre de l’AIT et de l’URLF, puis du Socialist Labor Party, il fut aussi l’un des « cerveaux » de l’International Working People’s Association et des Knights of Labor.

De tous les militants français émigrés aux État-Unis, Victor Drury est sûrement celui qui a joué le rôle le plus important au sein du mouvement ouvrier américain. Mais paradoxalement, on ignore encore énormément de chose sur ce personnage très énigmatique, qui s’est constamment efforcé de cultiver le secret, aussi bien dans sa vie militante que dans sa vie privée.

On ne sait ainsi rien ou presque de ses origines, pas même son véritable nom, puisqu’il semblerait que Drury était un pseudonyme. Il serait né dans une bonne famille, peut-être havraise, et aurait reçu une solide éducation, sans doute catholique. Il aurait aussi participé activement à la Révolution de février 1848 à Paris. Seul le fondateur de l’AFL, Samuel Gompers, a donné dans ses mémoires quelques renseignements non vérifiables concernant la jeunesse de Drury. Se référant à des confidences recueillies après de divers militants, il a ainsi écrit que Drury aurait été membre de la Charbonnerie universelle et qu’il aurait été associé à Londres au début des années 1850 à Mazzini et divers autres proscrits, notamment Louis Blanc et Ledru-Rollin. Le 24 février 1851, un certain Dury participa à Londres au banquet organisé par la Société fraternelle des Démocrates-socialistes français, proche de Ledru-Rollin, pour célébrer l’anniversaire de la chute de Louis-Philippe. S’agissait-il de Drury ?

Le nom de Drury apparait avec certitude pour la première fois en 1865, sur la liste des adhérents de la Section française de Londres de l’AIT, aux côtés de Huleck et de sa femme Marie-Louise David, de G. Jourdain et d’Eugène Dupont, pour ne citer que ceux qui séjournèrent à un moment ou à un autre aux États-Unis (voir ces noms). C’est du même coup une indication laissant supposer que Drury était membre, ou à tout le moins très proche, de la Commune révolutionnaire et des milieux maçonniques des Philadelphes, où se côtoyaient anciens quarante-huitards et révolutionnaires exilés de l’Europe entière. Le fait que Drury se soit tout sa vie complu dans des organisations plus ou moins secrètes plaide d’ailleurs pour la vraisemblance de cette hypothèse. La même année, il semble que Drury ait par ailleurs été proposé pour siéger au Conseil central de l’AIT, mais que sa candidature ait été écartée car émanant de milieux jugés suspects par Marx et ses amis (Lettre de Marx à Engels, 9 décembre 1868).

Fin 1867 ou début 1868, Drury partit pour les États-Unis en compagnie d’un autre International de la branche française de Londres nommé Isard (voir ce nom). Il fut accueilli à New York par une vieille connaissance londonienne, Claude Pelletier (voir ce nom), lequel le mit instantanément en contact avec le milieu des exilés révolutionnaires. Au printemps 1868, Drury prit contact avec les communistes allemands regroupés autour de Sigfried Meyer. Ce dernier écrivit alors à Marx pour lui suggérer d’envoyer à Drury un mandat de représentant officiel du conseil général outre-Atlantique, mais il se fit sèchement rabrouer. Durant l’été 1868, Drury retourna quelque temps à Londres et tenta une nouvelle fois d’obtenir du conseil général de l’AIT un mandat pour le représenter au congrès de la National Labor Union, ce qui lui fut une fois encore refusé (Lettre de Marx à Sigfried Meyer, 14 septembre 1868). Cela n’empêcha pas Drury de presser les Allemands de New York de constituer une section de l’AIT. D’où une nouvelle mention de son nom dans une lettre de Meyer à Marx en date du 24 novembre 1868, qui rendit ce dernier furieux (voir sa lettre à Engels en date du 9 décembre 1868).

Drury, qui parlait parfaitement anglais, noua rapidement des liens avec le mouvement ouvrier autochtone. Dès septembre 1867, il assista au 2e congrès de la National Labor Union à Baltimore (Maryland), soumettant aux délégués une série de propositions d’action et leur suggérant une alliance avec l’AIT (on sait qu’en 1869, la NLU fut officiellement représentée au congrès de Bâle par Andrew Cameron).

Parallèlement, Drury se montra très actif dans les milieux franco-américains et rejoignit l’Union républicaine de langue française (URLF) peu après sa fondation. Il représentait notamment cette organisation en mai 1870 à la fête de l’Arbeiter Union de New York ; il côtoya à cette occasion des représentants d’organisations regroupant des Noirs et des femmes, ainsi que le président de la NLU, William Sylvis. Il assista également à la réunion qui marqua la naissance de la première section française de l’AIT à New York fin mai ou début juin, et il donna de nombreuses contributions dans les colonnes du Bulletin de l’Union républicaine, puis du Socialiste. Le 19 novembre 1870, il fut l’un des principaux orateurs appelés à s’exprimer lors du meeting qui rassembla à Cooper Union (New York) exilés allemands et français unis dans leur opposition à la guerre franco-prussienne, et il se fit applaudir vigoureusement lorsqu’il déclara : « Nous sommes des patriotes — de vrais patriotes — nous sommes les patriotes de l’univers. » Début avril 1871, alors que le débat s’amplifiait au sein de l’URLF, il fut l’un des signataires d’un communiqué prenant clairement fait et cause pour la Commune dans les termes suivants :

« Le gouvernement de l’Assemblée de Versailles a voulu décapiter Paris et lui ravir ses droits de parler, d’écrier, de se réunir, et surtout d’être armé. Paris s’est soulevé. Il a bien fait ! Et nous, membres de l’Union républicaine de langue française de New York, déclarons à l’unanimité être avec Paris contre ses oppresseurs.

Constant Christenert, président.

D. Debuchy, Drury, Claude Pelletier, délégués. »

Militant en vue de l’AIT, Drury fut à l’origine de la création de plusieurs sections nouvelles, entre autres à Boston et Baltimore, avant de prendre une part active à la vie de la section 26 de Philadelphie (devant laquelle il prononça notamment une importante conférence sur le familistère de Guise en février 1872). Lors du schisme new-yorkais de l’AIT survenu fin 1871, Drury prit le parti des autonomistes de Spring street. Vers cette époque, pour des raisons inconnues, il changea de prénom, se faisant désormais appeler Victor et non plus George.

Dans le même temps, il semble être arrivé à la conclusion qu’il fallait, pour être véritablement efficace, militer au sein du mouvement ouvrier anglophone. Il fut donc actif dans divers mouvement de réforme américains, et au lendemain de l’émeute de Tompkins square, où il aurait été présent (janvier 1874), on le retrouve dans l’organisation des Sovereigns of Industry. Au printemps 1876, il fut sans doute le principal artisan du lancement d’un hebdomadaire de langue anglaise, The Socialist, dont il fut aussi l’un des rédacteurs. La même année, il apporta aide et soutien aux délégués ouvriers français venus assister à l’Exposition universelle de Philadelphie.

Durant les dernières années de la décennie, Drury milita au sein du Socialist Labor Party ; il fut alors l’auteur de divers travaux théoriques (parmi lesquels des Conversations on Currency, co-écrit avec Edward Linton).

Au début des années 1880, Drury fut étroitement impliqué dans le mouvement socialiste révolutionnaire proche des anarchistes. Il était en correspondance avec Gustave Brocher à Londres au moment où se préparait le Congrès anarchiste international de 1881, et l’année suivante, il fut l’un des orateurs qui saluèrent Johann Most à son arrivée à New York (il fut toutefois également invité à prendre la parole le 19 mars 1883 au meeting géant organisé à New York au moment de la mort de Karl Marx). Tous les témoignages des contemporains attestent que Drury exerça une profonde influence politique au sein de l’organisation socialiste-révolutionnaire de l’International Working People’s Association (IWPA). Il figura notamment avec Parsons et Spies (deux des futurs martyrs de Chicago), Most et Reifsgraber, au nombre des rédacteurs du fameux « Manifeste de Pittsburgh », dont il prépara en outre la traduction en français (laquelle fut imprimée à 10 000 exemplaires).

Fidèle à ses origines françaises, Drury fut aussi l’un des orateurs attitrés des commémorations de la Commune de Paris à New York. Sa participation y est attestée en 1880, 1881, 1885 et 1886. De larges extraits de son discours de 1886 furent reproduits par le journal La Torpille dans son numéro d’avril ; Drury y était en outre décrit comme « un orateur à la barbe et aux cheveux gris de fer, à la haute stature, aux formes amincies, au regard étincelant, allumé par la fièvre de la conviction passionnée, chacune de ses paroles tombant lentement et distinctement de ses lèvres, comme une goutte de plomb en fusion brûlant l’âme de ses auditeurs. »

Plus déterminant encore, il semble acquis que Drury joua à la même époque un rôle aussi important que mal connu au sein des Knights of Labor (Chevaliers du Travail) naissant. Selon certains auteurs, il aurait été ni plus ni moins que le véritable père spirituel de l’Ordre. Sans forcément aller jusque-là, on constatera seulement qu’il fut membre de l’Assemblée locale n° 1, qui était celle des fondateurs, avant de jouer, vers le milieu des années 1880, un rôle discret, mais capital, à la tête de la très progressiste Assemblée de district n° 49 et du mystérieux Home Club, au sein duquel divers projets de coopération d’inspiration socialiste furent conçus avant d’être diffusés parmi les adhérents de l’Ordre. D’après la Revue icarienne (1883) Drury était également l’auteur d’articles intéressants parus dans la revue The Carpenter and Joiner. Lors de l’Assemblée générale (congrès) des Chevaliers qui se tint en octobre 1886 à Richmond (Virginie), Drury intervint à la fois pour tenter de faire voter une motion de soutien aux anarchistes de Chicago emprisonnés suite à l’affaire du Haymarket, et pour demander que les délégués noirs soient traités à l’égal des blancs. Cela lui valut d’être invité à un banquet donné en signe de remerciement par la communauté noire de la ville, et d’être appelé à y prononcer un discours dans lequel il exalta les exemples de dévouement à la cause de l’humanité qu’avaient donnés Socrate, le Christ et l’abolitionniste John Brown. L’année suivante, alors qu’une campagne haineuse battait son plein aux États-Unis contre les immigrants chinois, Drury et ses amis de l’Assemblée de district n° 49 organisèrent deux groupes d’ouvriers chinois ; mais cédant à la pression de l’opinion publique et de ses adhérents californiens, la majorité du conseil exécutif de l’Ordre refusa de leur accorder une charte, en dépit du plaidoyer de Drury. Fin 1886, Drury aurait encore dirigé la publication de l’Easton Labor Journal en Pennsylvanie.

Pourtant, au lendemain de la victoire éclatante des conservateurs emmenés par Powderly au congrès de Minneapolis de la Chevalerie du Travail, Drury, qui avait été l’un des principaux animateurs de l’opposition de gauche, apparut moralement très affecté. Exclus de l’Assemblée de district n° 49 au printemps 1887, réintégré en décembre, de nouveau suspendu fin 1888, Drury semble avoir tenté de jouer une dernière carte au sein de l’Ordre en rejoignant un groupe dissident, le Founders Order of the Knights of Labor, et en publiant un journal intitulé Solidarity (New York, 1887). Une nouvelle fois, il paraît avoir été la tête pensante de cette entreprise visant à éliminer Powderly ; mais il était de toute façon trop tard, car l’Ordre était déjà engagé sur la voie menant à la désagrégation. La montée en puissance de Daniel De Leon au sein de ce qui restait de l’organisation new yorkaise poussa Drury à prendre ses distances avec l’Ordre. Il n’y fut d’ailleurs officiellement réadmis qu’en 1895, après le départ de De Leon.

Déjà âgé, Drury semble s’être alors retiré de la vie militante active. Il apparut publiquement une dernière fois à l’occasion de la National Suffrage Convention de Washington DC en 1891.

Drury se contenta dè lors de jouer un rôle de sage et de conseiller auprès de quelques militants appartenant à la génération montante. Il s’intéressa en particulier à la carrière de la syndicaliste Leonora O’Reilly. Il l’avait rencontrée pour la première fois en 1886, lorsque que le mécanicien français Jean-Baptiste Hubert (J.-F., Benoît Hubert ?) la fit adhérer à la Chevalerie du Travail. Ce dernier donna à L. O’Reilly des leçons de français et lui fit connaître la philosophie positiviste d’Auguste Comte. Drury prit le relais et aida L. O’Reilly à approfondir sa formation politique et sa connaissance de la langue française. Il la présenta à d’autres grandes figures de la mouvance radicale, notamment le vétéran fouriériste Albert Brisbane. Lorsque Leonora O’Reilly et sa mère s’installèrent à Brooklyn en 1909, Drury emmenagea définitivement dans leur maison. Il prodigua sans doute à L. O’Reilly des conseils relatifs à la bonne marche de la Women’s Trade Union League — il avait de tout temps été favorable à l’émancipation des femmes — et ce fut elle qui s’occupa de lui en 1918 lorsqu’il fut atteint de la maladie qui devait l’emporter. Ce fut elle aussi qui rassembla ses papiers et les conserva avec les siens.

Au cours de ses dernières années Drury réfléchit et écrivit beaucoup. Il semble être revenu à certaines de ses idées de jeunesse, notamment à Fourier. Il composa aussi des poèmes (dont un, très émouvant, écrit en anglais à la mémoire des Vaincus et qui se terminait ainsi : « Un échec, lorsque l’on s’est bien battu, est une noble chose. Là est la vraie chance de ceux qui ont perdu. ») et nota les commentaires que lui inspiraient les événements politiques en rapport avec la Première Guerre mondiale. Dans ses dernières notes, écrites au cours des ultimes semaines de la Guerre, il s’en prenait avec force aux agissements criminels des diplomates.

Personnage passé à travers les mailles de l’histoire en dépit du rôle cardinal qu’il a joué, Drury est, idéologiquement parlant, difficilement classable. Dans sa pensée on peut déceler des traces d’influences très diverses, allant de Proudhon à Warren en passant par Fourier — il resta l’ami de son principal disciple aux États-Unis, Albert Brisbane, qu’il appelait « le père du socialisme américain », jusqu’à la mort de ce dernier en 1890 —, Most et Marx. Peut-on le classer parmi les anarchistes ? Lui même ne s’est jamais défini comme tel, et il fut à coup sûr en désaccord avec les anarchistes individualistes américains de son temps sur la question de l’organisation. Socialiste-révolutionnaire pourrait apparaître comme un qualificatif plus satisfaisant, à condition de ne pas minimiser l’importance que revêtait à ses yeux l’action coopérative, à laquelle il assignait la fonction pédagogique de préparer les travailleurs à prendre progressivement en main tous les leviers de direction de la société et de l’industrie.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article159793, notice DRURY George B., puis Victor [Dictionnaire biographique du mouvement social francophone aux États-Unis] par Michel Cordillot, version mise en ligne le 10 juin 2014, dernière modification le 10 juin 2014.

Par Michel Cordillot

ŒUVRES : Drury fut principalement l’auteur d’un très grand nombre d’articles parus aux États-Unis dans divers journaux ouvriers et socialistes de langue anglaise et de langue française. Il fit également paraître plusieurs brochures et travaux théoriques. Ses deux textes principaux sont The Polity of the Labor Movement (paru à Philadelphie en 1876, il aurait été écrit fin 1869) et The Labor Question (paru en 1885). Ce dernier texte fut traduit en espagnol et publié sous forme d’une série de 14 articles dans la revue anarchiste de Barcelone Acracia sous le titre « La Cuestión social considerada políticamente y filosóficamente » entre décembre 1886 et juin 1888.

SOURCES : Les papiers personnels de Drury, confiés à Leonora O’Reilly, sont déposés avec les Papers of the Women’s Trade Union League and its Principal Leaders, à Radcliffe College, Harvard, Mass. — Le Socialiste, passim. — Le Messager franco-américain, 13 avril 1871 — The Labor Standard, 3 avril 1880, 26 mars 1881 entre autres. — Revue icarienne, mars 1883, mars 1885. — The General Council of the First International. Minutes, 1866-68, Moscou, Éditions du Progrès, 1964. — Jacques Freymond (dir.), La Première Internationale. Recueil de documents, Genève, Droz, 1962-71. — Samuel Gompers, Seventy Years of Life and Labor, New York, Dutton, 1925. — Terence Powderly, Thirty Years of Labor, Columbus, Ohio, 1889. — John R. Commons et al., History of Labour in the United States, vol. 1 et 2, New York, McMillan, 1918. — Norman J. Ware, The Labor Movement in the United States, 1860-1895, New York, Appleton, 1929. — Samuel Bernstein, The First International in America, New York, Kelley, 1965. — Philip S. Foner, American Socialism and Black Americans, Westport, Ct, Greenwood Press, 1977. — Ronald Creagh, L’Anarchisme aux États-Unis, Berne, P. Lang, 1983. — Hubert Perrier, Idées et mouvement socialistes aux États-Unis, 1864-1890, Thèse d’État, Université Paris VIII, 1984. — Paul Avrich, The Haymarket Tragedy, Princeton, Princeton Univ. Press, 1984. — Robert Weir, « “Here’s to the Men Who Lose !” The Hidden Career of Victor Drury », Labor History, vol. 36, n°4 (Fall 1995), p. 530-556. — Notes d’Hubert Perrier. — CDRom Maitron. — Charles Clerc, Les Républicains de langue française aux Etats-Unis, 1848-1871, Thèse, Univ. Paris XIII, 2001, p. 380.

ICONOGRAPHIE : Une photo de Drury âgé figure dans ses papiers personnels déposés avec les Papers of the Women’s Trade Union League and its Principal Leaders, à Radcliffe College, Harvard, Mass.

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