BETTELHEIM Charles, Oscar

Par François Denord, Xavier Zunigo

Né le 20 novembre 1913 à Paris (XVIIe arr.), mort le 20 juillet 2006 à Paris ; économiste marxien ; directeur du Centre d’études sociales et des relations internationales du Ministère du travail (1944-1947) ; directeur d’études à l’EPHE puis à l’EHESS (1948-1983) ; conseiller économique en Inde, en Égypte et à Cuba (1953-1966) ; président de l’Association d’amitiés franco-vietnamiennes (1961-1979), de l’Association France-Cuba (1962-1971), de l’Association des amitiés franco-chinoises (1965-1977) ; cofondateur de la Revue internationale (1945) ; directeur de la revue Problèmes de planification (1950-1953 et 1960-1972) et de la collection « Économie et socialisme », chez Maspero (1964-1979) ; lauréat de l’Institut (1950) et de l’Académie Française (1963).

Charles Bettelheim naquit à Paris dans un milieu bourgeois et conservateur. Son père, Henri, avocat de formation et représentant des intérêts d’une banque suisse, était issu d’une famille de médecins juifs viennois (il s’était cependant converti au protestantisme pour s’intégrer dans le monde des affaires autrichien). Sa mère, Lucienne Jacquemin, était française, catholique et d’origines plus modestes. Le couple Bettelheim louait un appartement dans le XVIIe arrondissement et possédait une vaste demeure à Brunoy (Seine-et-Oise, Essonne). Les neuf premières années de la vie de Charles Bettelheim se déroulèrent pourtant à l’étranger : en Suisse, où son père, de nationalité austro-hongroise, dut émigrer quand éclata la Première Guerre mondiale, puis en Égypte, où il fut muté. Charles Bettelheim revint à Paris avec sa mère en 1922. Son enfance fut marquée par une suite d’événements douloureux : le suicide d’une cousine maternelle durant la guerre, celui de son père (1924), le décès de son beau-père (1926) et une longue maladie (ostéomyélite), qui l’immobilisa deux années de suite. Les déplacements de la famille et les difficultés qu’elle traversa ne furent pas sans conséquences sur la scolarité de Charles Bettelheim. Avant d’obtenir son baccalauréat en 1931, il fréquenta plusieurs établissements privés (le Montcel à Jouy en Josas, le Cours Richelieu à Paris), publics (Lycées Jeanson de Sailly et Chaptal) et bénéficia de cours à domicile. Ses études supérieures témoignent d’un certain éclectisme. Il suivit des cours de biologie, de psychologie, de sociologie, de philosophie et de droit.

C’est dans cette dernière discipline, et plus particulièrement en économie politique, qu’il se spécialisa. Il soutint le 6 mars 1939 une thèse consacrée à la planification soviétique. Le choix de ce sujet n’était pas sans rapport avec ses engagements politiques, même si Charles Bettelheim aurait préféré travailler sur le New Deal. L’avènement du nazisme et la passivité des sociaux-démocrates allemands l’avaient en effet amené à adhérer aux Jeunesses communistes en 1933, à l’Association des artistes et écrivains révolutionnaires en 1934 et au Parti communiste en 1935. Il milita d’abord à la cellule des Épinettes, puis à celle des Batignolles, avant de passer au rayon du VIIe arrondissement, suite à une réorganisation des Jeunesses Communistes. Entre 1933 et 1936, Charles Bettelheim, responsable d’une cellule de jeunesse aux Langues-O, s’est beaucoup investi politiquement, notamment à l’Union fédérale des étudiants et au Cercle André-Gide, où il rencontra Lucette Beauvallet, qu’il épousa en février 1937. Confiant dans le modèle soviétique qui symbolisait à ses yeux la jeunesse, la classe ouvrière, la prospérité et la paix face à un monde occidental en proie à une crise économique sans précédent, il partit, de sa propre initiative, pour Moscou en juillet 1936. L’URSS, où il fut tour à tour traducteur et journaliste, lui laissa cependant une impression mitigée : bien que convaincu que l’Union soviétique était le pays du socialisme, il n’en fut pas moins choqué par le culte de la personnalité de Staline, les inégalités sociales et les procès politiques. Les conférences qu’il tint à son retour furent sanctionnées par une suspension du PCF en juillet 1937 pour « état d’esprit anti-soviétique « et propos ayant « une portée anti-parti ». La publication de sa thèse de doctorat en 1939 - une description critique des méthodes bureaucratiques de planification adoptées en URSS -, lui valut la sympathie de militants trotskistes de la Vérité, en particulier de Pierre Naville* et de Louis Rigal. Collaborateur de l’Institut de recherches économiques et sociales, Charles Bettelheim fut mobilisé en octobre 1939, mais réformé en raison de la faiblesse de sa jambe gauche. Il entama alors une brève carrière universitaire comme chargé de cours à la Faculté de droit de Caen (novembre 1939-septembre 1940). La législation xénophobe du régime de Vichy le priva cependant de son statut de fonctionnaire. Installé rue Michelet à Paris et vivant de cours particuliers, il accepta la proposition que lui fit Louis Rigal d’entrer au bureau politique du Parti ouvrier internationaliste (POI) reconstitué dans la clandestinité, aux côtés d’Yvan Craipeau*, de Roland Filiâtre* et de David Rousset*. Il rédigea pour le POI une brochure dénonçant l’amalgame entre socialisme et national-socialisme, reprise après-guerre dans son ouvrage L’économie allemande sous le nazisme. À la suite de l’arrestation de Rousset et de Filiâtre en septembre 1943, Bettelheim dut couper tout lien avec le parti. Il avait entre-temps rejoint le Centre d’Information Interprofessionnelle, organisme créé en 1941 chargé de faire la liaison entre les Comités d’organisation mis en place par le régime de Vichy, pour lequel il rédigea un rapport sur l’économie française. Recherché par la police au printemps 1944, Charles Bettelheim se réfugia chez ses beaux-parents en Province.

À la Libération, il entra, grâce à l’intervention d’Olga Raffalovitch, ancienne résistante, au ministère du Travail, où il créa, avec Jacques Charrière, le Centre de recherches sociales et des relations internationales (décembre 1944). Les bonnes relations qu’il entretenait avec ses ministres de tutelle (Alexandre Parodi puis Ambroise Croizat*) lui permirent de réaliser de nombreuses missions à l’étranger, notamment aux États-Unis, en tant que correspondant du gouvernement français auprès du Bureau international du travail. Durant cette période, Charles Bettelheim entreprit des recherches sur la planification socialiste, dont il entendait, à l’encontre des économistes libéraux, prouver scientifiquement la viabilité. Il renoua aussi avec le militantisme, hors des partis politiques (même s’il hésita à réintégrer le PCF ou à rejoindre plus tard le premier PSU), en participant aux activités de la commission économique de la CGT et à la fondation de la Revue internationale (1945) avec Marcel Berger*, Pierre Bessaignat, Gilles Martinet* et Pierre Naville. L’épuration anticommuniste menée au ministère du Travail par le socialiste Daniel Mayer* l’obligea à quitter ses fonctions en mars 1948. Grâce à Lucien Febvre*, il obtint alors un poste au CNRS avant d’entrer à l’EPHE comme directeur d’études. Membre pendant deux ans du Centre d’études sociologiques, dirigé par Georges Gurvitch et Pierre Naville, Charles Bettelheim se consacra, dans le prolongement de ses activités au ministère, à l’étude des problèmes de l’emploi et du chômage et réalisa avec Suzanne Frère une monographie sociologique de la ville d’Auxerre. Il fonda en février 1950 son propre laboratoire, le Groupe d’études des problèmes de planification, ancêtre de l’actuel Centre d’études des modes d’industrialisation (EHESS). Il s’investit particulièrement en économie du développement, cherchant à définir les conditions d’une accumulation nationale de capital, garantissant aux pays du Tiers-monde leur indépendance économique. C’est ainsi que parallèlement à ses activités d’enseignement et de recherche (École nationale d’administration (de 1947 à 1952) et EPHE), Charles Bettelheim devint un expert économique international, intervenant soit sous mandat de l’ONU, soit à l’invitation directe de gouvernements. Il aida notamment à la mise en place de la planification en Inde (1953-1956), en Égypte (1955) et à Cuba (1960-1967), malgré certaines divergences de vue avec Che Guevara face auquel il défendit autonomie des entreprises et intéressement des travailleurs. Il fut également consultant économique en Algérie, au Cambodge, en Guinée, en Guyane Britannique et au Mali. Lié à de nombreux économistes marxistes, tant en France qu’à l’étranger (en particulier Paul Sweezy, co-éditeur de la Monthly Review), ayant conseillé plusieurs hommes d’État (Nasser, Nehru, etc.), Charles Bettelheim participa fréquemment à de grandes conférences internationales, organisées dans les pays de l’Est et chez les « non alignés ». En perpétuel déplacement, il s’engagea peu dans les luttes politiques françaises, hormis par ses articles et par ses séminaires qui contribuèrent au développement d’un courant marxien dans l’univers économique académique. Bien que critique à l’égard des violences commises dans les pays du Bloc de l’Est, Charles Bettelheim fit partie ou dirigea de nombreuses associations d’amitié avec les pays socialistes, écrivit dans Économie et politique, Démocratie nouvelle, etc.

Les années 1960-1970 marquèrent cependant une rupture dans sa trajectoire intellectuelle et militante. Sous l’influence du maoïsme (il était favorable à la Révolution culturelle et fut en contact avec certains des dirigeants de l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes, puis de la Gauche prolétarienne) et de Louis Althusser, dont il fut un ami proche, il se détacha d’une conception économiciste du marxisme. Il renouvela ainsi l’approche marxienne du développement des forces productives, des formes de socialisation, de la monnaie et du calcul économique dans divers ouvrages qu’il fit paraître chez l’éditeur François Maspero. Ce travail critique culmina avec la publication en quatre volumes, entre 1974 et 1983, des Luttes de classes en URSS, consacrées à une histoire économique, sociale et politique des changements intervenus en Union Soviétique de 1917 à 1940.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article16626, notice BETTELHEIM Charles, Oscar par François Denord, Xavier Zunigo, version mise en ligne le 20 octobre 2008, dernière modification le 14 septembre 2018.

Par François Denord, Xavier Zunigo

ŒUVRE : Principales collaborations : Annales ; Cahiers internationaux ; Cahiers internationaux de sociologie ; Critica Economica (Italie) ; Cuba socialista ; Démocratie nouvelle ; Économie appliquée ; Économie et politique ; Il Manifesto (Italie) ; L’Observateur ; La Pensée ; Mirovaïa Economika i Mejdounardonye Otnochenyia (URSS) ; Monthly Review (États-Unis) ; Perspectives (Inde) ; Politique étrangère ; Présence africaine ; Recherches internationales à la lumière du marxisme ; Revue d’économie politique ; Revue d’histoire économique et sociale  ; Revue économique et sociale  ; Revue française du travail ; Revue internationale du travail ; Sekai (Japon) ; Soviet Studies (Grande-Bretagne) ; Temps modernes ; The Economic Weekly (Inde) ; Tiers-Monde ; Wirtschaft Wissenschaft (Allemagne).
Ouvrages : La planification soviétique, Paris, Marcel Rivière, 1939, 336 p. — L’économie allemande sous le nazisme : un aspect de la décadence du capitalisme, Paris, M. Rivière, 1946, XIV-302 p. — Les problèmes théoriques et pratiques de la planification, Paris, PUF, 1946, 396 p. — Bilan de l’économie française, 1919-1946, Paris, PUF, 1947, VIII-291 p. — Enquête de sociologie sur la ville d’Auxerre, Paris, Centre de documentation universitaire, 1948, 69 p. — Esquisse d’un tableau économique de l’Europe, Paris, Domat, 1948, 356 p. — Initiations aux recherches sur les idéologies économiques et les réalités sociales, Paris, Centre de documentation universitaire, 1948, 66 p. — Faits et chiffres relatifs à l’emploi et au chômage, Paris, Tournier et Constans, 1949, 103 p. — Le problème de l’emploi et du chômage dans les théories économiques, Paris, Centre de documentation universitaire, 1949, 150 p. — Comment se mène une enquête sociologique, Paris, Centre de documentation universitaire, 1949, 54 p. — L’économie soviétique, Paris, Recueil Sirey, 1950, VII-472 p. — (avec Suzanne Frère), Une ville française moyenne : Auxerre en 1950 : étude de structure sociale et urbaine, Paris, A. Colin, 1950, 270 p. — Problèmes monétaires contemporains, Paris, A. Colin, 1951, 179 p. — Nouveaux aspects de la théorie de l’emploi, Paris, Centre de documentation universitaire, 1952, 82 p. — Emploi et investissements dans l’économie planifiée, Paris, Centre de documentation universitaire, 1961, 95 p. — L’Inde indépendante, Paris, A. Colin, 1962, 524 p. — Planification et croissance accélérée : recueil d’articles et d’études inédites, Paris, F. Maspero, 1964, 216 p. — La construction du socialisme en Chine, Paris, F. Maspero, 1965, 180 p. — (avec Hélène Marchisio et Jacques Charrière), La construction du socialisme en Chine, Paris, F. Maspero, 1968, 207 p. — (avec Paul Sweezy), La Transition vers l’économie socialiste, Paris, F. Maspero, 1968, 270 p. — Calcul économique et formes de propriété, Paris, F. Maspero, 1970, 141 p. — (avec Paul Sweezy), Lettres sur quelques problèmes actuels du socialisme, Paris, F. Maspero, 1972, 95 p. — Révolution culturelle et organisation industrielle en Chine, Paris, F. Maspero, 1973, 152 p. — Les Luttes de classes en URSS. Première période : 1917-1923, Paris, F. Maspero, Seuil, 1974, 523 p. — Les Luttes de classes en URSS. Deuxième période : 1923-1930, Paris, F. Maspero, Seuil, 1977, 605 p. — (avec Neil Burton), China since Mao, New York, Monthly Review Press, 1978, 130 p. — Questions sur la Chine après la mort de Mao Tsé-toung, Paris, F. Maspero, 1978, 153 p. — (avec Paul Baran et Liane A. Mozère), Économie politique de la croissance, Paris, F. Maspero, 1979, 343 p. — Les Luttes de classes en URSS. Troisième période : 1930-1941. 1, Les Dominés, Paris, F. Maspero, Seuil, 1982, 305 p. — Les Luttes de classes en URSS. Troisième période : 1930-1941. 2, Les Dominants, Paris, F. Maspero, Seuil, 1983, 340 p. — Moscou, place du Manège, Paris, Scarabée, 1984, 226 p.
Bettelheim a dirigé une collection chez Maspero qui a été très importante pour les économistes marxistes de cette génération : "Économie et socialisme",

SOURCES : Fonds Charles Bettelheim, École des Hautes Études en Sciences Sociales, en cours de dépôt aux Archives Nationales, carton R et R bis. — Entretien avec Charles Bettelheim, le 21 janvier et le 27 février 2003.

rebonds ?
Les rebonds proposent trois biographies choisies aléatoirement en fonction de similarités thématiques (dictionnaires), chronologiques (périodes), géographiques (département) et socioprofessionnelles.
Version imprimable