Par Tangi Cavalin, Nathalie Viet-Depaule
Né le 25 novembre 1932 au Mans (Sarthe), mort le 31 janvier 2013 à São Paulo (Brésil) ; éducateur ; dominicain, prêtre-ouvrier ; initiateur et animateur du Comité d’action de Lip.
Fils d’un modeste fonctionnaire de l’administration militaire, Jean Raguénès devait son éducation chrétienne à sa famille et, surtout, aux années passées chez les Frères des écoles chrétiennes et au scoutisme. À l’issue de ses études secondaires, il travailla à la SNCF et, avant de partir en 1953 pour le service militaire au Maroc, fit un stage de plus d’un mois au Centre Montjoie, centre familial situé à Saint-Gervais-de-Vic (Sarthe), affilié à l’ARSEA (Association régional pour la sauvegarde de l’enfant et de l’adolescent). Lorsqu’il fut libéré des obligations militaires, il fit le choix de devenir éducateur. Il fit alors partie de l’équipe de Montjoie jusqu’au moment, où, souhaitant mener une vie religieuse contemplative, il entra, en septembre 1957, au carmel déchaussé de Bordigné (Sarthe). Au bout de quatre ans, ayant fait le constat que la vie totalement contemplative ne lui satisfaisait pas, il intégra une autre famille religieuse, celle des frères prêcheurs. Novice à Lille (1961-1962), il poursuivit après ses premiers vœux, prononcés le 23 septembre 1962, ses études de philosophie puis de théologie au Sauchoir, à Étiolles (Seine-et-Oise, Essonne), à l’issue desquelles il fut ordonné prêtre le 3 juillet 1966 par Mgr Louis Ferrand, archevêque de Tours.
Nommé aumônier des étudiants des facultés de Droit et Sciences économiques de Paris au centre Saint-Yves, il commença son long compagnonnage avec le dominicain Henri Burin des Roziers, également aumônier. Situé rue Gay-Lussac, ce centre se retrouva au cœur du mouvement étudiant de mai-juin 68 auquel il ouvrit largement ses portes et devint rapidement un forum permanent sur les « chrétiens et la révolution ». Lorsque le mouvement prit fin, Jean Raguénès s’occupa des « Katangais », ces jeunes marginaux enrôlés au service de la révolution (service d’ordre) qui avaient occupé la Sorbonne et étaient recherchés par la police. Sa participation au centre Saint-Yves, l’accompagnement des « Katangais » dans leurs tribulations, les luttes sociales lors des événements de Mai le poussèrent à sortir de son couvent parisien pour vivre et travailler parmi les ouvriers à Besançon. Henri Burin des Roziers, qui partageait ses analyses, prit la même décision et partit avec lui.
Accueilli par des amis, Roger et Jeanine Gauthier, Jean Raguénès trouva un logement dans un HLM et fut embauché par une entreprise de récupération industrielle. Au bout de sept mois, il préféra quitter l’entreprise car le patron connaissait son identité religieuse pour devenir, au gré de l’offre des emplois, chauffeur-livreur, charbonnier, ouvrier intérimaire chez Peugeot à Sochaux, où il était logé en foyer, avant d’être recruté pour entrer chez Lip. Il mit alors en œuvre un projet – auquel il pensait depuis longtemps en tant qu’éducateur – de vivre en communauté avec des jeunes habitués des maisons d’arrêt dans une perspective de réinsertion sociale tout en travaillant comme ouvrier chez Lip. Il adhéra assez vite à la CFDT, admiratif du travail de la section syndicale, mais ne milita pas, préférant s’investir dans son projet communautaire. Interpellé par un jeune syndicaliste sur son absence de participation syndicale, il mesura combien il ignorait les problèmes de l’entreprise et combien sa position manquait de cohérence avec son choix de participer à la libération de la vie ouvrière. Il initia alors quelques rencontres entre des jeunes syndicalistes qui avaient le sentiment de ne pas pouvoir participer aux décisions syndicales et des délégués syndicaux pour discuter de la mobilisation et de la participation collectives. Charles Piaget, secrétaire de la CFDT de Lip, accepta, avec d’autres, cette structure dont l’action allait être déterminante tout au long du conflit de Lip et prendre le nom de Comité d’action.
Lorsque le conflit éclata en avril 1973 à l’annonce des licenciements et du démantèlement de l’usine, l’ensemble de l’usine se mobilisa sous l’impulsion des sections syndicales CGT, CFDT mais aussi du Comité d’action : meetings, manifestations à Besançon, à Paris, dans la Franche-Comté, affrontements avec la police… Jean Raguénès prit une grande part tout au long du conflit en animant le Comité d’action. Dès qu’il fut question le 12 juin 1973 du licenciement imminent de 480 salariés, il fit partit des ouvriers de Lip qui occupèrent leur usine, mirent à l’abri 65 000 montres et relancèrent à partir du 18 juin la production avec le slogan « C’est possible : on fabrique, on vend, on se paie ». Ce slogan aux accents autogestionnaire donna au conflit de Lip un écho emblématique. Bien que les gardes mobiles eussent investi l’usine le 15 août, la production et les ventes, organisées par des réseaux militants, continuèrent dans les alentours jusqu’à ce qu’un accord fût trouvé le 29 janvier 1974 pour que l’entreprise puisse retrouver son activité sous la direction de Claude Neuschwander. Mais, dès 1976, un nouveau conflit éclatait entraînant pendant deux ans les salariés de Lip dans des luttes pour obtenir un nouveau plan de relance des pouvoirs publics et du patronat. Se rendant compte que la situation économique et sociale avait changé, il fallait trouver d’autres moyens. Certains salariés se lancèrent alors dans la création de différentes coopératives ouvrières ou montèrent des associations qui eurent plus ou moins de succès. Jean Raguénès écrira plus tard que si la lutte de Lip avait été inspirée par l’utopie « vivre et travailler autrement », elle ne sut pas faire triompher la dynamique communautaire et qu’elle fut, finalement, un échec.
Réintégrant la vie conventuelle, à Strasbourg (au couvent Saint-Pierre-Martyr) de 1987 à 1993, Jean Raguénès anima un centre de documentation sur le tiers-monde et le développement appartenant au réseau national Ritimo. Puis il décida en 1994 de vivre au Brésil où l’avait précédé Henri Burin des Roziers quinze ans plus tôt (1974). Il se fixa sur la Transamazonienne à Altamirá, puis dans le Haut-Xingu à Tucuma, faisant partie de la Commission pastorale de la Terre (CPT), liée à la Conférence des évêques du Brésil qui soutint la formation des travailleurs ruraux et leur lutte pour la terre. À la suite d’un glaucome découvert en 2002, il perdit progressivement la vue. Il dut quitter le Pará en 2009 pour se replier au couvent Saint-Albert-le-Grand à São Paulo où sa cécité ne l’empêcha pas de fréquenter les sans-abris du quartier et d’être élu prieur de février 2010 à décembre 2012.
Par Tangi Cavalin, Nathalie Viet-Depaule
ŒUVRE : De Mai 68 à LIP. Un dominicain au cœur des luttes, préface du dominicain Henri des Roziers, Karthala, 2008. — Je vous écris du Brésil, CEDIDELP, 2003.
FILMOGRAPHIE : Christian Rouaud, Les Lip, l’imagination au pouvoir, Les Films d’ici, 1967.
SOURCES : Arch. dominicaines de la Province de France. — Prêcheurs, 123, septembre 2009 ; 131, mai 2010 ; 162, avril 2013.