RECLUS Élisée [Jean, Jacques, Élisée] [Dictionnaire biographique du mouvement social francophone aux États-Unis]

Par Notice revue et complétée par Michel Cordillot

Né à Sainte-Foy-la-Grande (Gironde) le 15 mars 1830, mort à Thourout, près de Gand (Belgique), dans la nuit du 3 au 4 juillet 1905 ; marié, père en premières noces de deux filles ; géographe ; combattant de la Commune de Paris ; membre de l’Internationale bakouninienne et anarchiste militant.

Élisée Reclus, qui se destinait à être pasteur comme son père, fit des études à la Faculté protestante de Montauban. Mais il perdit la foi et partit avec Élie, un de ses frères — la famille comptait cinq garçons et six filles (sans compter trois enfants morts en bas âge) — pour Berlin où il suivit les cours du grand géographe Karl Ritter. En 1851, il était à Paris et suivait des cours de droit. Après le coup d’État, il quitta la France avec son frère et, durant cinq années, il voyagea. Il résida en Irlande, puis se rendit aux États-Unis, où il séjourna notamment en Louisiane de 1853 à mars 1856. À son arrivée, il travailla durant quelque temps comme docker sur le port de La Nouvelle-Orléans, puis trouva à se placer comme précepteur chez un planteur. La fille de la maison, son élève, s’éprit de lui et lui-même ne fut pas insensible à son charme. Mais sa volonté brisa l’idylle et, se refusant à entrer par alliance dans une famille esclavagiste, il préféra quitter la Louisiane. Il se définissait alors comme étant « proudhonien » et sa correspondance nous apprend qu’il s’efforçait de diffuser le journal de Charles Ribeyrolles, L’Homme. Journal de la démocratie universelle ; il réussit d’ailleurs à y abonner un boulanger républicain.

De son séjour en Louisiane, Élisée Reclus garda un profond dégoût pour l’esclavage, qu’il dénonça dans plusieurs articles publiés à l’étranger et en France. La série de quatre articles, parus en 1860 dans La Revue des Deux-Mondes sous le titre « L’esclavage aux États-Unis », marqua profondément l’opinion publique en France et contribua à populariser la cause unioniste durant la guerre de Sécession.

Élisée Reclus gagna la Nouvelle-Grenade, puis, selon un rapport de police, il tenta de fonder à Santa-Martha (Colombie) une colonie agricole, mais n’obtint pas le succès attendu. Il continua à voyager et ne revint en France qu’en 1857.

L’année suivante, le 14 décembre, il épousait civilement une mulâtresse, Clarisse Briand, dont il eut trois filles. La troisième ne vécut pas et Clarisse mourut quelques semaines après son troisième accouchement, 22 février 1869. Déjà, Élisée s’était fait un nom dans le monde des géographes.

En juin 1864, avec son frère Élie, il fut un des vingt-sept fondateurs de la première coopérative parisienne de type rochdalien : l’Association générale d’approvisionnement et de consommation, sise à Passy. Cette même année, il fut élu secrétaire du conseil de surveillance de L’Association, bulletin international des coopératives, fondé le 1er novembre. Il collabora également à La Coopération (9 septembre 1866-14 juin 1868), qui lui succéda. Deux années plus tard, il fit partie avec Élie d’une société coopérative d’assurances sur la vie humaine créée à Paris sous le nom de L’Équité. Il assista, le 25 septembre 1868, au congrès de la Paix et de la Liberté, à Berne, et fut un des dix-huit signataires de la déclaration bakouniniste de la minorité. De ce fait, il fut considéré par Bakounine comme « membre fondateur » de l’Alliance internationale de la démocratie socialiste, société greffée sur l’Alliance de la Démocratie sociale fondée en 1864 par Bakounine et à laquelle Élisée et Élie Reclus avaient adhéré en 1865. L’Alliance internationale de la démocratie socialiste fut admise en juillet 1869, par le Conseil général de l’AIT, au nombre des sections genevoises après sa dissolution en tant qu’organisation internationale. Le 6 juillet et le 17 août, Élisée Reclus assista à Londres, en qualité d’invité, aux séances du Conseil général de l’Internationale.

Simple garde au 119e bataillon de la Garde nationale depuis le premier Siège de Paris et en même temps inscrit dans la compagnie des aérostiers « dirigée par son ami intime, le photographe Nadar » (d’après Kropotkine), Élisée Reclus fut capturé, les armes à la main, sur le plateau de Châtillon lors de la sortie du 3 avril. Il fut exhibé à Versailles avec les colonnes de prisonniers, connut le camp de Satory, puis les pontons de Brest où il fit quelques cours à l’intention de ses camarades détenus. Des savants anglais firent une première démarche en sa faveur avant sa comparution devant un conseil de guerre, avec l’espoir qu’il pourrait bénéficier d’un non-lieu, mais, le 15 novembre 1871, il fut condamné, par le 7e conseil de guerre, à la déportation simple après qu’il eut tenu à affirmer ses opinions socialistes devant le conseil de guerre. Une nouvelle démarche des savants anglais et la pression diplomatique exercée par l’ambassadeur américain Washburn, qui n’avait pas oublié la contribution de Reclus à la lutte anti-esclavagiste, aboutirent à la commutation de la peine en dix années de bannissement (3 février 1872). Élisée Reclus se refusa toujours à signer un recours en grâce ; sa peine lui fut remise le 17 mars 1879.

À la suite de sa commutation de peine, Élisée rejoignit son frère Élie à Zurich où il retrouva ses deux filles et sa seconde femme, Fanny Lherminez, qu’il avait épousée en mai 1870. Celle-ci mourut au début de l’année 1874. Élisée quitta alors Lugano et s’installa à la Tour-de-Peilz, près de Vevey, avec ses deux filles. Il acquitta, en juillet, sa cotisation annuelle de membre « central » de la fédération jurassienne, puis se fit admettre à la section de Vevey. Il avait servi jusqu’alors d’intermédiaire pour l’envoi aux déportés de la Commune des sommes recueillies par le Comité fédéral jurassien. Une grande amitié le lia dès lors à James Guillaume, amitié qui dura jusqu’à sa mort. En 1875, Élisée Reclus épousa Mme Ermance Trigant-Beaumont — elle mourut à l’âge de quatre-vingt-douze ans, en 1918 — qui fit construire une maison à Clarens où toute la famille s’installa en 1876.

En 1873 et 1874, Élisée Reclus apporta sa collaboration à l’Almanach du Peuple, et quelques années plus tard, en 1877, à La Commune. Le 3 juillet 1876, à Berne, il avait assisté aux obsèques de Bakounine et prononcé un discours. En 1880, les 9 et 10 octobre, il prit une part active au congrès que tint à la Chaux-de-Fonds la Fédération jurassienne, petit congrès international en quelque sorte car y assistèrent Kropotkine, Élisée Reclus et Carlo Cafiero. Son importance fut grande, puisqu’il définit le communisme anarchiste, « conséquence nécessaire et inévitable de la révolution sociale » et « expression de la nouvelle civilisation qu’inaugurera cette révolution », ce communisme anarchiste impliquant notamment « la disparition de toute forme étatiste » et « le collectivisme avec toutes ses conséquences logiques, non seulement au point de vue de l’appropriation collective des moyens de production, mais aussi de la jouissance et de la consommation collectives des produits ».

Durant toutes ces années d’exil, Élisée Reclus travailla à sa Géographie universelle. En août 1889, alors qu’il effectuait un voyage de recherche aux États-Unis, il envoya de Jersey City une souscription de 2 dollars au Réveil des masses, et quelques jours plus tard il rendit visite à Louis Goaziou (voir ce nom), qui habitait alors à Hastings (Pennsylvanie), et il passa une nuit entière à discuter avec ce dernier de la question des syndicats ouvriers.

Élisée Reclus ne revint en France que fin 1890 ; il n’y resta pas et, au début de 1894, il s’installa à Ixelles, en Belgique. Le conseil de l’Université libre de Bruxelles l’avait invité, le 18 juillet 1892, à occuper dans cette université la chaire de géographie comparée. Élisée Reclus devait commencer ses cours au début de 1894, mais, entre-temps, la France avait été frappée par une vague d’attentats anarchistes. L’ouverture du cours fut remise sine die. Hector Denis et Guillaume de Greef, solidaires d’Élisée Reclus, ouvrirent avec lui l’Université nouvelle et un Institut des Hautes Études. Élisée Reclus donna sa leçon d’ouverture le 2 mars 1894 à la Loge des Amis Philanthropes de Bruxelles. Il avait adhéré à la franc-maçonnerie en même temps que son frère Élie, mais l’avait quittée peu après.

De son exil en Suisse à sa mort, Élisée Reclus n’a jamais cessé de prendre position sur les problèmes théoriques et pratiques qui se posèrent au mouvement anarchiste. On retiendra par exemple sa déclaration en faveur de l’union libre à l’occasion du mariage libre de ses deux filles (Le Révolté, 11 novembre 1882), ou encore sa prise de position catégorique contre le principe des élections : « Voter, c’est abdiquer » (Le Révolté, 11-24 octobre 1885). Sur certaines questions, Élisée Reclus développa une position personnelle : il considérait, par exemple, à la différence de nombreux anarchistes, socialistes et syndicalistes, que la Révolution ne se produirait pas dans un proche avenir (Bulletin de la fédération jurassienne, 11 février 1878). On connaît par ailleurs, en opposition à Jean Grave, ses déclarations favorables au droit de reprise individuelle, celle-ci, par exemple : « Le révolutionnaire qui opère la reprise pour la faire servir aux besoins de ses amis peut tranquillement et sans remords se laisser qualifier de voleur » (Correspondance d’Élisée Reclus, t. III, 21 mai 1893). Enfin, Élisée Reclus se montra hostile aux expériences de colonies anarchistes ou milieux libres, peut-être à la suite de son expérience personnelle, et il déclarait : « Il ne faut nous enfermer à aucun prix, il faut rester dans le vaste monde pour en recevoir toutes les impulsions, pour prendre part à toutes les vicissitudes et en recevoir tous les enseignements » (Les Temps Nouveaux, 7-13 juillet 1900). Il se montra hostile également au néo-malthusianisme propagé par Paul Robin.

Depuis 1880, Élisée Reclus était atteint d’une maladie de cœur. Il mourut d’une angine de poitrine dans la nuit du 3 au 4 juillet 1905 chez son amie Mme de Brouckère, dans le village de Thourout, entre Gand et Dixmude, près des côtes du littoral de Belgique. Son neveu Paul le conduisit au cimetière d’Ixelles. Conformément à la volonté du défunt, personne d’autre ne suivit le convoi.

Pierre Kropotkine, ami intime d’Élisée qu’il avait rencontré pour la première fois en 1877, l’a défini ainsi : « Type du vrai puritain dans sa manière de vivre et, au point de vue intellectuel, le type du philosophe encyclopédiste français du dix-huitième siècle » (Autour d’une vie, p. 403). Quant aux fonctionnaires de police qui crurent devoir souvent s’occuper d’Élisée, l’un d’eux l’a jugé ainsi : « M. Reclus est un homme fort instruit, laborieux et d’habitudes régulières, mais très rêveur, bizarre, obstiné dans ses idées et croyant à la réalisation de la fraternité universelle » (rapport du 9 janvier 1874, Arch. PPo.).

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article165427, notice RECLUS Élisée [Jean, Jacques, Élisée] [Dictionnaire biographique du mouvement social francophone aux États-Unis] par Notice revue et complétée par Michel Cordillot, version mise en ligne le 30 septembre 2014, dernière modification le 25 décembre 2019.

Par Notice revue et complétée par Michel Cordillot

ŒUVRE : Hem Day dans Les Cahiers Pensée et Action, n° 5, avril-juin 1956, a tenté un essai de bibliographie d’Élisée Reclus ; on pourra également se reporter à la thèse de Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, 1re édition, p. 684-691. Sur les 14 pages du Catalogue général des livres imprimés de la Bibl. Nat. qui lui sont consacrées, on retiendra seulement ici L’Évolution, la révolution et l’idéal anarchiste, Paris, 2e édit., 1898, 296 p. (Bibl. Nat., 8° R 14 638) et les trois volumes de sa Correspondance, Paris, Schleicher, 1911-1925 (Bibl. Nat. 8° Ln 27/60 264).
Élisée Reclus collabora à de nombreux journaux et revues parmi lesquels La Coopération (9 septembre 1866-14 juin 1868), L’Égalité de Genève, (n° 1, 23 janvier 1869), Le Travail (Genève, 21 août-13 septembre 1873), Le Travailleur (Genève, 20 mai 1877-avril mai 1878), Les Entretiens politiques et littéraires, L’Insurgé (n° 1, 12 août 1893), Le Cri du Peuple.

SOURCES : Arch. Nat., BB 24/732, n°5598 ; Arch. PPo., Ba/1237 et Ea/103-22 ; Le Révolté, 17 octobre 1880 entre autres ; Le Réveil des masses, août 1889 ; James Guillaume, L’Internationale, documents et souvenirs, Paris, 1905-1910, 4 vols. (notamment : t. III, p. 196 et t. IV, p. 86) ; Les Temps nouveaux, n° 11, 15 juillet 1905 (article de Pierre Kropotkine) ; Jean Gaumont, Histoire générale de la coopération en France, Paris, FNCC, 1924 ; Élisée and Élie Reclus. In Memoriam, J. Ishill, New York, 1927 (ouvrage tiré à 290 exemplaires) ; Science et conscience. Élie et Élisée Reclus, numéro spécial du Semeur (tiré à 1 000 exemplaires),1928, 63 p ; Max Nettlau, Élisée Reclus, Anarchist und Gelehrter (1830-1905), Berlin, 1928 ; Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, Paris, Maspero, 1975, 2 vol ; Le Conseil général de la 1re Internationale. Minutes, Édition soviétique en langue russe, 1er vol., 1864-1866, Moscou, 1961 ; Paul Reclus, Les Frères Élie et Élisée Reclus ou du Protestantisme à l’Anarchisme, Paris, 1964, 210 p ; Gary S. Dunbar, « Élisée Reclus in Louisiana », Louisiana History, vol. 23 (1982), p. 341-352.

ICONOGRAPHIE : Georges Bourgin, La Guerre de 1870-1871 et la Commune, Paris, Éd. nationales, 1939, p. 259 ; P. Reclus, Les Frères Élie et Élisée Reclus, op. cit.

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