Par Jean-Louis Delaet
Fayt-lez-Manage (aujourd’hui commune de Manage, pr. Hainaut, arr. Charleroi), 18 septembre 1847 – Braddock (État de Pennsylvanie, États-Unis), 18 mars 1913. Cordonnier, dirigeant de l’Association internationale des travailleurs, fondateur de la Chevalerie du travail en Belgique, de l’Union verrière internationale, franc-maçon, militant socialiste, libre penseur, militant du Parti socialiste américain.
Mêlé dès les premières heures au mouvement ouvrier du bassin de Charleroi, la personnalité d’Albert Delwarte, fils d’un cordonnier originaire de Nivelles (aujourd’hui pr. Brabant wallon, arr. Nivelles) qui s’est installé à Jumet (aujourd’hui commune de Charleroi, pr. Hainaut, arr. Charleroi) au centre du bassin minier carolorégien, cordonnier lui-même, tranche avec celle de la plupart des militants locaux, ouvriers mineurs en général. En 1868-1869, de nombreuses sections de l’Association internationale des travailleurs (AIT) se créent dans la région, mais elles manquent cruellement d’hommes capables d’organiser un mouvement solide et durable. Doté d’une certaine instruction, Albert Delwarte écrit bien, il parle bien.
Remarquable militant plein de l’enthousiasme de ses vingt ans, Albert Delwarte devient rapidement indispensable à ses compagnons tout en étant apprécié par le Conseil général à Bruxelles. Il est l’ami intime de César De Paepe* dont il suit l’itinéraire idéologique entre Marx, Pierre-Joseph Proudhon et Michel Bakounine. Il assume les fonctions parfois en même temps de secrétaire ou de délégué des sections de Heigne et de Gohissart à Jumet, de Hupes à Roux (aujourd’hui commune de Charleroi), et de La Docherie à Marchienne-au-Pont (aujourd’hui commune de Charleroi), heureusement voisines, avant d’être désigné alternativement secrétaire d’intérieur et d’extérieur de la section-mère, qui regroupe les militants les plus actifs et se préoccupe de la propagande, et de la Fédération du bassin, fonctions bien plus politiques qu’administratives qu’il partage avec Louis Delaunoit*, Alfred De Bruyn* et Émile Depasse* de fin 1869 à 1872.
Tôt familiarisé, vivant parmi la population charbonnière, avec les caractéristiques du métier et les conditions de vie du mineur, Albert Delwarte rédige différents rapports notamment en novembre 1869 sur les causes et les négligences qui provoquèrent l’accident minier du Gouffre à Châtelineau (aujourd’hui commune de Châtelet, pr. Hainaut, arr. Charleroi) le 20 octobre et en août 1870, sur les caisses de prévoyance pour les ouvriers mineurs administrées par les patrons lors du Congrès des sections de l’AIT des bassins houillers. Son militantisme actif lui vaut de présider en mars 1870, de parler au nom des Fédérations de Charleroi et de diriger les travaux de la deuxième journée du Congrès belge des 5 et 6 juin 1870, et enfin de présider le Congrès extraordinaire des 30, 31 octobre et 1er novembre de la même année. Le 20 novembre, il signe une adresse du « Comité fédéral du bassin de Charleroi » au ministre des Finances, le catholique Victor Jacobs, s’indignant de la guerre franco-prussienne et l’intimant d’entreprendre les travaux d’intérêt public nécessaires, « œuvre de sagesse et de justice », pour pallier les effets de la guerre sur l’industrie et donc l’emploi et les salaires.
Albert Delwarte acquiert une solide formation politique, influencée doublement par les idées de Proudhon et de Marx à l’image de César De Paepe. Elles permettront toute sa vie de surmonter les multiples péripéties du développement du mouvement ouvrier de Charleroi.
Pris entre les « intellectuels » bruxellois et le Conseil général de l’AIT, porteurs d’idéologie mais hésitants devant l’action, et une masse ouvrière toujours prête à s’enflammer mais dépourvue de projet politique, Albert Delwarte et d’autres militants mesurent vite les difficultés de l’action ouvrière. Les sections locales composées presque essentiellement d’ouvriers mineurs qualifiés, bouveleurs, abatteurs dits ouvriers à veine, sont avant tout des sociétés de résistance. Leurs efforts portent sur la formation d’une organisation puissante pouvant améliorer les conditions de travail dans l’industrie en négociant ou si nécessaire en s’opposant aux patrons charbonniers. Parti à Lille (département du Nord, France) en 1871 pour y travailler, il est l’un des fondateurs de du Cercle des droits de l’homme. Malade, Delwarte rentre en Belgique.
En janvier 1872, devant la volonté manifeste de nombreuses sections, le conflit éclate sur la question de la durée du temps du travail dans les charbonnages, malgré la réticence de certains dirigeants locaux estimant l’issue encore aléatoire même si la conjoncture économique est bonne. Les autres délégués, dont Albert Delwarte, choisis pour négocier éventuellement avec l’Association charbonnière, ne peuvent empêcher l’échec de la grève. L’Internationale et le Conseil général qui n’ont pas apporté l’aide tactique promise en sortent déconsidérés. La Fédération du bassin se divise et les sections meurent.
Si certains militants espèrent une entente et un compromis « honorable » avec les patrons, si d’autres prêchent la révolution, Albert Delwarte et la plupart d’entre eux cherchent à rester fidèles à leur comportement précédent mais en évitant toute étiquette ou discours ouvertement socialiste. Toujours à l’écoute du monde du travail dont ils sont partie intégrante, ils sont présents chaque fois que des tensions existent. Ainsi en 1872, ils ne provoquent pas les conflits sociaux mais ils tentent de les organiser, de les canaliser.
En 1874, Albert Delwarte accompagne les délégués ouvriers qui demandent, sur son initiative, et obtiennent une audience de Léopold II le 24 décembre pour réclamer son intervention, afin de rétablir la liberté du travail menacée dans chaque charbonnage par des mesures visant à y fixer la main-d’œuvre. Pour la première fois, les pouvoirs publics arbitrent entre patrons et ouvriers au grand dam des premiers. Jules Audent, échevin faisant fonction de bourgmestre de la ville de Charleroi, règle le conflit et le travail reprend aux anciennes conditions.
Dans les semaines qui suivent, fonctionne une Commission ouvrière du bassin de Charleroi dont Albert Delwarte, considéré apte à formuler les revendications de ses compagnons, est désigné secrétaire.
En mars 1875, se crée à Jumet-Gohissart l’Union des mineurs, toujours avec Albert Delwarte, une société financière d’épargne dont le but déclaré est de lutter contre les conséquences de trop fortes variations de salaire, en fait une société de résistance. Mais le mois suivant, la conjoncture économique médiocre, entre autres, empêche la concrétisation d’un projet d’une Fédération des mineurs vu le faible nombre de participants.
De cette époque, Albert Delwarte se lie d’amitié avec un ouvrier mineur ancien internationaliste, Alexandre Roucloux*, leurs chemins sont désormais parallèles. Lors de la grève de janvier 1876, plus violente presque révolutionnaire, qui s’étend du Centre vers Charleroi pour une augmentation de salaires, Delwarte est secrétaire d’un Comité ouvrier qui, pour le moins, ne peut se poser véritablement en représentant des grévistes et encore moins en interlocuteur de l’Association charbonnière. La maturité de ce groupe de militants est cependant manifeste : dans la suite des événements de décembre 1874, il revendique la mise sur pied d’une Commission mixte du travail qui délibérerait des salaires et des conditions de travail. Albert Delwarte signe, à cette occasion, des tracts imprimés par Désiré Brismée à Bruxelles. Le 24 janvier, accompagné d’André Doms, mineur à Huppes-sur-Roux, il expose longuement devant la Chambre du travail de Bruxelles (pr. Brabant, arr. Bruxelles ; aujourd’hui Région de Bruxelles-Capitale) la situation des mineurs et les circonstances de la grève. À propos des accidents – la catastrophe de l’Agrappe à Frameries (pr. Hainaut, arr. Mons) a frappé les esprits –, Delwarte dénonce « la rapacité des directeurs et des chefs porions » qui cachent les dangers existants. Il prêche le calme, l’organisation et la création d’une « commission mixte ». Dans une lettre (lue le 7 février, la grève est terminée), il remercie la Chambre de son soutien mais demande une aide financière qu’aucune corporation présente n’est prête à consentir.
De février 1876, où l’Union des mineurs de Gohissart clôture son compte à la Banque nationale, jusqu’en 1885, il n’y a plus de traces d’organisation ouvrière parmi les mineurs du bassin de Charleroi. Albert Delwarte et ses amis continuent leur combat politique sur d’autres plans. En 1868 s’est créée à Lodelinsart (aujourd’hui commune de Charleroi) la première société de Libre pensée de la région de Charleroi dont il devient assez vite le secrétaire. Ces statuts sont publiés dans Le droit, le journal régional de l’AIT. Proudhon ne disait-il pas : « L’idée économique du capital, l’idée politique du gouvernement ou de l’autorité, l’idée théologique de l’Église, sont trois idées identiques et réciproquement convertibles : attaquer l’une, c’est attaquer l’autre » ; et César de Paepe : « Prolétaires, il y a trois choses à détruire : Dieu, le pouvoir et la propriété » (BARTIER J., « Proudhon et la Belgique », Libéralisme et socialisme au XIXe siècle, Bruxelles, 1981, p. 170).
L’anticléricalisme est partagé à Charleroi par bon nombre de militants. L’Église et les milieux catholiques, la Ligue nationale belge du comte Charles d’Oultremont ou la Fédération des cercles catholiques de Clément Bivort, y sont très actifs et connaissent un certain succès. Lors de la préparation de la grève de janvier 1872, les tracts s’adressent particulièrement aux ouvriers fréquentant les cercles et œuvres catholiques.
Dans le mouvement rationaliste, Albert Delwarte rencontre Hubert Boëns, disciple de Comte, proche de Littré, et Jules (Bufquin) des Essarts, encore saint-simonien comme son père. Les points de vue se rapprochent. Le premier oublie la « Représentation du travail » pour participer à la campagne en faveur du suffrage universel.
En octobre 1875 à Jumet, Albert Delwarte se présente aux élections communales sur la liste d’un Cercle démocratique nouvellement créé. Il aurait obtenu 20% des suffrages. En 1882, il est secrétaire du Comité central des ligues communales pour la réforme électorale de l’arrondissement de Charleroi ; les seconds affirment leur intérêt pour les questions sociales.
En 1875, se crée la Fédération rationaliste du bassin de Charleroi, dont la Société des rationalistes de Lodelinsart, puis L’Émancipation de Charleroi en 1879 sont les sociétés-mères. Albert Delwarte en est le secrétaire jusqu’en 1892, date à laquelle il reçoit le titre de secrétaire perpétuel, d’abord sous la présidence de Hubert Boëns puis de Jules des Essarts ; comme il l’est de l’éphémère Ligue progressiste concrétisant le tournant politique de la Libre pensée en 1879. Delwarte participe aux Congrès nationaux de la Libre pensée, il préside une séance du Congrès de Jolimont (aujourd’hui commune de La Louvière, pr. Hainaut, arr. Soignies) le 14 août 1876, comme représentant du « Phare » de Jumet-Gohyssart, qu’il a contribué à créer. Il préside également les séances du Congrès de Bruxelles, les 28 et 29 mars 1880. Delwarte participe et intervient au Congrès international d’août septembre à Bruxelles et en décembre 1887 au Congrès national de Bruxelles. Il est donc reconnu, à l’époque, comme une personnalité de premier plan de « la Libre pensée ».
Ancien internationaliste, Albert Delwarte doit répondre aux attaques de la presse conservatrice : « Nous ne nous occupons pas du socialisme révolutionnaire mais du socialisme progressif, des grandes questions sociales qui intéressent tous les travailleurs ; » (Journal de Charleroi, 24 novembre 1879) Si le programme de la Ligue contient la suppression du livret d’ouvrier et la réforme des caisses de prévoyance, des dissensions existent sur un projet cohérent et socialiste de transformation économique et sociale de la société.
Si les uns croient en une régénération du parti libéral, Albert Delwarte crée un Cercle démocratique à Jumet en 1881. Mais de premiers contacts existent entre progressistes et socialistes ; c’est par lui et César De Paepe que des Essarts se familiarise avec les principes du socialisme. Delwarte, qui a conservé les relations, nouées de 1869 à 1872, avec Alexandre Roucloux à Bruxelles, participe aux côtés de groupes d’ouvriers flamands et bruxellois, de Verviers (pr. Liège) et du Centre (pr. Hainaut) aux discussions portant sur la formation d’une Union ouvrière belge en avril et juin 1877. Mais les Wallons, connaissant leurs troupes, refusent un programme trop politique ou semblable à celui que la social-démocratie allemande a adopté à Gotha (Thuringe, Allemagne) en 1875.
Albert Delwarte suit de près la constitution du Parti socialiste belge en janvier 1879. Connu, militant écouté, il figure seul carolorégien (n°35) parmi les 36 têtes de L’Hydre du socialisme en Belgique, caricature publiée par le journal, La Bombe du 21 juin 1879. Socialiste et libre penseur, il prend, sans le savoir encore, un nouveau visage à l’aube des années 1880. Le 12 mars 1882, la Fédération rationaliste et progressiste publie un programme de réformes sociales et économiques qui reprend revendications ouvrières et libérales progressistes. Fréquentant des ouvriers verriers, les souffleurs de verre, l’aristocratie ouvrière locale, nombreux dans les sociétés de Libre pensée (à Lodelinsart, le « petit Paris », est le centre de la population verrière), il est l’animateur, avec Oscar Falleur*, d’une campagne de meetings et de pétitionnements aux Chambres pour réclamer l’institution à Charleroi d’un Conseil des prud’hommes. Les différends entre patrons et ouvriers verriers sont devenus nombreux suite à l’application de nouveaux contrats à long terme. Si une proposition de loi est déposée à la Chambre, son adoption se fait attendre. La campagne aboutit à la fondation à Lodelinsart entre avril et août 1882 de l’Union verrière. Les réunions se tiennent dans le café de Albert Delwarte. Le local est transféré en octobre 1883 à Charleroi où il s’est installé au « Café central », propriété de Jules des Essarts. Delwarte, qui, tout n’en étant pas membre, en est le secrétaire et assiste aux réunions. Le « Central » devient une Maison du peuple avant la lettre. Grâce à lui, des contacts ont lieu entre bourgeois progressistes et verriers. Jules Destrée*, de retour à Charleroi en 1882-83, lié à Jules des Essarts, devient avocat-conseil de l’Union. Les positions des uns et des autres ne sont pas très éloignées. Delwarte lui-même avoue qu’à sa création, l’Union est un syndicat professionnel corporatiste où les intéressés examinent ensemble la situation économique et discutent de leurs conditions de travail plus qu’une coalition contre les patrons, plus une société de maintien de prix qu’une société de résistance. Dès le début, des contacts sont noués avec l’Association des verriers à vitres des États-Unis d’Amérique, où les souffleurs de verre de Charleroi sont nombreux, attirés par des contrats mirobolants, en vue de former une association internationale nécessaire dans une industrie dont le marché s’étend au monde entier.
Albert Delwarte se rend une première fois en Pennsylvanie en 1883 apportant une somme de 1.000 francs aux verriers américains en grève depuis six mois. Ceux-ci sont organisés au sein du Noble order of the knights of labor, l’Ordre des chevaliers du travail, où ils forment, jaloux de leur particularisme professionnel, une union nationale spécifique, l’Assemblée des verriers à vitres de Pittsburg, n°300. La philosophie de l’Ordre est la fraternité universelle ; plus large que les syndicats traditionnels. Il s’ouvre à la petite bourgeoisie artisanale jusqu’aux petits industriels. Il ne cherche pas à renverser le système capitaliste mais à rétablir un juste équilibre entre capital et travail. Cette philosophie plaît aux milieux progressistes de Charleroi, à l’aristocratie des souffleurs de verre, mais Delwarte ne peut s’en contenter. Par sa nature d’organisation secrète qui met à l’abri et de l’indiscrétion et de la persécution, l’Ordre, Franc-maçonnerie ouvrière, s’adapte parfaitement aux contraintes de la verrerie, où dans les entreprises, souvent petites, le maître verrier parfois d’origine ouvrière est proche de son personnel.
En avril 1884, Isaac Cline et Andrew Burtt viennent à Charleroi où se tient une réunion préparatoire à la création de la Fédération universelle des verriers à vitres, effectivement fondée le mois suivant à Sint-Helens près de Londres, entre Anglais, Belges, Français, Italiens et Américains, et dont Albert Delwarte, sans doute initié chevalier du travail à Londres, est désigné secrétaire. La version ironique d’un journal de Pittsburgh, Pottery and glass ware reporter (Revue industrielle, 15 février 1891) est amusante : « Les évangélistes américains se rendirent à Charleroi et trouvèrent là un prêcheur dans la personne d’un cordonnier nommé Delwarte qui tenait un estaminet. Celui-ci consentant à délaisser son tablier, ses outils et ses bouteilles devint contre un plus grand salaire, qu’il n’avait jamais reçu auparavant, leur dispensateur. Il faisait des voyages en France, en Angleterre et aux États-Unis. Il aimait faire cela, car c’était plus en rapport avec ses goûts innés que de faire des bottes. Il fut nommé secrétaire-trésorier. C’était un parleur ardent et méritait honnêtement son salaire en attachant ses chers concitoyens aux principes de la Fédération universelle. »
À l’automne 1884, les Américains envoient comme organisateur spécial pour l’Europe, le frère Denny ou Donney, pour initier éventuellement divers groupes. À Charleroi, il organise l’Union verrière en Assemblée des verriers à vitres belges, Eurêka n°3628, la première du continent européen, puis avec Albert Delwarte, y compris d’autres groupes professionnels (gantiers, mineurs…) à Charleroi, à Liège, à Bruxelles et ensuite à l’étranger.
Enfin lors d’un deuxième voyage à Pittsburgh en juillet 1885, Albert Delwarte est nommé organisateur général pour l’Europe. Il n’en abandonne pas pour autant ses convictions socialistes en un changement profond de la société. Présent à Bruxelles le 5 avril 1885 lors de la fondation du Parti ouvrier belge, il oriente, aidé par Oscar Falleur*, l’Union ouvrière vers des positions politiques plus nettes. Mais elle refusera d’adhérer au Parti ouvrier belge (POB). Une grève est menée en 1884 pour le partage du temps de travail dit à deux pour un en période de chômage partiel des fours et en mettant en garde les ouvriers verriers contre le risque de prolétarisation que le développement du four à bassin contient en accentuant la division du travail et la concentration capitaliste en verrerie.
Albert Delwarte parvient à atténuer le caractère corporatiste de l’Union verrière en y intégrant les ouvriers verriers moins qualifiés rejetés jusque-là. Cette nouvelle orientation ne plaît guère aux progressistes, Jules des Essarts ou Hubert Boëns. Ce n’est pas dans le Journal de Charleroi que Delwarte publie ses articles sur la question verrière fin 1855, début 1886 mais dans Le Peuple. Les événements de mars 1886 et la répression qui s’ensuit affaiblissent l’Union. Oscar Falleur et Xavier Schmidt*, entre autres, sont arrêtés et condamnés le 11 août 1886 par les Assises du Hainaut. Peut-être absent en mars 1886, Albert Delwarte n’est pas inquiété. L’ordre établi cherche autant à porter un coup à l’organisation professionnelle coupable de maintenir des salaires élevés en verrerie qu’au groupe politique. La personnalité de Falleur est tout désignée. Delwarte n’est pas verrier et son arrestation aurait politisé ouvertement outre mesure le procès.
Un groupe de verriers, s’intitulant la Revanche, l’accuse plus tard d’avoir provoqué la perte de l’Union en lui donnant un but politique de lutte contre le capital. Le journal de la Nouvelle union verrière, formée en 1894, s’appellera la Revanche des verriers. Dans son étude sur les chevaliers du travail, outre les verriers, une Union des mineurs se crée à Jumet-Gohissart le 10 mai 1885 au sein de l’Ordre des chevaliers du travail, l’Assemblée n°3.846. Les liens avec l’ancienne section de l’AIT et l’Union des mineurs de 1875 sont évidents. Autour de Delwarte, nous retrouvons Roucloux et Henri Guesse mais aussi Jean Callewaert*. Trois autres groupes se forment au cours de 1886 : l’Union des mineurs de Charleroi-Nord et les Unions des métallurgistes de Couillet et de Monceau. L’orientation socialiste de ces groupes semble assez nette. Avec d’autres, socialistes ou non, ils forment le 3 octobre 1886 la Fédération des ligues ouvrières et des sociétés coopératives, dont Delwarte et Roucloux sont les dirigeants. Elle est affiliée au POB et à la Chevalerie du travail. La Fédération organise la manifestation du 31 octobre 1886 à Charleroi pour la libération des condamnés politiques, amnistiés et exilés finalement en août 1888.
Suite à son succès populaire dans une proclamation, Albert Delwarte, le « Roi Delwarte », dit la Revue industrielle, remercie la population de Charleroi. C’est toujours lui qui organise la manifestation dite des femmes, conduite par la mère de Falleur à Bruxelles le 9 novembre 1886 lors de l’ouverture de la session parlementaire. Enfin, il rédige le rapport présenté par les Ligues ouvrières de Charleroi en septembre auprès de la Commission du travail, instituée le 15 avril 1886. En mai-juin 1887, la Fédération mène vaille que vaille la grève générale venue du Centre. La scission du Parti socialiste républicain (PSR) d’Alfred Defuisseaux, auquel l’ensemble des organisations ouvrières du bassin adhère (une vingtaine dont cinq assemblées de Chevaliers), intervient en août 1887.
À la fin de l’année est créée à Bruxelles l’Assemblée d’état belge de l’Ordre des chevaliers du travail rassemblant dix-huit groupes, création dont le principe avait été accepté à Pittsburgh en juillet 1885. Albert Delwarte en est le grand maître. Mais peu à peu, des dissensions naissent avec l’ordre américain, affaibli d’ailleurs par les progrès d’un syndicalisme moderne. Les mineurs de Gohissart en novembre 1886, les métallurgistes de Couillet en octobre 1888 ne sont pas aidés et l’Union verrière, plus étroitement liée avec les États-Unis, est en déclin. Les desiderata de l’Assemblée belge, que Delwarte est chargé de représenter à Indianapolis en été 1889 au cours de son troisième voyage aux États-Unis, ne sont pas admises. Quand il rentre en septembre, l’Assemblée décide sa désaffiliation. Lors d’une Assemblée d’état le 1er juin 1890 à Charleroi, Delwarte démissionne de son poste et est remplacé par Jean Callewaert*. Réélu secrétaire de la Fédération universelle aux Congrès d’Indianapolis de 1888 et de Paris de 1889, « il assista amer et impuissant à l’éclatement de celle-ci en 1890. » (CORDILLOT M., La Sociale en Amérique. Dictionnaire biographique du mouvement social francophone aux États-Unis 1848-1922, Paris, 2002)
Après la désagrégation du PSR lors de sa dernière tentative de grève en décembre 1888, la réconciliation des deux partis socialistes se réalise en avril 1890 au Congrès de Louvain (Leuven, aujourd’hui pr. Brabant flamand, arr. Louvain) mais les Chevaliers du travail sont absents. Socialiste de la première heure, Albert Delwarte ne peut empêcher la concrétisation des particularismes du mouvement ouvrier carolorégien. La Chevalerie du travail qui sort renforcée de la désorganisation consécutive à l’aventure du PSR et où l’influence des progressistes se fait plus forte que celles des socialistes, peu nombreux à Charleroi, les traduit et les accentue.
Surtout en janvier 1890, les mineurs, menés par Jean Callewaert*, gagnent une grève portant, comme en janvier 1872, sur la réduction du temps de travail. La tactique de la grève générale est payante quoiqu’en disent certains dirigeants du POB. Le 8 février, Jean Callewaert est désigné grand maître de l’Assemblée d’état des chevaliers du travail. Delwarte n’en reste pas moins solidaire du mouvement ouvrier régional et n’assiste pas au congrès du POB à Louvain. En avril, il est membre du bureau de l’éphémère Union libérale démocratique qui soutient la candidature de Callewaert aux élections législatives de juin. L’organisation de la manifestation pour le suffrage universel du 10 août 1890 à Bruxelles est le dernier acte politique important de Delwarte. En souvenir de la manifestation, une plaquette reprenant les vingt-neuf noms des défenseurs du suffrage universel est réalisé et, à nouveau, il est le seul carolorégien à y figurer.
Albert Delwarte émigre aux États-Unis où son fils Zénobe s’est installé (Kittanning-Pennsylvanie) en mars 1892. En 1893, sollicité par télégramme pour se présenter aux élections législatives, les premières au suffrage universel tempéré par le vote plural, qui voient l’alliance des « Chevaliers », du POB et de la Fédération démocratique, il répond négativement en proposant la candidature du verrier Joseph Lambillotte*. Il décide de poursuivre sa vie aux Etats-Unis. Mais il revient exceptionnellement par deux fois en Belgique, en 1895 pour y faire soigner son épouse malade, puis en août-septembre 1907. Régulièrement, il envoie des correspondances au Journal de Charleroi (depuis 1893) portant en ordre principal sur la verrerie et le mouvement ouvrier en Amérique. En effet Delwarte qui s’est installé en 1895 à Jeannette (Pennsylvanie) où résident de nombreux verriers belges et français, crée une société rationaliste et une section du Parti socialiste ouvrier de De Leon. Engagé dans un débat contradictoire avec l’anarchiste Louis Goaziou, il entraine ce dernier dans une voie socialiste, s’engageant en politique. En 1905, il mène une campagne de soutien pour les verriers belges engagés dans une longue grève. La même année, il rejoint son fils Zénobe à Braddock (Pennsylvanie). Il devient abonné, soutien financier, diffuseur et collaborateur de L’Union des travailleurs, créée par Goaziou (1903-1916). C’est dans ce périodique que paraissent vingt-quatre articles (1910-1911) consacrés à la verrerie : ils seront également publiés en Belgique. Il se consacre dès lors au développement de l’ordre maçonnique, Le Droit humain, dont il devient membre du Grand Conseil national. En 1908, victime d’une congestion cérébrale, à demi-paralysé, il doit réduire fortement ses activités mais reste toujours fidèle à ses engagements de jeunesse. Ses funérailles en 1910 sont essentiellement maçonniques.
Le fils de Albert Delwarte, Zénobe, émigré en Pennsylvanie, dans la région de Pittsburg (toutes les localités citées en font partie) dans les années 1880, marchand de bière…, est également un militant socialiste et rationaliste, dignitaire du Droit humain. Vivant alors au Colorado, il assiste, en 1937, aux funérailles de Louis Goaziou à Charleroi.
De 1869 à 1891, il n’est pas un événement, un conflit social, une péripétie concernant le mouvement ouvrier carolorégien auxquels Albert Delwarte ne se soit mêlé. Évoquer la vie de l’un, c’est parler de l’évolution de l’autre. Essayant de l’orienter dans un sens socialiste tout en lui étant fidèle, il partit trop tôt pour voir les fruits de son action grandir.
Jules des Essarts, directeur du Journal de Charleroi, futur parlementaire du POB, qui l’a toujours soutenu, le considère comme son « initiateur en socialisme », celui qui lui a fait rencontrer son ami, « son maître vénéré César De Paepe. »
À consulter également : CORDILLOT M., La Sociale en Amérique. Dictionnaire biographique du mouvement social francophone aux États-Unis (1848-1922), Paris, 2002 et Delwarte Albert, dans Dictionnaire biographique du mouvement social francophone aux États-Unis, Site Web : maitron.fr.
Par Jean-Louis Delaet
ŒUVRE : Notice historique sur la société des rationalistes de Lodelinsart, Charleroi, 1880 – Résumé historique de la Verrerie à vitres (américaine), Moniteur industriel de Charleroi, 24 décembre 1910 au 25 mars 1911.
SOURCES : Archives générales du Royaume, fonds Administration des mines, anciens fonds n°306, grèves janvier 1872, décembre 1874, avril 1875, janvier 1876 – L’Ami du peuple, 7 novembre 1886 ; 26 août et 2 décembre 1888 ; 18 janvier 1891 – Chevaliers du travail, 17 mars 1892 – Droit, 25 décembre 1870 ; 31 décembre 1871 ; 14 janvier 1872 – Internationale, 3 et 18 avril 1870 – Journal de Charleroi, 29 mars 1870 ; 14 janvier 1872 ; 19 janvier ; 10 mars, 13 avril, 3 mai, 23 octobre 1875 ; 14 janvier 1876 ; 13 novembre et 24 novembre 1882 ; 23 juillet et 15 septembre 1889 ; 21 avril 1890 ; 8 août 1907 ; 15 octobre 1913 – Revue industrielle, 7 novembre 1886 ; 15 février 1891 - (?) Sancho (?) du Hainaut, 16 mai 1869 ; 30 octobre et 17 novembre 1870 ; 22 janvier 1871 – VANDERVELDE E., Enquête sur les associations professionnelles d’artisans et d’ouvriers en Belgique, t. II, Bruxelles, 1891, p. 117-118 – LAMBILLOTTE J., Les chevaliers du travail, Charleroi, 1892 – BARTIER J., « Proudhon et la Belgique », Libéralisme et socialisme au XIXe siècle, Bruxelles, ULB,1981, p. 117, 175, 130 – BERTRAND L., Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830, t. 2, Bruxelles, 1907, p. 300-303 – BUFQUIN DES ESSARTS J., Histoire de la fédération rationaliste de Charleroi, Charleroi, 1913 – DUQUESNE F., Histoire de la société coopérative de Roux, Gand, 1906, p. 2-3 – HOUDEZ G., Quatre-vingt-six, vingt-cinq ans après. Les troubles de Charleroi, mars 1886, Frameries, 1911, p. 48 – WATILLON L., « Les chevaliers du travail », L’action syndicale, Charleroi, 1935-1936 – LEFEBVRE V., La verrerie à vitres et les verriers de Belgique depuis le XVe siècle, Bruxelles, 1938, p. 63-65 – OUKHOW C., Documents relatifs à l’histoire de la Première Internationale en Wallonie, Louvain-Paris, 1967 (Cahiers du Centre interuniversitaire d’histoire contemporaine, 47) – CHAMBON R., Trois siècles de verrerie au Pays de Charleroi 1669-1969, Charleroi, 1969, p. 48-52 – MICHEL J., « La chevalerie du travail (1810-1906) », Revue belge d’histoire contemporaine, 1978, 1-2, p. 117-164 – NEUVILLE J., Naissance et croissance du syndicalisme, t.1 : L’origine des premiers syndicats, Bruxelles, 1979, p. 191-222 – POTY F., Histoire de la démocratie et du mouvement ouvrier au pays de Charleroi, t. I, Charleroi, 1975, p. 70-77, 92, 104-106 – HASQUIN R.P., Les grandes colères du pays noir, 3 vol., Lodelinsart-Gilly, 1972, 1974, 1977 (voir vol. 1 : 1666-1886) – DELAET J.-L., « Le Pays de Charleroi vers 1885 », Les grèves de 1886, prélude à 100 ans de progrès social. Catalogue d’exposition… 28 février au 13 mars 1986, Marcinelle, 1986.