TÉVOÉDJRÉ Albert

Par Françoise Blum

Né le 10 novembre 1929 à Porto-Novo (Dahomey) ; Enseignant ; Fonctionnaire international (Secrétaire de l’UAM, directeur général-adjoint du BIT) ; Ministre ; Militant FEANF ; Co-fondateur du Mouvement de Libération nationale (MLN) ; Membre de Union des étudiants catholiques africains ; Membre du Rassemblement démocratique dahoméen (RDB) ; Secrétaire général-adjoint du Parti dahoméen de l’unité ; Fondateur du parti national ensemble ; Rapporteur de la conférence nationale des forces vives de la nation ; Médiateur de la République du Bénin

Albert Tévoédjré eut un triple destin d’homme politique – plus marginalement de syndicaliste -, d’universitaire et de fonctionnaire international. Il fait partie de ces élites africaines qui, du fait de leur parcours d’excellence ouvrirent la voie des organisations internationales à leurs compatriotes. Précurseur, Albert Tévoédjré, catholique, humaniste et théoricien proche du personnalisme et du communautarisme, dont on a pu écrire qu’il avait fait la symbiose entre « la Négritude et la foi catholique » l’est à plus d’un titre.

Il naît le 10 novembre 1929 à Porto-Novo (Dahomey) dans une modeste famille de 7 enfants. Son père, Joseph est catéchiste et sa mère, Jeanne « une fille des sœurs ». Il reçoit donc, logiquement, une éducation catholique, d’abord à l’école Saint-Joseph de Porto-Novo puis au grand séminaire Saint-Gall de Ouidah où il entre à 12 ans, et où ses bonnes relations avec Monseigneur Parisot, qu’il aide dans son commerce de timbres, lui permettent de se constituer une première bibliothèque. Il dira de cette époque :

« Vous savez, en mon temps, le maître d’école était la référence, le repère, et je me souviens très bien que le père Gabriel Kiti… nous disait… « Mes enfants, mes enfants, buvez la science, buvez-la à longs traits, c’est votre salut. C’est votre avenir ».

Il est déjà très intéressé par les lettres classiques, amour qui ne le quittera plus et lui vaudra le surnom de Bossuet. On rencontre d’ailleurs ce même appétit de lecture chez la plupart des hommes et femmes de sa génération qui vont constituer les élites, militantes, politiques et universitaires de l’Afrique. Albert Tévoédjré poursuit des études exemplaires au lycée Van Vollenhoven de Dakar puis à l’institut des Hautes études où il obtient le certificat de propédeutique-lettres en 1953. Il se marie la même année avec Isabelle Ekué, elle-même étudiante et avec laquelle il aura trois enfants. Isabelle Ekué fera plus tard de la lutte contre l’excision son combat. Toujours en 1953, il est nommé professeur adjoint au lycée Maurice Delafosse, toujours à Dakar. Un an plus tard, sa femme et lui obtiennent une bourse d’études qui leur permet de poursuivre leurs études en France, à Toulouse. Albert Tévoédjré y obtient une licence d’histoire-géographie et un certificat d’études supérieures d’histoire coloniale. Cette licence lui permet d’enseigner à l’école normale d’institutrices de Cahors. Mais Albert Tévoédjéré est aussi un militant. Il est membre de l’Union des étudiants catholiques africains (UECA) et de la FEANF – qui comme pour tant d’autres sera le creuset de sa vocation politique. Il est en 1956-1957, rédacteur de l’organe de la FEANF, l’Etudiant d’Afrique noire. Cela lui vaudra des poursuites pour atteinte à la sûreté de l’Etat, qui l’obligeront à un bref exil en Suisse. Il participe en 1958, aux côtés de Joseph Ki-Zerbo , de Jean Pliya et de quelques autres à la fondation du Mouvement de libération nationale (MLN), dont les 3 piliers idéologiques sont : indépendance, Etats-Unis d’Afrique , socialisme adapté aux réalités africaines - et dont il n’est pas exclu que le nom ait été emprunté au MLN de la Résistance. Bien qu’Amady Ali Dieng le qualifie de « nationaliste modéré », Albert Tévoédjré est, comme la majorité des étudiants d’alors, partisan du non et résolument indépendantiste et panafricaniste, ce dont témoigne son Afrique révoltée, publiée en 1959. Il voyage également, délégué à divers congrès, tel celui des étudiants catholiques à Rome en 1956, celui des écrivains et artistes noirs (Rome 1959) ou celui des écrivains afro-asiatiques (Tachkent, 1958). Il donne des conférences, auxquelles ses talents d’orateurs cultivés au conservatoire des arts dramatiques de Toulouse assurent le succès.

Il rentre au Dahomey en 1959. Il est alors élu secrétaire général du syndicat des enseignants. Il est membre du bureau de l’Union générale des travailleurs du Dahomey. Après l’indépendance, il entame une première carrière politique dans son pays. Le MLN y fusionne d’abord avec la Jeunesse progressiste africaine puis avec le Rassemblement démocratique dahoméen (RDD), dont Albert Tévoédjré devient secrétaire général-adjoint. Après de nouveaux regroupements et la naissance du Parti dahoméen de l’Unité, il y est élu secrétaire administratif. Il est également nommé par Hubert Maga secrétaire d’Etat à la présidence, chargé de l’information, poste qui lui permet de mettre sur pied l’Agence dahoméenne de presse. Sa vie prend un tournant décisif quand il se présente et est élu avec le soutien de Maga au poste de secrétaire général de l’Union africaine et malgache, en novembre 1961, première marche vers une carrière internationale. Il n’y reste que jusqu’en 1963, année où il se voit obliger de démissionner : il a perdu le soutien de Maga et il semble qu’on ait considéré qu’il jouait un rôle trop personnel, qui lui valut des inimitiés malgré d’incontestables acquis à ce poste. Il expliquera : « Oui, des personnes mal intentionnées avaient réussi à persuader le président Maga que je devenais pour lui encombrant et trop connu et cela dans la mesure où je rencontrais des chefs d’Etat sans consulter personne. J’ai eu moi-même deux ans de traversée du désert, et cela m’a servi à faire ma thèse de doctorat et à reprendre contact avec l’Europe. Cela m’a également conduit à Harvard d’où j’ai été appelé à servir le BIT. J’ai donc pu oublier cette histoire, et cela a été formateur ».

Cela lui permet d’entamer une nouvelle carrière, cette fois d’universitaire. Il poursuit ses études à l’université de Fribourg où il obtient un doctorat en économie et sciences sociales dont le titre est : la formation des cadres africains en vue de la croissance économique publié en 1965. Il donne des cours et dirige des séminaires de science politique à l’Institut des hautes études internationales de Genève et à l’université de Georgetown. De 1964 à 1965, il est chargé de recherche à l’Université de Harvard (Cambridge, Massachusetts) où il publie son étude Pan Africanism in Action – an Account of the UAM » (1965). C’est aussi en 1965 qu’il entre au BIT comme expert en planification de la main d’œuvre. Il va y faire désormais une carrière brillante qui le mènera tout près du poste de directeur général, et qui lui permettra également d’être absent de son pays durant le règne militaro-marxiste de Mathieu Kérékou. Le 1er mars 1966, il est nommé coordinateur régional pour l’Afrique avant d’être promu sous-directeur général en 1969 avec la responsabilité successive de plusieurs départements techniques : condition de travail et de vie, institutions sociales, association internationale de sécurité sociale, Recherche et planification, Ressources humaines et travailleurs migrants. Le 9 novembre 1974, il acquiert le rang de directeur général adjoint du BIT, en même temps que la direction de l’Institut International d’études sociales. Parallèlement, il exerce les responsabilités de secrétaire général de l’Association mondiale de prospective sociale. C’est au colloque fondateur de cette association qu’Albert Tévéodjré commence à développer l’idée du Minimum social commun et celle du contrat de solidarité, qui restera maîtresse chez lui et qu’il exposera dans La pauvreté, richesse des peuples (1978), livre préfacé par Dom Helder Camara, et pour lequel il reçoit le prix de la vie économique en 1980. Il s’agit, en lieu et place de « l’assistance technique de papa » de développer de nouvelles formes de coopération contractuelle entre le Nord et le Sud. Albert Tévoédjré s’en expliquera dans de très nombreuses conférences. Il n’en a pas pour autant abandonné la vie d’universitaire. De 1976 à 1979, il est professeur associé de sciences politique à Paris-Sorbonne, « visiting professor » en science politique à Northwestern University et professeur en mission à l’université nationale de Côte d’Ivoire (Abidjan). Cette carrière triomphale s’arrête néanmoins aux portes du poste de directeur général du BIT. Il pose sa candidature en 1982, en même temps qu’un sud-américain, mais l’organisation va préférer proroger le mandat du directeur alors en poste : le Français Francis Blanchard. Albert Tévoédjré dépose alors un recours auprès du Tribunal administratif de l’OIT, recours fondé sur l’âge du candidat, qui a dépassé la limite reconnue comme celle de la retraite pour les fonctionnaires de l’organisation internationale. Il sera néanmoins débouté. Ce qu’on appelle alors « l’affaire Tévoédjré » a des ressorts multiples : personnels bien sur mais aussi politiques, l’élection – ou non - d’un homme issu d’une nation du Tiers-monde.

Albert Tévoédjré quitte alors le BIT et va se consacrer à partir du 1er janvier 1984 à l’Association mondiale de prospective sociale créée sous son impulsion en 1976.Il crée également, en 1987, le Centre panafricain de prospective sociale (CPPS), Institution de recherche, de formation et d’exécution de programmes en matière de développement socio-économique en Afrique. Sa carrière ne s’arrête pas là pour autant. Il s’investit, de façon plus ou moins satisfaisante pour lui, avec plus ou moins de bonheur, dans la vie politique béninoise, en cours de libéralisation. Il retrouve ainsi des activités politiques nationales, comme en ses débuts de carrière. Il est le rapporteur de la conférence nationale des forces vives de la nation, début 1990, conférence de la transition démocratique qui marque le passage du régime marxiste-léniniste à parti unique de Mathieu Kérékou au multipartisme et à l’économie libérale. Il est l’un des treize candidtas à l’élection du 10 mars 1991. Il se classe troisième avec 14,24% des voix, derrière Mathieu Kérékou et Nicéphore Soglo, qui remporte les élections. Albert Tévoédjré devient membre du Haut Conseil de la République mis alors en place. D’avril 1991 à mars 1996, il est député à l’assemblée nationale, président de la commission des relations extérieures, de la coopération au développement, de la défense et de la sécurité. Il participe, avec Bruno Amoussou et Adrien Houngbédji à la convention nationale des forces du changement, qui se disloque à l’approche des élections présidentielles de 1996. Albert Tévoédjré fait alors partie du comité de soutien au candidat Kérékou, au sein de la coalition des forces de l’alternance démocratique. Mathieu Kérékou revient au pouvoir. Du 10 avril 1996 au 24 juin 1999, Albert Tévoédjré est ministre du Plan, de la restructuration économique et de la promotion de l’emploi, assurant régulièrement l’intérim du président de la république durant ses absences avec, chaque fois, délégation des pouvoirs de chef du gouvernement. Mais l’entente avec Kérékou est de courte durée. Albert Tévoédjré se voit obligé de quitter le gouvernement. Exclu du parti Notre Cause Commune (NCC), il fonde le parti national ensemble (PNE), puis rejoint de nouveau les Nations-Unies. A partir du 1er juillet 99, il est coordonnateur du projet « millenium pour l’Afrique » qui fonctionne sous l’égide des Nations Unies à travers une commission indépendante. De février 2003 à février 2005, il est représentant spécial du secrétaire général des Nations Unies Koffi Annan, qu’il connait de longue date pour assister les protagonistes de la crise en Côte d’Ivoire dans le cadre des stratégies de mise en application des accords de Linas-Marcoussis. Il démissionne de ce mandat de médiation en décembre 2004 et se rend en mission à Genève jusqu’à avril 2006. Il soutient, toujours en 2006, la candidature de Yayi Boni à la présidence de la République du Bénin. Ce dernier, une fois élu, le nomme premier médiateur de la république du Bénin, charge qu’il exerce sept ans et qui sera son dernier rôle politique, même s’il reste « médiateur émérite ».

Il vit un moment au lieu-dit refuge du pèlerin dans le village de Djrégbé, se vouant aux seuls rôles social, spirituel et de conseil. Puis il approfondit sa vocation religieuse, en s’engageant ainsi que son épouse dans la Société des Missions Africaines (SMA) sous le nom de Frère Melchior. Il en écrit lui-même : "Les préoccupations auxquelles, par réflexion, échanges et conseils, je souhaite me consacrer, précisément sous le nom de "Frère Melchior" concernent notamment le sens des valeurs du renoncement (la croix), du don de soi et du partage de la gouvernance dans la gouvernance de nos sociétés ; la promotion du dialogue interreligieux (islamo-chrétien surtout) dans le monde d’aujourd’hui et singulièrement en Afrique ; la protection de la famille, racine indispensable et précieuse de toute société humaine digne de ce nom." Quand il n’est pas dans sa maison de Porto Novo, c’est qu’il participe à quelque symposium oecuménique. Ce n’est sans doute là que le prolongement de ces engagements dans la lignée de celui d’un Abbé Pierre ou d’un Stéphane Hessel dont il s’inspire également.

Vie multiple que celle d’Albert Tévoédjré, membre éminent d’une élite africaine et cosmopolite – il se reconnaît citoyen du monde et a reçu un « passeport de citoyenneté universelle » - dès l’origine, mais où chacun des rôles tenus, que ce soit celui du militant , du fonctionnaire international ou du catholique – il a rencontré Paul VI et Jean-Paul II- a toujours nourri l’autre. Albert Tévoédjré est le représentant exemplaire d’une génération dont le capital scolaire acquis à l’école française allait être réinvesti dans le combat pour donner à l’Afrique indépendante une place dans le monde.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article160224, notice TÉVOÉDJRÉ Albert par Françoise Blum, version mise en ligne le 27 juin 2014, dernière modification le 17 avril 2019.

Par Françoise Blum

OEUVRES : L’Afrique révoltée ; Préface d’Alioune Diop , Paris, Présence africaine, 1958, 159 p. [reed en fac. Sim. En 2011] ; Contribution à une synthèse sur le problème de la formation des cadres africains en vue de la croissance économique... Paris, Diloutremer, 1965, IV-154 p. – [Thèse] ; Panafricanism in action : an account of the UAM, Harvard University. Center for International Affairs, 1965, 86 p. ; La Pauvreté, richesse des peuples ; avant-propos de Jan Tinbergen,... ; préface de dom Helder Camara Paris : Éditions "Économie et humanisme" : Éditions ouvrières, 1978, 207 p. ;
Mes certitudes d’espérance, Paris, Éd. ouvrières, 1984, 136 p. ; Les Droits de l’homme et la démocratie en Afrique : conférence donnée le 16 octobre 1985 à Bonn... / Albert Tévoédjré, Tokyo : Université des Nations Unies, cop. 1986, 29 p. ; Le bonheur de servir : réflexions et repères ; préface de Kofi Annan, Paris : l’Archipel, 2009 , 332 p.

SOURCES : Albert Tevoedjre, compagnon d’aventure, publ. par Albert K. Ekué et Edmond Jouve, Paris, Berger-Levrault, 1988, 535 p. — Albert Kiki ; avec la collaboration de Sêdoly Soton, ‘Professeur Albert Tévoédjrè : entre masque et visage, préface de Jérôme Carlos, l’Harmattan-Côte d’Ivoire, 75 p. — Interview sur RFI. — Entretien filmé, en ligne, consulté le 10 juin 2014. — Entretien avec Albert Tévoédjré, Porto-Novo, 16 juillet 2015.

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