BERL Emmanuel

Par Nicole Racine

Né le 2 août 1892 au Vésinet (Seine-et-Oise), mort le 22 septembre 1976 à Paris ; écrivain, journaliste ; directeur de Marianne (1932-1937) ; militant marxiste ; proche du communisme.

Fils d’Albert Berl et de Hélène Lange, Emmanuel Berl naquit dans une famille d’industriels et d’intellectuels juifs. « J’appartiens à une de ces familles françaises qui, à la fois restent juives et ne le sont plus » (Sylvia, p. 6). La famille était ultra-clemenciste ; son oncle Alfred Berl, avocat et publiciste, était ami de Clemenceau ; il emmena le jeune Emmanuel au Sénat lorsque celui-ci eut douze ans. Il connut bien Henri Bergson qui avait épousé la sOEur de sa tante. Emmanuel Berl eut une enfance maladive, triste et jalonnée par les disparitions de son frère, de son père quand il eut quinze ans, de sa mère quand il eut dix-huit ans, de son cousin le poète Henri Franck, qu’il admirait et qui mourut en 1912 à l’âge de vingt-quatre ans. Sa mère l’avait élevé dans le culte des morts ainsi qu’il le rappellera dans le texte publié en annexe de son Interrogatoire par Patrick Modiano, « Il fait beau, allons au cimetière ». Il fit ses études au lycée Carnot où il fut camarade de classe de Gaston Bergery*, puis au lycée Condorcet où il remporta en classe de première le premier prix de français, en classe de philosophie celui de philosophie. Sa mère aurait aimé qu’il préparât l’École normale supérieure ; mais il était entré en rhétorique supérieure en stipulant qu’il ne se présenterait pas au concours. Il fréquenta l’École libre des Sciences politiques, la Faculté des Lettres de Paris ; il devint bachelier en droit, licencié ès-lettres et diplômé d’études supérieures de lettres (avec une étude sur le quiétisme de Fénelon). En 1913, il partait pour l’Université de Fribourg-en-Brisgau.
Mobilisé en 1914 au 356e régiment d’infanterie, Emmanuel Berl fit la guerre « sans gloire » écrivit-il dans Sylvia ; soldat dans un dépôt à Troyes, puis au front en Lorraine pendant un an ; en 1916 il fut appelé à Thann qu’il quitta pour Hartmannswillerkopf, comme chef d’un observatoire d’infanterie. En 1917, il fut réformé contre son gré pour raisons médicales, séjourna quelque temps à Nice avant d’essayer de contourner sa réforme en rejoignant l’entourage de Lyautey au Maroc. À la fin de l’année, son pacifisme le conduisit à approuver Caillaux dans son opposition à la poursuite du conflit.
Après la guerre, Emmanuel Berl se rendit chez des amis d’enfance dans le Béarn ou il se maria. En 1923, il fit ses débuts de journaliste en donnant des notes de lectures à l’Europe nouvelle, publia son premier livre, Recherches sur la nature de l’amour et revint s’installer dans la capitale, sous l’impulsion de Drieu La Rochelle qui le remit en contact avec les milieux littéraires parisiens. Il rencontra alors Louis Aragon*, André Breton* et retrouva Gaston Bergery*, secrétaire général de la commission des Réparations, qui allait devenir directeur de cabinet d’Herriot. Très hostile au retour de Poincaré au pouvoir, il fondait, avec Drieu, Les Derniers Jours qui parut de février à juillet 1927 ; peu à peu, Berl et Drieu s’éloignèrent l’un de l’autre (la rupture de leur amitié date de 1937, après la publication de Rêveuse bourgeoisie).
En 1928, Emmanuel Berl rencontra André Malraux*. « L’amitié avec Drieu était un certain climat de gentillesse et d’orage. L’amitié avec Malraux impliquait un accord politique que, malheureusement la guerre d’Espagne devait rompre et que la vie commune sous l’Occupation en Corrèze, ne suffit pas à restaurer totalement » (Interrogatoire, p. 43). En 1929 paraissait Mort de la Pensée bourgeoise, dédié à A. Malraux ; le livre qui parut d’abord dans Europe eut un grand retentissement. E. Berl dénonçait le conformisme de la littérature française moderne, considérant que ses principaux représentants (Maurois, Mauriac, Giraudoux, Cocteau) - à l’exception de Malraux et peut-être de Drieu - étaient inactuels. Berl étudiait longuement Les Conquérants de Malraux qui posait le problème des rapports entre la révolution et les intellectuels, ainsi que les exemples des surréalistes et de Drieu. Il en concluait que l’idée de révolution conditionnait toute pensée, mais que la cause de l’intellectuel et de la Révolution ne se confondaient que dans la mesure où la Révolution était un non-conformisme ; « la collaboration de l’intellectuel et du communiste ne peut donc reposer que sur un malentendu ».
Mort de la Pensée bourgeoise fut suivi en 1930 par Mort de la Morale bourgeoise qui parut chez Gallimard. Ces deux pamphlets eurent des échos parmi les jeunes révolutionnaires ; ils furent salués dans l’hebdomadaire Monde, à la revue Europe, comme des essais prometteurs. Nizan inaugura sa collaboration à Europe par un compte rendu de Mort de la Morale bourgeoise (15 juillet 1930). À cette date, Henri Barbusse* demanda à Emmanuel Berl de le rejoindre à Monde dont il rêvait de faire l’organe d’un vaste rassemblement de gauche. Berl raconta dans Interrogatoire qu’il fit des tournées de conférences durant l’année 1930 avec Barbusse sur le fascisme et la guerre, sous l’égide de Monde. Cependant sa collaboration à Monde n’excéda pas une année. Berl quitta la revue en février 1931, après un certain nombre de péripéties politico-financières pour le contrôle de l’hebdomadaire. Pour résoudre les problèmes de gestion de Monde, Emmanuel Berl avait mis Henri Barbusse en contact avec Roland Tual* qui s’était engagé en juillet 1930 à soutenir financièrement le journal.
En octobre 1930, le bureau politique du parti avait désigné un collège de direction sous la responsabilité de Jean Fréville* pour veiller à la ligne. Selon Philippe Baudore, Henri Barbusse semble soupçonner une collusion entre Emmanuel Berl et certains membres du parti pour contrôler Monde. Finalement Barbusse reprit la majorité des parts et intenta une action en justice contre Tual. Une lettre manuscrite d’Henri Barbusse du 20 mars 1931, conservée dans les archives de Moscou, confirme l’appel à Tual et porte le jugement suivant sur l’influence de Berl : « Il en est résulté une sorte de dictature d’Emmanuel Berl, dictature qui a révélé de la part de Berl des visées extrêmement dangereuses et fondamentalement anticommunistes : Berl déclarait ouvertement qu’il n’accordait aucun crédit au PC qu’il jugeait en France affaibli et touchant à sa fin. Il envisageait une sorte de parti nouveau réalisant soi-disant l’unité socialiste. Il envisageait surtout de jouer personnellement un rôle prépondérant. » Barbusse donnait comme exemple de déviationnisme survenu durant la « dictature Berl » un article écrit par lui mais non signé, sur l’affaire Oustric accusant les communistes de trafic financier ainsi que l’enquête qu’il avait lancé sur l’unité ouvrière (RGASPI, 517 1957). Cette enquête fut stigmatisée dans un rapport en russe de 1931, « Les confusionnistes de Monde » (517 1 1054). Dans l’échange de correspondance, publié par Annie Cohen-Solal, entre Henri Barbusse et Paul Nizan* lors de la tentative de prise de contrôle de Monde par la fraction communiste en mars 1931, Henri Barbusse donna la même version de l’« ère Berl » et de ses « erreurs » mais affirma que depuis le départ de ce dernier la ligne de l’hebdomadaire s’était redressée.
Pendant une très courte période, Emmanuel Berl put donc être considéré comme une sorte de compagnon de route, bien qu’il ne fut jamais engagé réellement aux côtés du Parti communiste ; mais il est significatif que ses deux essais, Mort de la Pensée bourgeoise et Mort de la Morale bourgeoise qui nous paraissent aujourd’hui relever du talent du pamphlétaire aient pu fonder la réputation théorique de Berl ; celui-ci affirma ultérieurement dans Interrogatoire que le premier de ces livres était d’ « un marxisme élémentaire ». Dans La Politique et les Partis, paru en 1934, E. Berl affirmait ne pouvoir adhérer à aucun parti afin de rester fidèle au marxisme.
De 1932 à 1937, Emmanuel Berl fut le directeur de Marianne, grand hebdomadaire politique et artistique lancé en octobre 1932 par Gaston Gallimard pour être le rival de gauche de Candide édité par Fayard. E. Berl réunit à Marianne une brillante collaboration politique, littéraire et artistique. L’hebdomadaire était d’une coloration de gauche modérée, antifasciste, favorable au Front populaire. Emmanuel Berl y écrivait chaque semaine des éditoriaux littéraires ou politiques et, sous sa direction, Marianne adopta une ligne strictement pacifiste. Opposé à l’intervention en Espagne, favorable à Munich, E. Berl qui restait pacifiste, n’en fut pas moins un de ceux qui dénoncèrent le caractère militariste et antisémite du nazisme. Lorsque Gaston Gallimard vendit le titre de Marianne en 1937 à Raymond Patenôtre, E. Berl quitta l’hebdomadaire et fonda Pavés de Paris, pamphlet hebdomadaire dont il fut le seul rédacteur et qu’il publia jusqu’en mai 1940.
Dès 1938, il sentait venir la guerre mais approuva la négociation de Munich. « J’ai été munichois - écrivit-il dans Prise de sang (1946). Il est étrange qu’en écrivant cette phrase, j’éprouve presque la sensation de faire un aveu ; l’immense majorité des Français, je le sais bien, fut non seulement résignée à Munich, mais exaltée par lui. Pourtant, je n’ai pas été acclamer Daladier au Bourget »
Au moment de l’exode, Emmanuel Berl rejoignait Saint-Céré dans le Sud-Ouest et Bouthillier l’appela de Bordeaux pour relire les discours de Pétain, devenu chef du gouvernement le 16 juin 1940 ; il revit le deuxième discours de Pétain prononcé le jour de la signature de la convention d’armistice le 22 juin, puis les messages des 23 et 25 juin. Il suivit le gouvernement à Clermont-Ferrand, puis à Vichy où il resta jusqu’au 25 juillet. Puis il quitta Vichy après avoir pris ses distances avec le régime de la « Révolution nationale ». Il affirma ultérieurement que dès juillet 1940, il eut la certitude de la défaite allemande.
Il passa la plus grande partie de l’Occupation à Argentat en Corrèze, où il commençait son Histoire de l’Europe.
Depuis, Emmanuel Berl se consacra essentiellement à la littérature. Dans les années cinquante et soixante, il participa à de nombreuses émissions de radio avec André Gillois, Maurice Clavel, Edgar Morin, Jean Rostand, collabora aux revues La Table ronde, La Parisienne, Preuves. En 1967, il recevait le grand prix de Littérature de l’Académie française et en 1975 le prix Marcel Proust. Il écrivit en 1968 un livre sur la fin de la IIIe République, œuvre de témoin et d’historien, ainsi qu’un pamphlet sur Nasser. Peu de temps avant sa mort, il donna à Patrick Modiano un précieux témoignage sur les hommes et l’esprit de sa génération. Marié en premières noces avec Jacqueline Bordes, en deuxièmes noces avec Suzanne Muzard, en troisièmes noces avec la chanteuse Mireille Hartuch, dite Mireille en 1937.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article16365, notice BERL Emmanuel par Nicole Racine, version mise en ligne le 20 octobre 2008, dernière modification le 20 octobre 2008.

Par Nicole Racine

ŒUVRE : Mort de la pensée bourgeoise. Premier pamphlet : la littérature, Grasset, 1929, 205 p. [« Les Écrits »] — Mort de la morale bourgeoise, Gallimard, 1929, 232 p. [réimpression, J.-J. Pauvert, 1965, 190 p. (Libertés. 29)] — La Politique et les Partis, Rieder, 1932, 233 p. [coll. Europe] — Lignes de chance, Gallimard, 1934, 255 p. — Discours aux Français, id., 213 p. — Le fameux rouleau compresseur, id., 1937, 88 p. — Frères bourgeois, mourez-vous ? Ding ! Ding ! Dong !, Grasset, 1938, 160 p. — Prise de sang, R. Laffont, 1946, 160 p. — E. Berl, Sylvia, Gallimard, 1952. — La fin de la IIIe République — 10 juillet 1940, Gallimard, 1969, 366 p. — Interrogatoire par P. Modiano, Gallimard, 1976 — Les derniers jours (réédition), Éditions Jean-Michel Place, 1979, avec une préface de Pierre Andreu. — Essais, avec une préface de Bernard de Fallois, Julliard, 1985. — Tant que vous penserez à moi, entretiens avec Jean d’Ormesson, Grasset, 1992.

SOURCES : RGASPI, Moscou, 517 1 957. — « Entretien avec E. Berl », Le Monde, 8 novembre 1969, « Entretien avec E. Berl. Les tribulations d’un pacifiste », Le Monde, 11 novembre 1972. — « Mort d’E. Berl », Le Monde, 23 septembre 1976. — Who’s who in France ? 1969-1970, J. Lafitte. — Interrogatoire par Patrick Modiano, suivi de « Il fait beau, allons au cimetière », Gallimard, 1976, 204 p. — Sur les idées politiques d’E. Berl : J.-P. Boivin, Les idées politiques d’E. Berl, mém. DES Sc. pol. Paris I. 1971, 150 p. — Érick Boyer, Les idées politiques d’E. Berl, Mém. DES Sc. pol. Paris II, 1974. — Sur Marianne, on peut consulter : Cl. Estier, La Gauche hebdomadaire (1914-1962), A. Colin, 1962, 288 p., coll. « Kiosque ». — Bernard Laguerre, Marianne 1932-1936, mémoire de maîtrise d’histoire contemporaine, Université de Paris IV, juin 1983. — Histoire générale de la presse française, publiée sous la direction de Cl. Bellanger, P. Guiral, F. Terrou, PUF, tome III, De 1871 à 1940, 1972, 688 p. — Annie Cohen-Solal, avec la collaboration de Henriette Nizan, Paul Nizan communiste impossible, Grasset, 1980. — Bernard Morlino, Emmanuel Berl, les tribulations d’un pacifiste, La Manufacture, 1990. — Philippe Baudorre, Henri Barbusse, Flammarion, 1995. — Notes de Patrick Lienhardt, auteur d’une biographie d’Emmanuel Berl à paraître chez Flammarion.

ICONOGRAPHIE : Cl. Estier, La Gauche hebdomadaire (1914-1962), op. cit.

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