RÉCANATI Jean, Nissim

Par Marc Giovaninetti

Né le 13 août 1925 à Paris IXe arr., mort le 12 janvier 1980 à Paris XVIIIe arr. ; journaliste ; militant communiste parisien ; rédacteur en chef adjoint de l’Humanité.

Cadet d’une famille de Sépharades immigrés de Salonique, Jean Récanati fit de bonnes études au lycée Rollin (renommé Jacques Decour après la guerre), des études interrompues par la guerre, l’Occupation et la politique antisémite du gouvernement de Vichy, qui contraignaient l’adolescent à porter l’étoile jaune. Le destin de sa famille bascula lorsque ses parents, Élie et Lucie Recanati, commerçants dans le IXe arrondissement, furent raflés et déportés en 1942, puis quand son frère aîné, Joseph, fut arrêté comme résistant en 1943 et déporté au camp de Mauthausen. Jean Récanati, brusquement seul au monde, réussit à passer la ligne de démarcation et à se réfugier en zone Sud à Clermont-Ferrand. Il souffrit de la faim, et survécut en faisant le répétiteur pour les enfants d’une famille de gens de lettres.

La libération de Clermont s’opéra sans combats, les Allemands partant d’eux-mêmes.
Aussitôt, le jeune Récanati prit contact avec les jeunesses communistes locales, et du fait de ses capacités supposées, on lui laissa la responsabilité d’organiser une « université populaire » à destination de la jeunesse, dont il jugea le résultat décevant. Il fut aussi engagé à la rédaction des journaux qui reparaissaient, La Nation et Le Patriote, animés par le couple Jean-Toussaint et Dominique Desanti*. Il connaissait déjà le premier qu’il avait rencontré en tant que professeur de philosophie dans son lycée parisien. Il fut également rédacteur de l’Hebdomadaire de la fédération communiste du Puy-de-Dôme, La Voix du peuple, membre du bureau fédéral en août 1945.
Le secrétaire régional des JC étant empêché, c’est Jean Récanati qui fut envoyé à Paris en octobre 1944 pour assister à la première conférence nationale de l’organisation de jeunesse, où il fut très intimidé par l’aplomb et l’autorité d’André Marty et de Léo Figuères, le secrétaire national des JC. Lui-même s’obligea à une première intervention publique, en vantant des réalisations imaginaires des jeunes de sa région.

Jean Récanati vint encore à Paris quand les premiers survivants des camps nazis commencèrent à arriver à l’hôtel Lutetia converti en zone de transit. Il savait qu’il ne reverrait pas ses parents, probablement gazés dès leur arrivée au camp, mais il espérait bien retrouver son frère. Il n’en fut rien, cependant, Joseph ne rentra pas non plus, et de plus, son frère n’eut jamais de nouvelles sûres de sa fin. Sans doute est-il mort de privations ou du typhus dans les derniers jours avant l’arrivée des armées alliées.

Seul désormais, Jean Récanati se lança à corps perdu dans l’action militante, pensant se joindre, en entrant au PCF, à la « grande armée des Justes ». Il considérait qu’il était permanent dès l’âge de dix-neuf ans.

Il rejoignit définitivement la capitale en octobre 1945. Comme il ne savait rien faire d’autre qu’écrire, on lui proposa une place à la rédaction d’un des nombreux journaux de la mouvance communiste qui reparaissaient alors, Front national, l’organe de ce front du même nom qui rassemblait depuis 1942 les résistants sous influence communiste. Il y fut très intimidé par la directrice Madeleine Braun, mais s’y familiarisa avec ce qui allait rester son métier. Lorsque le journal, à cause de restrictions financières, cessa de paraître fin 1946, Jean Récanati fut recasé à la rédaction du prestigieux organe officiel du PCF, l’Humanité, qui siégeait encore rue du Louvre, au cœur du quartier de la presse. Il y retrouva André Carrel qui avait été son rédacteur en chef à Front national. Ce dernier, un des journalistes communistes les plus expérimentés, le qualifiait de « remarquable professionnel, rapide et efficace [qui] donna un réel coup de fouet à notre journal ». À l’appui de cet éloge, Carrel racontait comment Récanati avait réussi, à l’issue d’une conférence de presse de Khrouchtchev à Moscou où il était délégué par le journal, à transmettre en quelques heures une pleine page des entretiens du dirigeant soviétique avec la presse.

Parmi les cadres du journal, Récanati ressentait de la « tendresse » pour Georges Cogniot, de la complicité avec André Stil*, les deux rédacteurs en chef qu’il eut à connaître, et une grande admiration à l’égard de Pierre Courtade, le responsable du service international, tous par ailleurs membres du comité central. Lui-même devint chef du service de politique intérieure, puis rédacteur en chef adjoint de l’Humanité-Dimanche, et enfin de l’Humanité elle-même. Il avait parfois la fierté d’entendre Maurice Thorez en personne lui adresser des compliments. Il suivit d’ailleurs les cours de l’école centrale du parti en 1953 – au moment de la mort de Staline précisait-il –, signe indiscutable de la confiance que lui portaient les cadres de l’organisation.

Carrel rapportait aussi que Récanati inaugura dans [l’Humanité-Dimanche une page satirique intitulée « Fanfan la tulipe », qui, jugée « trop débridée », fut promptement supprimée – Récanati soupçonnait une intervention de Jeannette Vermeersch. C’est qu’à « l’Huma », ce « jeune journaliste bourré d’idées, d’entrain et d’initiatives » selon un autre témoin, se distinguait non seulement par ses qualités professionnelles, mais aussi par son esprit espiègle et frondeur, une qualité plutôt rare et pas très bien vue dans la sociabilité communiste. Dominique Desanti qualifiait de « bande à part chuchoteuse et ricaneuse » les journalistes de cette espèce où elle rangeait, aux côtés de Jean Récanati et d’elle-même, Pierre Courtade, Pierre Hervé, Hélène Parmelin ou Catherine Varlin*. Ils auraient les uns et les autres, d’après Récanati, reçus plusieurs « rapports » de la part de militants que leurs manières offusquaient.

Mais Jean Récanati avait aussi des amis intellectuels moins facétieux au parti, tels Jacques-Francis Rolland*, ou Roger Vailland*, qui exerça sur lui une telle influence que compte tenu de leur différence d’âge, il le considérait comme « son modèle (son père) ».
De 1945 à 1956, dans ses deux rédactions successives, Jean Récanati était spécialisé comme journaliste parlementaire. Il suivait avec une délectation dont il se faisait quelques scrupules les débats de l’Assemblée nationale, admirant les belles envolées ou la rhétorique ouvragée des ténors politiques de la 4e République. Il savait que les militants communistes méprisaient le « crétinisme parlementaire », mais il ne cherchait pas à éviter la contamination, d’autant qu’il voyait bien que certains leaders communistes, le numéro 2 Jacques Duclos en tête, s’y complaisaient comme lui. Son métier l’amenait ainsi à fréquenter des sommités du parti. Il assista par exemple, pour en rendre compte dans le journal sur un ton rassurant, au chargement de Maurice Thorez* allongé sur un brancard dans un avion à destination de Moscou lorsque le secrétaire général subit une attaque cérébrale en octobre 1950. Tout le bureau politique était présent.

Pour sa part, il témoignait de deux voyages en Europe de l’Est qui l’avaient marqué. D’abord en Pologne en 1953, après la mort de Staline, avec un groupe de journalistes français de toutes obédiences. Il en retira des impressions mitigées mais plutôt optimistes. Quand deux ans plus tard il se rendit pour la première fois en URSS pour couvrir le séjour d’une délégation de parlementaires français, il rentra enthousiasmé par la personnalité de Khrouchtchev. Pourtant, comme pour beaucoup d’autres militants, surtout dans les milieux intellectuels parisiens, les événements de l’année 1956 firent vaciller sa foi jusque là inébranlable. Que Staline fut dénoncé après sa mort comme un criminel dans son propre pays était déjà difficile à admettre. Mais surtout, un homme aussi subtil et averti ne pouvait pas ne pas constater avec consternation que les dirigeants de son parti biaisaient ou mentaient avec aplomb pour justifier ou édulcorer l’injustifiable de ce pays et relativiser les « excès » de ce dirigeant qu’ils avaient adulé, et qu’ils se raidissaient ou se dérobaient devant toute évolution idéologique ou organisationnelle que les remises en questions de Khrouchtchev en URSS auraient rendues indispensables.

Le congrès du Havre du PCF, auquel il assistait en juillet 1956, le convainquit de démissionner de son poste de journaliste. Pour n’avoir pas applaudi aux interventions de certains délégués, il fit l’objet d’un rapport dont les indices qu’il en donne laissent à penser qu’il émanait de Raymond Barbé, le spécialiste de l’Afrique noire au PCF. Étienne Fajon, le directeur du journal, ne lui en aurait sans doute pas tenu rigueur, mais il saisit l’opportunité d’un travail qui se présentait hors des organes du PCF. Sans doute était-il lui-même un ex-stalinien trop « gentil » – pour paraphraser le titre de l’autobiographie qu’il rédigea vingt-trois ans plus tard – pour manifester trop ouvertement ses désillusions ou ses désaccords, à l’encontre de plusieurs de ses amis. Il opta pour « partir sur la pointe des pieds », comme le fit aussi Roger Vailland encore plus discrètement. L’année suivante, il ne reprit pas sa carte.

Entretemps, Jean Récanati avait fondé une famille. En 1952 il avait légitimé son union avec Suzanne Rodrigue, elle aussi juive et militante communiste, qui travaillait comme lui dans le secteur des médias. Ils élevaient deux fils, Michel, né en 1950, et François, de deux ans son cadet.

Les deux époux, d’accord et solidaires, quittèrent leur famille politique ensemble. Jean Récanati avait bien conscience qu’à part le militantisme, il ne connaissait pas d’autre métier que le journalisme. Aussi est-ce dans ce domaine qu’il trouva une place de directeur d’une revue automobile, Europe-Auto, financée par un fabriquant d’amortisseurs. Il ne connaissait rien pourtant aux voitures, et ne s’y intéressait guère, mais il assura cette responsabilité pendant des années, et en vivait très honorablement. D’autant qu’avec son épouse, ils fondèrent aussi une agence spécialisée dans le conseil et la communication à destination de l’industrie textile. Mais toutes les tentatives entrepreneuriales de Jean Récanati ne rencontrèrent pas le succès. En 1958 par exemple, malgré la collaboration de Roger Vailland qui en écrivit l’éditorial et une interview de Gérard Philipe*, le journal La femme à la page dont il tentait le lancement comme directeur ne dépassa pas le numéro 1. Dans l’ensemble, cependant, la réussite professionnelle fut assez probante pour que la famille vécût sur un pied qui n’avait plus rien à voir avec ce que permettaient les revenus de salariés d’organismes communistes.

L’accession à une certaine aisance bourgeoise n’empêcha pas Jean et Suzanne Récanati de rester fidèles à leurs idéaux de jeunesse, tout en maintenant leurs critiques envers leur ex-parti. Jamais ils n’évoluèrent vers des idées de droite anticommuniste, au contraire de leur ami Jacques-Francis Rolland, par exemple, avec qui ils restèrent liés en dépit de leurs évolutions divergentes.

Avec leurs fils, scolarisés au lycée Jacques Decour comme leur père jadis, et engagés dans les organisations d’extrême gauche plus séduisantes pour la nouvelle génération politisée, ils restèrent absolument solidaires. Le 22 mars 1968 Jean Récanati alla tirer François du quai des Orfèvres où il était en garde à vue avec plusieurs autres suite à une manifestation violente devant le siège de l’American Express quelques jours auparavant. Michel, qui avait disputé à Maurice Najman* la direction des Comités d’Action lycéens (CAL), devint un cadre important de la JCR (Jeunesse communiste révolutionnaire), puis la Ligue communiste, trotskiste, dirigée par Alain Krivine après Mai 1968. Il en commandait le service d’ordre, organisant et encadrant notamment les gigantesques manifestations anti-américaines de l’époque de la guerre du Vietnam, sous les effigies géantes de Ho Chi-Minh et de Che Guevara. François, de son côté, était plus attiré par les idées libertaires. Condamné et emprisonné suite à une manifestation violente organisée au milieu des années 1970, et guère soutenu par son organisation, Michel devait quitter la Ligue peu après. il apprit dans la même période qu’il n’était pas le fils biologique de Jean. Psychologiquement déstabilisé, il se suicida en 1978. Son destin tragique fit l’objet d’un film bien connu de Romain Goupil*, son ami de militantisme depuis les années de lycée. François, quant à lui, suivit un brillant parcours universitaire en philosophie et entra au CNRS, ce dont Jean Récanati tira une grande satisfaction.

Bien après son départ du PCF, où la psychanalyse n’était guère appréciée, Jean Récanati suivit une analyse, tout comme sa femme Suzanne, et cela marqua profondément son développement intellectuel. Lorsque son ancien ami Roger Vailland mourut, sa veuve Élisabeth lui demanda de bien vouloir s’occuper de l’édition de ses œuvres et de ses écrits personnels. Une fois ce travail mené à bien, et après avoir réalisé un « portrait-souvenir » de Roger Vailland pour la télévision, Jean Récanati rédigea un livre où il s’essayait à une sorte de psychanalyse posthume de son ancien ami et mentor. Il n’en resta pas là de ses entreprises éditoriales, puisqu’il s’intéressa ensuite à Marcel Proust, en s’interrogeant surtout sur la place qu’avait pu tenir sa judaïté dans sa vie et dans son œuvre ; cette judaïté que, pour sa part, Jean Récanati écrivit avoir « longtemps vécue comme une disgrâce », et que les époux Récanati cachèrent à leurs enfants jusqu’à leur adolescence. Enfin, c’est sur lui-même qu’il entreprit un travail d’introspection, en racontant et analysant les faits et anecdotes les plus significatifs de son passé de militant communiste, à une époque où le PCF, certes vilipendé désormais à sa gauche comme à sa droite, restait encore une force politique conséquente. Son Gentil stalinien est une des plus sincères et des plus éclairantes de ces autobiographies d’ex-militants ; une des plus plaisantes aussi par les traits ironiques mais indulgents qu’elle décoche à foison.

Jean Récanati mourut d’une façon brutale et inattendue d’une rupture d’anévrisme peu après l’achèvement de son livre dont il ne vit pas la publication. Son épouse, durement frappée par cette perte qui suivait de peu la révélation tardive de celle de leur fils aîné, poursuivit un long deuil avant de se retirer dans le Sud-Ouest de la France, où elle mourut en décembre 2001.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article161703, notice RÉCANATI Jean, Nissim par Marc Giovaninetti, version mise en ligne le 25 juillet 2014, dernière modification le 8 octobre 2022.

Par Marc Giovaninetti

ŒUVRE : Roger Vailland, Écrits intimes, publication avec Élisabeth Vailland, Gallimard, 1968. ― Éditeur scientifique de Roger Vailland, Œuvres complètes, 12 volumes, Éd. Rencontres, Lausanne, sans date. ― Jean Récanati, Esquisse pour un portrait de Roger Vailland, documentaire télévisé, 1968, 50 mn. ― Jean Récanati, Vailland, esquisse pour la psychanalyse d’un libertin, Buchet-Chastel, 1971. ― Jean Récanati, Profils juifs de Marcel Proust, Buchet-Chastel, 1979. ― Jean Récanati, Un gentil stalinien. Récit autobiographique, Mazarine, 1980.

SOURCES : Front national, années 1945-1946. ― L’Humanité, années 1946-1956. ― Samuel Lachize, « Roger Vaillant et le cinéma, une liaison dangereuse », Cahiers Roger Vailland, n°3, juin 1995. ― Jeannine Verdès-Leroux, Au service du Parti, 1944-1956, Fayard, 1983. ― André Carrel, L’Huma, Messidor, 1989. ― Edgar Morin, Vidal et les siens, Le Seuil, 1989. ― Dominique Desanti, Ce que le siècle m’a dit, Plon, 1997. ― Pierre Daix, Tout mon temps, Fayard, 2001. ― Romain Goupil, Mourir à trente ans, film documentaire, 1982. ― État civil. ― La Voix du Peuple, 11 août 1945. — Entretien et échanges de courriels avec François Récanati, mai 2014.

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