BELHALFAOUI Mohammed

Par Amar Benamrouche, René Gallissot

Né le 1er mai 1912 au Village Nègre (M’dina Jdida) d’Oran (Algérie), mort le 6 mars 1993 à Bobigny (Seine-Saint-Denis) ; instituteur, traducteur de pièces classiques de théâtre en arabe algérien, chercheur et enseignant universitaire sur la littérature orale maghrébine ; emprisonné et sanctionné en 1945-1946 et défendu par le PCA.

Né le 1er mai 1912 au Village Nègre (M’dina Jdida) d’Oran, le quartier d’arrivée et bientôt de surcharge des migrants se concentrant dans la ville, qui avait la plus forte majorité de population « européenne » et demeura longtemps le port le plus important de l’Algérie coloniale, Mohammed Belhalfaoui n’appartenait pas cependant à une famille totalement démunie. Il dit plus tard « famille pauvre mais pas déshéritée ». Ce capital familial était principalement culturel, grâce à l’héritage de cahiers de poésies et de chants populaires arabes dans l’Ouest algérien ; le grand-père Belkacem Belhalfaoui était déjà un lettré enseignant, un taleb ; la grand-mère paternelle « une lettrée à sa façon » de la région de Mascara.

Orphelin en bas âge dans une famille de quinze enfants, Mohmmed Belhalfaoui fut confié à sa sœur aînée Aïcha, femme de caractère, mariée sept fois car prenant son baluchon au premier faux pas d’un époux. À Oran, il fut scolarisé en français à l’école indigène Pasteur. Les difficultés matérielles apportaient leurs traverses et lui imposèrent de travailler dès les 12 ans, à donner la main pour charger et décharger des caisses au port. À 19 et 20 ans encore, normalien à Alger, le jeune homme fournit l’appoint en travaillant pendant les vacances dans une boucherie, une miroiterie ou comme ouvrier métallurgiste.

Une bonne part de son éducation se fit aux abords du Village nègre, à l’impasse Bendaoud où se rencontraient des Jillali, Simon, Miloud, Manuel... et dans les cafés maures tout autant mélangés. Par les conteurs et les chanteurs, les troupes musiciennes, la littérature orale rejoignait l’héritage des contes et chants du malhun maghrébin ; les mots d’amour se coulaient dans les légendes enchantées colportées par le soufisme qui s’était répandu dans l’ouest du Maghreb. Mohammed Belhalfaoui devint l’apôtre de cette culture à la fois distinguée et commune. Son itinéraire cependant n’est pas simple à suivre, tant dans ses « Souvenirs d’Algérie. 1920-1954 » publié en 1983, que dans l’évocation par sa fille Aïcha, sous le nom de Nina Hayat, dans son livre publié en 2001, L’Indigène aux semelles de vent », citant Rimbaud mais pour un plus long parcours de tourmente en situation colonisée.

En 1930 Mohammed Belhalfaoui entra à l’École normale de La Bouzaréah au-dessus d’Alger, dans la « section indigène » qui ne comptait qu’une douzaine d’élèves. Entre les trois promotions de la scolarité, il trouva à l’École, les jeunes français Édouard Camizon* et Gaston Donnat* qui quittèrent le groupe des Étudiants socialistes dirigé par le jeune Max-Pol Fouchet* ; ils se joignirent à celui qui exerça une grande influence par son attachement national, Ahmed Smaïli*, un élève français musulman désigné aussi d’indigène non naturalisé, n’étant donc pas citoyen français, pour fonder, à trois d’abord, la cellule communiste de l’EN en 1931. Mohammed Belhalfaoui apparaît en dehors de ce militantisme communiste et progressiste.

Venant de la pension du pasteur Roland à Tizi-Ouzou, le jeune Mouloud Feraoun était aussi élève à La Bouzaréah ; il était sur l’autre bord : kabyle de famille ayant la citoyenneté française et qui se réclamait de l’héritage de l’autre littérature, encore plus largement orale mais aussi distinguée et populaire, de langue berbère. Au reste à l’École de La Bouzaréah, c’était cette part qui était enseignée et honorée par le grand travail de recueil, présentation et édition du professeur Saïd Boulifa. Ce maître forma de nombreuses promotions d’instituteurs « d’origine indigène » qui s’exprimèrent notamment dans la revue de leur association La Voix des Humbles (voir à Lechani*). Saïd Boulifa venait de publier Le Djurjura à travers l’histoire (1925). En 1931, en pleine querelle des langues algériennes, Hocine Lahmek, francisé en Hesnay-Lahmek, publia Lettres algériennes qui en appelait à la renaissance berbère quand l’Association des Oulémas musulmans d’Algérie qui déposa ses statuts cette même année, se réclamait du réformisme arabo-musulman.

Ce qu’évoquent les souvenirs, c’est un jeune M. Belhalfaoui portant le saroual et coiffant une chéchia, – ce qui était à l’EN provocateur et minoritaire –, se démarquant donc du modernisme, et dans le vêtement et dans le référentiel idéologique et politique, qui refusait les signes d’appartenance communautaire ; à l’EN, le laïcisme positiviste et antireligieux était très fort. Plus tard, Messali reprit ces signes ostentatoires en rivalité, par une sorte de parallélisme entre le nationalisme populiste arabe qu’il professait et le magistère arabo-musulman des Oulémas. Mohammend Belhafaoui se situait sur le versant non pas religieux, mais de littérature « populaire » de langue arabe, comme s’il voulait être le Saïd Boulifa de la langue arabe algérienne. Après 1936, le PCA était plus sensible à une Algérie arabo-berbère qu’au courant arabo-musulman, tout en retenant un temps le projet d’un rassemblement franco-musulman.

Au sortir de La Bouzaréah en 1933, M. Belhafaoui fut envoyé comme « instituteur d’origine indigène » (sous la tutelle d’un directeur français) dans une « école indigène » du bled, avant de pouvoir trouver une école ou une section indigène en ville. C’était le sort commun, « de poste déshérité (un de ses mots favoris), en campagne reculée », et de devoir passer de poste en poste en ville, par Mascara, Bône (Annaba), Mostaganem, avant de se retrouver Oran en 1941. Il poussa alors ses recherches sur la littérature légendaire, en particulier les récits de l’histoire de Bilal, le premier compagnon du prophète. Homme de l’Ouest, Mohammed Belhalfaoui mit de côté le domaine de culture orale berbérophone.

Sa condition changea ; en 1936, il épousa Nina Chakouri, fille d’une riche famille bourgeoise de Tlemcen. fraîchement établie à Oran. Le couple eut deux filles et trois garçons. On ne sait s’il participa au mouvement de Front populaire et au Congrès musulman qui, en Oranie, fut emmené par le Cheikh Zahiri* en dehors du mouvement des Oulémas. Or M. Belhalfaoui apparaît lié à l’Association des Oulémas qui en Oranie s’appuyait sur les bonnes familles de bourgeoisie citadine sous la houlette du cheikh Ibrahimi depuis Tlemcen. Notre instituteur, père de famille, était membre du Comité d’administration de la médersa libre d’Oran qui était ouverte par l’Association des Oulémas. Ce n’était pas Rimbaud.

En 1943, Mohammed Belhalfaoui devint membre du PCA. C’est en fin d’année, après la libération des détenus durant l’été et l’automne 1943, bien après le débarquement allié du 8 novembre 1942, que le parti certes se réorganisa ; la forte influence des dirigeants et militants du PCF sortis de leur détention en Algérie et présents jusqu’à la l’automne 1944 privilégia la lutte pour conduire la guerre à sa fin en Europe et mobiliser derrière le mouvement de La France combattante. Sauf à suivre cette mobilisation, quelle place pour un défenseur de l’héritage culturel de langue arabe ? Au reste les actions que rapportent les souvenirs, se situent à des périodes un peu postérieures. C’est dans les manifestations à Mascara qui suivirent la déportation de Messali que Mohammed Belhalfaoui fut arrêté. Après trois mois d’emprisonnement, il fut suspendu de son poste d’enseignement à Oran. Or Messali fut arrêté et déporté en avril 1945. Puis la répression sévit en mai, accompagnée des massacres massifs dans le Constantinois. Belhalfaoui fut alors secouru à Oran par l’Association des Oulémas qui l’accueillit comme enseignant à sa médersa et lui avança de l’argent par un « prêt au gré du débiteur ». En même temps, il se fit « taxi » avec une calèche, ce qui était fréquent à l’époque au sortir de la guerre. Deux ans plus tard en association avec un neveu, il tint une droguerie-épicerie dans la ville.

Son premier emprisonnement et la mesure de suspension de l’enseignement public français l’exposaient à la répression qui frappa ensuite les manifestations qui demandaient la libération des prisonniers arrêtés et condamnés pour les « évènements de mai 1945 ». Pour revenir sur ses positions malheureuses de Mai 1945, le PCA soutint vigoureusement cette campagne pour la libération des détenus et l’amnistie, et de plus en plus vivement après la révision de sa ligne en juin 1946. M. Belhalfaoui fut emprisonné une nouvelle fois pour six mois. Il est tout à fait vraisemblable qu’à Oran, la CGT animée par le combatif et lucide Élie Angonin* et le PCA sous l’impulsion de Nicolas Zannettaci*, sensible à la question nationale algérienne et qui était maire de la ville depuis 1945, aient joué un grand rôle dans les campagnes et les interventions pour faire réintégrer M. Belhalfaoui dans l’enseignement. Sa réintégration fut acquise en 1947 dans une « école indigène » d’Oran. Il pensa alors de plus en plus à l’action théâtrale en langue arabe populaire. Est-ce pour devenir homme de théâtre qu’en 1950, il partit en France avec sa famille ?

Établi en région parisienne, le couple se sépara en 1951. Mme Belhalfaoui, née Chakouri, ne se remit pas de l’épreuve et mourut morte en 1957 ; l’inhumation eut lieu au cimetière de Thiais, utilisé en particulier pour les étrangers de la Région parisienne. Tout en donnant des cours d’arabe ou autre, Mohammed Belhalfaoui travailla à la traduction et adaptation en arabe algérien de pièces classiques du théâtre français. Il était en liaison avec Mahieddine Bachtarzi, responsable du théâtre en arabe à l’Opéra d’Alger. Il fut ainsi l’auteur de la version arabe de La chute de Grenade ou le dernier des Aben Seradj (pour Abencérages) d’après Chateaubriand, tiré vers une algérianisation rétroactive, et de la pièce de Molière, Le Bourgeois gentilhomme. Bien que socialiste, le préfet Pierre Lambert arrivé en 1953 fit interdire les représentations au Théâtre municipal d’Oran. L’acte le plus audacieux ou progressiste et en matière religieuse même, fut de rendre en arabe algérien, la pièce sacrilège de Molière Don Juan dont M. Bachtarzi fit jouer la première sur la scène de l’Opéra d’Alger le 15 octobre 1954. Il est vrai que pour ses choix classiques et de par sa notoriété de famille, M. Bachtarzi était couvert de quelque haute protection française. On était loin de la réflexion sur le renouvellement de la langue et des expérimentations d’un dialogue théâtral qu’un Yacine Kateb* initie ; celui-ci était à l’époque journaliste à Alger républicain.

Mohammed Belhalfaoui resta à Paris dans les premières années de la guerre de libération qui furent aussi celles où, en parallèles qui ne semblent décidément pas se rejoindre, Kateb Yacine se lia avec le théâtre populaire d’avant-garde à Paris autour de Jean-Marie Serreau. En 1959, Mohammed Belhalfaoui partit en Allemagne de l’Est (RDA). Pour aller dans cet État socialiste, il fallait bénéficier, soit d’un soutien communiste (qui peut venir du milieu théâtral), soit être adressé par le FLN ; ou être coordonné car il y avait des accords de coopération avec la direction du FLN à Tunis. il travailla comme traducteur (arabe-français-allemand) pour une revue littéraire ; il donnait des cours à l’Université de Berlin-Est ; surtout se perfectionnant en allemand, il entreprit de traduire Bertolt Brecht, le phare de l’action théâtrale dont la troupe et le théâtre se trouvaient à Berlin-Est.

En 1963, il retourna en Algérie pour retrouver place dans l’enseignement. Il fut nommé inspecteur d’académie à Tiaret puis à Sétif. Après le coup d’État du colonel Boumédienne, vraisemblablement à la faveur de son passé ouléma ou comme arabisant, il fut nommé directeur des Affaires culturelles dans un contexte idéologique et politique de chasse aux communistes rescapés du PAGS, qui se liait à l’ORP, et de rejet des « marxistes » porteurs des idées étrangères à l’héritage arabo-musulman. La véritable expérience de théâtre populaire en arabe algérien, celle de la troupe de Kateb Yacine, fut bannie. Il y a peut-être quiproquo sur la culture populaire algérienne. En tout cas, Mohammed Belhalfaoui démissionna de son poste et passa professeur d’arabe à l’Université d’Alger.

Bientôt il revint s’installer en famille à Paris et s’investit dans un travail universitaire dirigé par le grand arabisant Charles Pellat, sur précisément cette littérature orale arabe maghrébine qu’il n’avait cessé de prospecter. Il soutint sa thèse de 3e cycle en 1969, publiée, dépouillée de son apparat scientifique et des nombreuses transcriptions, aux Éditions Maspero en 1973 sous le titre : La poésie orale maghrébine d’expression populaire. Il enseigne ensuite jusqu’à la retraite à l’Institut des Langues orientales à Paris. Surtout il se fit éditeur par sa propre maison : Le Théâtre universel, ce qui lui permit de publier la version savante de sa thèse : La poésie arabe populaire de l’Algérie (1988) et ses traductions-adaptations en arabe algérien de pièces de Molière et du théâtre de langue allemande, l’œuvre classique pour l’histoire ouvrière, Les Tisserands de Gehrart Hauptmann et des pièces.
Après sa mort, ses cendres furent dispersées au Mont-Valérien où s’élève le Mémorial de la France combattante pour honorer des morts de la Résistance au fascisme (1940-1945), fusillés, en majorité des communistes. Ultime geste de Résistance.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article16129, notice BELHALFAOUI Mohammed par Amar Benamrouche, René Gallissot, version mise en ligne le 20 octobre 2008, dernière modification le 17 mars 2022.

Par Amar Benamrouche, René Gallissot

ŒUVRE : Outre les publications et traductions citées : Victoire assurée. Souvenir Algérie : 1920-1954. Publisud, Aix-en-Provence et SNED, Alger. 1983.

SOURCES : G. Meynier, compte rendu « Belhalfaoui Mohammed, La poésie arabe populaire de l’Algérie. », Parcours, op. cit. n° 11, décembre 1989. — A. Cheniki, Le théâtre en Algérie, itinéraires et tendances. Thèse Université de Paris 4, 1993. — Nina Hayat, L’indigène aux semelles de vent. Préface de P. Vidal-Naquet, Tirésias, Paris 2001. — A. Cheurfi, Écrivains algériens. Dictionnaire biographique. Casbah-éditions, Alger, 2002.

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