Par Michel Pinault
Né le 16 septembre 1920, à Neuilly-sur-Seine (Seine, Hauts-de-Seine), victime d’une grave hémorragie cérébrale, le 9 septembre 2001, mort le 25 avril 2010, à Paris (XIXe arr.) ; enseignant-chercheur, astrophysicien ; communiste jusqu’en 1959 puis oppositionnel ; syndicaliste, dirigeant du SNESRS-FEN, de 1950 à 1956, puis du SNESup ; militant rationaliste, vice-président puis président de l’Union rationaliste, de 1961 et 1971 à 2001.
Évry Schatzman est le fils de Benjamin Schatzman et de Cécile Kahn. Le père de celui-ci, Hirsch Schatzman était étameur à Tulcea, en Roumanie ; attiré par le mouvement Les Amants de Sion, il était parti en Palestine, en 1882. C’est là que Benjamin Schatzman, né en 1876 ou 1877, obtint le brevet supérieur qui lui permit de venir étudier l’agronomie en France, à Grignon, en 1896, et de devenir ingénieur agricole. C’est à cette époque qu’il abandonna la foi et la religion juive et qu’il adhéra à la Ligue des droits de l’Homme. Après un retour en Palestine et un essai d’installation en Nouvelle-Zélande, il revint en France, en 1905. Diplômé de l’école odontotechnique, en 1908, naturalisé français, il débuta dans la profession de chirurgien-dentiste et se maria avec Cécile Kahn, issue d’une famille de Juifs alsaciens, fille d’un ancien secrétaire du consistoire israélite de Paris, dessinatrice, artiste lithographe. Adhérent du Parti communiste français dès les premiers mois de sa fondation, il le quitta, en 1924, car il refusait de renoncer à son adhésion à la Ligue des droits de l’Homme (LDH) comme la directive de non-appartenance à des « organisations bourgeoises » l’y contraignait. Il adhéra ensuite au parti socialiste et, dans les années 1930, à l’Union rationaliste ; son fils décrit son « athéisme assez militant et agressif ». Il adhéra alors au mouvement Nouvel Âge de Georges Valois, ce qui vaut à Benjamin et Évry Schatzman leur brève arrestation, en janvier ou mars 1940 : Évry ayant été entendu, dans un bus, par un policier, en train de lire à haute voix un tract de ce groupe dénonçant « la trahison de la droite française », ils sont entendus au commissariat de la Goutte d’Or et une perquisition a lieu au cabinet de Benjamin Schatzman. Pendant l’Occupation, Benjamin Schatzman fut arrêté par des soldats allemands, victime de la « rafle des notables », le 12 décembre 1941 ; Évry se disait convaincu que c’était une suite de l’arrestation de 1940. Interné à Compiègne, puis à Drancy, Pithiviers et Beaune-la-Rolande puis à nouveau à Drancy, Benjamin Schatzman tint un journal de sa détention et écrivit de nombreuses lettres à sa femme. Déporté vers Auschwitz dans le convoi n° 36, il écrivit ses derniers mots le 23 septembre 1942, sur un papier jeté à l’extérieur du wagon dont le texte parvint à sa famille par la poste. Ce témoignage a été réuni et édité, par Évry Schatzman et sa femme, en 2006, dans le Journal d’un interné. Compiègne, Drancy, Pithiviers.
Évry Schatzman, après des études au Collège Chaptal obtint le baccalauréat en 1937, entra à l’ENS, rue d’Ulm, en 1939. Au début de l’Occupation, il put rester à Ulm malgré la mise en œuvre des décrets antisémites de Vichy puis il dut quitter Paris. Après l’arrestation de son père et avec l’aide du professeur Georges Bruhat, directeur de l’ENS, il se réfugia à Lyon, au début de 1942, au laboratoire de physique de Max Morand. Il y fit la connaissance de deux étudiants communistes, Eugène Cotton et D. Cavassilas auxquels il doit son initiation au marxisme et son association à diverses activités clandestines. En réaction, selon lui, à l’arrestation de son père, il s’adressa à Cotton pour participer aux activités clandestines des étudiants communistes et solliciter son adhésion au parti communiste. La volonté d’échapper au STO amèna Schatzman à se réfugier avec sa jeune épouse, grâce à l’aide de ses professeurs, en particulier de Jean Dufay, directeur des observatoires de Lyon et de Haute-Provence, et grâce à de faux papiers au nom d’Émile Sellier, obtenus par l’intermédiaire de Léopold Vigneron, chercheur au laboratoire de Frédéric Joliot, à l’observatoire de Haute-Provence, à partir du 1er juillet 1943 et jusqu’à la fin de l’Occupation. À son retour à Paris, en octobre 1944, il prépara et passa l’agrégation de physique et chimie (juillet 1945) et soutint sa thèse, en mars 1946.
Évry Schatzman s’était marié le 10 juin 1943 avec Ruth Fisher. Le père de celle-ci, Joseph Fisher, élu à la Douma d’Ukraine (ou d’Odessa) avait été expulsé d’URSS en 1924 pour activités contre-révolutionnaires et il avait alors rejoint la Palestine. Envoyé en France, en 1925, par le mouvement sioniste auquel il appartenait, il y résida, avec sa femme et sa fille, et prit la nationalité française en 1932, avant de retourner définitivement en Israël après la Seconde Guerre mondiale. Il devint, dans les années 1950, ambassadeur d’Israël à Bruxelles. Ruth Fisher, agrégée de russe – sa langue maternelle – en 1957, fut professeur dans le Secondaire puis devint, après 1968, maître de conférences à l’Université de Vincennes (Saint-Denis). Elle est aussi traductrice de Tolstoï et spécialiste des contes russes. Évry et Ruth Schatzman ont eu trois enfants, Anne, née le 9 novembre 1944, professeure de Lettres ; David, né le 6 mars 1946, technicien, pratiquant aguerri de la montagne et photographe ; Michelle, née le 8 décembre 1949 et décédée en 2010 comme son père, était une normalienne, reçue première à Fontenay et Sèvres en 1968, mathématicienne et directeur de recherches au CNRS, professeur à l’Université Lyon 1 ; elle fut, dans les années 1970, une militante active du SGEN-CFDT, un temps permanente de la Confédération et, semble-t-il, membre du bureau national. Avec Annie Baglin, une des ses élèves devenue astrophysicienne, directeur de recherches au CNRS, avec laquelle il a vécu à partir de 1965, Schatzman a eu un quatrième enfant, Jérôme, né le 13 août 1972, devenu directeur d’entreprise ; il est un entrepreneur actif dans le commerce équitable, membre du Mouvement des entrepreneurs sociaux.
La carrière scientifique de Schatzman a été déterminée par son séjour de plus d’un an à l’observatoire de Saint-Michel de Haute-Provence, en 1943-1944. Il devint astrophysicien. Et il fut même le fondateur de l’école française d’astrophysique théorique. Son cadet, Jean-Claude Pecker, entré à l’ENS à la Libération et qui fut, d’une certaine façon son disciple et certainement son plus proche complice, aussi bien au cours de leurs carrières d’astrophysiciens qu’au regard de leurs itinéraires d’engagements, considère que c’est d’abord à ce titre d’enseignant, de pédagogue et de maître à penser que Schatzman a marqué la science française. Dans le milieu réputé conservateur de l’astronomie française, Schatzman était alors proche de quelques-uns de ses aînés, communistes comme Dufay, ou considérés comme des compagnons de route du PCF, comme Paul Couderc, Daniel Chalonge ou Pierre Sémirot.
Il entra au CNRS en octobre 1945 comme chargé de recherches. En 1948, il séjourna près de huit mois à l’observatoire de Copenhague, puis, en 1949, il passa une année aux États-Unis, à Princeton. Nommé, en 1949, chargé de cours à la faculté des sciences de Paris, il fut le premier titulaire de la première chaire d’astrophysique créée en France et devint, à ce titre et en raison de ses qualités de maître et de pédagogue, le père des premières générations d’astrophysiciens français de l’après-guerre. C’est ce qui lui valut d’être désigné comme lauréat de la fondation Peccot par l’assemblée des professeurs du Collège de France, en 1950, ce qui revient à le charger d’un cours bi-hebdomadaire pendant deux mois consacré à « la structure interne des étoiles et des planètes ». Dans la même période, il refusa le poste de directeur de l’Institut d’astrophysique qui venait d’être créé à Manchester, parce qu’il considèrait que son « devoir au sens le plus élevé de ce mot (est) de rester en France ». En 1954, il devint maître de conférence d’Astrophysique à la faculté des sciences de Paris, un poste créé pour lui par le conseil de la faculté. Il y devint professeur titulaire en 1961 lorsque la chaire d’Astrophysique théorique fut créée. Devenu un universitaire, Schatzman n’hésita pas à endosser le costume du « grand mandarin » pesant de tout son poids dans la vie de l’institution. Vers 1961-62, il fut particulièrement en pointe dans le combat de la faculté des sciences pour obtenir enfin le déménagement à la Halle aux Vins : il fut à l’initiative de la marche des professeurs en robe organisée pour promouvoir ce combat. Afin de se consacrer entièrement à la recherche, il renonça à sa chaire et fut nommé directeur de recherches au CNRS, en 1976 ; il y resta jusqu’à sa retraite, en 1989, successivement au Laboratoire d’astrophysique de Paris-Meudon, puis à Nice et de nouveau à Paris. De 1967 à 1971, il fut membre du directoire du CNRS. En 1974, sa candidature à une chaire d’étude des Hautes énergies cosmiques au Collège de France, suscitée par son ami et élève Jean-Claude Pecker, déjà titulaire de la chaire d’Astrophysique théorique, fut un échec face à l’hostilité que lui manifestèrent plusieurs personnalités du Collège, comme André Lallemand, titulaire de la chaire de Méthodes physiques de l’astronomie auquel il s’agissait de succéder en raison de son départ en retraite, et aussi Francis Perrin qui, selon le compte-rendu rédigé par André Chastel, « n’aperçoit pas l’intérêt » de la création de la nouvelle chaire. Parmi de nombreux titres, fonctions et récompenses, il reçoit en 1975 le prix Holweck de la Société française de physique dont il fut ensuite vice-président puis président, en 1976-78, puis il obtint la médaille d’or du CNRS, en 1982. Après une première candidature malheureuse, en 1981, il fut élu, en 1985 seulement, à l’Académie des sciences, à la section des sciences de l’Univers (à laquelle Pecker était entré dès 1977). Schatzman savait que son engagement communiste « n’avait jamais été oublié par certaines personnes qui ne voulaient pas (qu’il) rejoigne les institutions les plus élevées ». Ses papiers en conservent d’ailleurs des traces. Le barrage était d’autant plus net qu’à ces motifs politiques et syndicaux s’ajoutait le fait qu’il représentait une discipline nouvelle, l’astrophysique, qui avait dérangé les tenants d’une astronomie devenue routinière et qu’il manifestait, à l’égard des collègues auxquels il s’opposait, une franchise très directe.
Sur le plan scientifique, après sa thèse portant sur les naines blanches, ses principaux apports à la théorie astrophysique concernent la physique du Soleil, l’origine thermonucléaire de l’énergie stellaire, l’évolution des étoiles, leur structure interne et leur atmosphère, les interactions entre les couches physiques des étoiles, les supernovae, le rayonnement cosmique, ainsi que certaines questions de cosmologie, et ces apports reflètent ce que son collègue Jean-Claude Pecker a appelé sa « rare intuition créatrice » et son « sens aigu des phénomènes importants ». Ensemble ils ont publié, en 1958, un ouvrage fondamental : L’Astrophysique générale (Paris, Masson). Ensemble aussi, ils s’engagent fortement dans l’activité de l’Union astronomique internationale. Lors de l’assemblée générale de 1958, à Moscou, ils proposent une modification des statuts pour réorienter les préoccupations des commissions dans un sens « plus rationnel » qui fait sensation. Du coup, dès 1961, Pecker en devient le secrétaire général et Schatzman président de la commission de structure interne des étoiles.
Sur le plan de l’engagement, Évry Schatzman disait avoir adhéré au parti communiste français de 1946 à 1959. Il déclarait qu’à la fin de l’Occupation il n’avait pas gardé le contact avec le parti communiste et que ce n’est qu’au début 1946 qu’il avait renouvelé son adhésion. Selon ce témoignage ultérieur, celle-ci s’était alors faite « à partir de l’idée séduisante selon laquelle la connaissance scientifique des lois de l’histoire, de l’économie et de la production pouvaient mener à une société meilleure ». Mais, ses déclarations dans un questionnaire biographique de la section des cadres du PCF, datant de 1955, contredisent cette chronologie. Selon ce document, il aurait adhéré en septembre 1944. Selon ses dires, il avait aussi adhéré, avant cela, à la Fédération des étudiants révolutionnaires, de mai à septembre 1938. Sur le plan syndical, il a milité au Syndicat national de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique (SNESRS-FEN) à partir de 1946, puis au SNESup. En 1946 aussi, il adhéra à l’Union rationaliste et en a été le vice-président à partir de 1961, le président, de 1971 à 2001, puis le président d’honneur. En 1946, il fut candidat aux élections primaires au Conseil de la République sur la liste Union démocratique et résistante, liée au PCF. Il adhère aussi à l’Association des travailleurs scientifiques (ATS), créée, en 1945, par des chercheurs proches de Frédéric Joliot et de ses laboratoires afin d’organiser l’intervention des chercheurs dans la vie publique. Il assista à ce titre à l’assemblée générale de la Fédération mondiale des travailleurs scientifiques (FMTS), à Paris, en avril 1951.
Schatzman a aussi participé, des années 1960 aux années 1980, aux activités du GUMS (Groupe universitaire de montagne et de ski), issu de l’UJRF, dont son fils David était alors le président de la section de Paris et dont sa fille Michelle était aussi membre (voir M. Pinault, « GUMS 1948-1955, Une association dans l’air du temps », Le Crampon, la revue du GUMS de Paris, hors-série, octobre 2008).
Schatzman aurait été secrétaire de la cellule du PCF de l’ENS, de novembre 1944 à avril 1945. Après avoir été membre de la cellule Monceau du VIIIe arrondissement de Paris du parti communiste, lorsqu’il habitait rue de Miromesnil, et avoir été secrétaire de cette cellule en 1946 et 1948 et, sans doute, membre du comité d’arrondissement, Schatzman a, après 1951, essentiellement milité au sein de la cellule de l’Institut d’astrophysique de Paris, appartenant à la section du XIVe arrondissement. S’il semble qu’il a été, un temps, membre du comité de section, il n’aurait, par contre, appartenu à aucune instance fédérale même s’il a été associé à diverses commissions au sein de la fédération de la Seine.
À la fin des années 1940 et au début des années 1950, c’est comme militant communiste, sollicité par René Maublanc, Paul Labérenne et Georges Cogniot, qu’il publia un certain nombre d’articles qu’on pourrait qualifier d’hyper-rationalistes, voire dogmatiques, en particulier dans La Pensée. Il dira lui-même, plus tard, d’un de ces articles qu’il était « écrit dans un style léniniste, très cassant, très amalgamisant (sic) » : « J’ai participé à ce colloque qui a été organisé par François George, "Staline à Paris" et j’ai relu à cette occasion ce que j’avais écrit autrefois. Il y a des trucs dont je ne comprends même pas comment j’ai pu les écrire ! Quand je me remets en situation, j’aboutis à des contradictions complètes entre ce dont je me souviens de mon activité et ce que j’exprime comme idéologie. Quand j’écrivais un article disons à intention idéologico-politique je fermais les écoutilles ! » Et, de fait, Schatzman a pu apparaître, à cette époque de sa vie, comme un homme exprimant « une confiance systématique et affichée » à l’égard d’engagements qu’il considérait comme « rationnellement fondés » (J.-P. Kahane). Pressenti par Jean Kanapa pour faire partie du comité de rédaction de la Nouvelle Critique, Schatzman se plaignit par courrier auprès de celui-ci, en octobre 1957, du fait que cela ne se soit pas fait et d’être traité « avec dédain » : « on me tire par la manche quand on a besoin de moi pour me dire non ensuite », écrit-il. Les dossiers de la commission centrale de contrôle politique du PCF indiquent que Kanapa n’avait obtenu, en juin 1953, qu’un accord réservé pour recruter Schatzman dans cette fonction.
C’est avant tout comme militant communiste qu’il participa, à des postes de responsabilité, à la vie du syndicat de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique (SNESRS-FEN) qu’on appelait alors « le syndicat Barrabé », du nom de son secrétaire général. Ce syndicat connaissaitt alors un affaiblissement dû autant aux conséquences de la scission de la CGT et de la création de la FEN autonome qu’au poids des professeurs titulaires en son sein et à la difficulté que les jeunes enseignants comme les jeunes chercheurs ont pour s’y faire entendre (voir M. Pinault, « Naissance et développement du SNCS-FEN : le syndicalisme comme reflet et agent de la professionnalisation des "chercheurs scientifiques" », dans L. Frajerman et al., La Fédération de l’Éducation nationale (1928-1992), Villeneuve d’Ascq, Septentrion, 2010, p. 59-69). Ayant adhéré au SNESRS en mars 1946, il fut, en 1947-1948, délégué de la sous-section d’Astrophysique, il devint, à l’automne 1949 ou à l’automne 1950, secrétaire du syndicat pour la région parisienne, succédant ainsi à Ernest Kahane devenu secrétaire du syndicat, avec Marcel Prenant et Robert Sauterey, pour seconder le secrétaire général, Louis Barrabé, et il entra à la commission administrative du syndicat lors du congrès de décembre 1950. En 1952, il entra au bureau national du SNESRS et l’année suivante il remplaca Kahane comme troisième secrétaire du syndicat. Comme secrétaire corporatif, il était placé au cœur des tensions qui traversaient le syndicat. Il était alors chercheur au CNRS, mais, en 1954, il devint enseignant-chercheur à l’Université et se trouva ainsi placé à la charnière où ce syndicat se divisa profondément en raison de la vigueur des frictions entre chercheurs et universitaires. Jusqu’en 1954, Schatzman semble penser que « la maison Barrabé va bien. Les statuts sont en voie de modification. Le canard est publié régulièrement. Notre influence est satisfaisante », selon ce qu’il écrit à son ami Pecker. Mais l’année 1955 voit la crise se nouer. Dans la préparation du congrès du 1er octobre 1955, il apparaît comme le principal animateur, avec Sauterey et Prenant, du courant favorable au maintien d’un syndicat unique de la recherche et de l’université. En mars 1956, à la veille du congrès de séparation, il fait partie, avec Prenant, des responsables sortants qui annoncent qu’ils ne seront pas membres de la nouvelle commission administrative. Après ce congrès, il devint un militant du syndicat de l’enseignement supérieur, le SNESup-FEN, issu de la scission. Il fut membre de sa commission administrative à laquelle il siégea jusqu’en 1963, et de son bureau, dont le premier secrétaire général est le géographe Pierre George. Le SNESup entra dans une phase de reconstruction à laquelle vont s’atteler, surtout, des jeunes enseignants, assistants et maîtres-assistants. Le nom de Schatzman disparaît alors de la chronique syndicale.
Selon le témoignage de Schatzman, l’habitude des communistes du SNESRS d’agir en fraction était établie avant son arrivée, les réunions se tenant le plus souvent chez Ernest Kahane et on y voyait des dirigeants du PCF, comme Laurent Casanova, ou Georges Cogniot alors secrétaire de Maurice Thorez. Si le contenu de ces réunions ne peut plus être connu facilement, par contre l’examen des papiers de Schatzman montre qu’il concevait son rôle de secrétaire en partie comme consistant à tenter de mobiliser les communistes du syndicat pour faire face aux difficultés de l’organisation et à tenir les dirigeants communistes informés afin d’obtenir leur appui. Il écrit de nombreux courriers au sujet de la situation interne du syndicat, lettre à Annie Besse en février 1951, lettre à Roger X en juillet 1951, lettre sans date de la même période à Y, lettre à Victor Michaut en février 1955, lettre à Maurice Thorez en novembre 1955, lettre à Gaston Plissonnier en juin 1957, lettre à Jean Kanapa en octobre 1957. Le leitmotiv de ces écrits consiste à reprocher à la direction du PCF de ne pas avoir de ligne politique vis-à-vis des questions de la Recherche et de l’Université et à reprocher aux communistes de ces secteurs d’être divisés et en lutte violente les uns contre les autres. Pour résoudre ces deux problèmes, il propose à la direction du PCF, dès 1951, d’organiser des « Assises de la Recherche ».
En juin 1957, alors que la crise du SNESRS est désormais consommée et que d’autres problèmes majeurs préoccupent les communistes, Schatzman saisit l’occasion d’une réponse à une invitation envoyée par Gaston Plissonnier à participer à une « Rencontre nationale d’étude des universitaires et enseignants communistes » pour faire à la fois la critique de son action passée et celle des insuffisance, à ses yeux, de la direction du Parti ; au sujet du syndicat, il écrit : « J’ai eu dans le passé une conception rigide de la discipline de Parti dans les syndicats. Pour moi, le parti devait avoir une ligne politique générale sur les grands problèmes revendicatifs et les camarades devaient la défendre. (…) Au lieu de cela, dans l’ancien Syndicat national de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, nous nous sommes déchirés entre camarades. Les oppositions n’ont pas cessé après la coupure du syndicat. Les organismes réguliers du Parti n’ont pas pris position sur les grands problèmes, par peur sans doute de trancher dans le vif, mais aussi, je pense, par absence d’une analyse matérialiste de ces problèmes. La vie a eu raison contre moi, puisque je me suis usé à vouloir faire respecter parmi les camarades une discipline formelle malgré les désaccords profonds. Ma santé s’en est trouvée ébranlée, mon travail scientifique en a souffert si gravement que des collègues ont eu à me mettre en garde contre les risques que courait ma position scientifique internationale. »
Selon ses souvenirs, Schatzman considère que ses premiers « doutes » sur son engagement communiste ont daté du procès Slansky, en 1952. Son ami Pecker qui était alors membre du PCI trotskiste, depuis l’Occupation, pense que le déclic fut en fait le « procès des blouses blanches », ces médecins chargés de la santé de Staline, pour la plupart d’origine juive, qui furent accusés de complot contre la vie du dictateur. Pecker avance que leurs origines juives communes, à lui et à Schatzman, qui leur étaient pour une très large part indifférente mais auxquelles ils redevenaient très vivement sensibles quand ils évoquaient la disparition dans la déportation, lui de ses deux parents et pour Schatzman de son père, les avaient amenés à discuter de cette affaire en partant de leurs points de vue opposés, antistalinien pour Pecker et prosoviétique pour Schatzman et que ce dernier avait alors dû admettre qu’il existait un antisémitisme d’État en URSS ce qui ouvrait la voie à de multiples remises en cause. De fait, Schatzman, dans une lettre adressée à Edgar Morin, le 12 avril 1982, répond à l’accusation de ce dernier d’avoir « soutenu le délire des "assassins en blouse blanche" » et lui expose que « toute réparation que vous pourriez m’accorder là-dessus apaiserait ma douleur ». Il ajoute : « Le souvenir de 1942 est ce qui m’a longtemps retenu de quitter le Parti. J’ai tenté, après un voyage en URSS en 1956 de faire comprendre à des responsables du Parti ce qu’était l’antisémitisme en URSS et en Pologne ; j’ai tenté en 1957, los de la préparation du congrès du Parti de dire que la falsification de l’histoire était un scandale, en réponse j’ai été accusé de soutenir…Marty ! »
Dès novembre 1950, Schatzman effectue un premier voyage scientifique en URSS, à l’invitation de l’astrophysicien Viktor Ambartsoumian qui devint un ami. En 1956, quelques mois après le Rapport Khrouchtchev, Schatzman effectua un nouveau voyage à but scientifique en URSS dont il revint « profondément perturbé » : il a pu entendre les témoignages oraux d’oncles et tantes de sa femme sur « l’antisémitisme institutionnel » dont étaient victimes les Juifs en URSS et sur les persécutions de masse de l’ère stalinienne : deux oncles ont été déportés en 1937 et 1945 ; le second, revenu par ses propres moyens de son lieu de relégation, en 1953, est mort presque aussitôt de la diphtérie ; il a pu aussi s’entretenir avec des collègues, en particulier Ambartsoumian et l’astrophysicien d’origine juive Chaim Schlousky. Il se tourna alors vers des responsables communistes français (dont il n’a pas précisé les noms) ; ceux-ci ne l’écoutent pas : « Ils rejettent mes arguments gentiment comme si j’avais été victime d’un mensonge et que j’étais une sorte de gamin irresponsable ». Il se souvient d’avoir alors commencé à s’opposer au « dogme de la vérité, au nom duquel, écrira-t-il, on enferme et on extermine ».
Il profita de sa participation à la conférence de section du XIVe arrondissement qui préparait le congrès du Havre pour présenter, au nom de sa cellule, un « rapport » de 16 pages. Il y évoquait la question des « deux sciences », le problème du lyssenkisme, l’affaire des « blouses blanches » et à cette occasion il mit directement en cause plusieurs dirigeants (Florimond Bonte, Pierre Hervé et [Jacques Duclos-<23160]), il revint aussi sur la question yougoslave, avant de poursuivre longuement sur la politique de la science : « Des savants honnêtes se sont séparés de nous parce que heurtés choqués par la formulation de critiques idéologiques faites à des savants de valeur. Les choses ne s’arrangent que très lentement et les dégâts ainsi causés ne sont pas encore effacés. À cet égard il ne faut pas confondre la prise de position du parti sur la nécessité de la lutte idéologique avec une prise de position sur le contenu spécifique de telle ou telle discipline scientifique. Un éclaircissement définitif sur la thèse des deux sciences, sur la position du parti en science ne saurait que contribuer de façon heureuse à l’amélioration continue de nos relations avec les universitaires honnêtes, rationalistes, progressistes avec qui nous travaillons. (…) L’intervention du parti en 1948 dans les questions de biologie a été comprise par certains communistes français, y compris des dirigeant du parti, comme une obligation des communistes d’adopter les théories biologiques de Lyssenko et a été comprise comme telle par les savants bourgeois. Nous considérons que cette intervention était une faute, qu’elle a été interprétée au pied de la lettre par un grand nombre de camarades en France. Les savants communistes doivent être libres d’avoir dans leur discipline scientifique les conceptions qui résultent de leur propre expérience de spécialiste. Ils doivent seulement être appelés à faire preuve de vigilance et de fermeté dans les questions idéologiques et développer la lutte idéologique. (…) Une attention particulière doit être portée aux luttes revendicatives des scientifiques, spécialement ceux qui font de la recherche fondamentale, ceux dont le travail est d’une utilité immense pour l’avenir de notre pays. Le parti se doit, à l’occasion de son XIVe congrès, de promouvoir une grande campagne de défense de la science française (c’est à dire des institutions, des scientifiques, de leurs conditions de travail et de leur situation, de l’université et des établissements de recherche). Il est nécessaire que le comité central accorde plus d’importance que par le passé aux problèmes de la science, et spécialement à une politique de la science. ». Schatzman poursuit encore en abordant la discussion de la thèse thorézienne de la paupérisation de la classe ouvrière, en déclarant, à propos de l’Algérie qu’il « pense que l’absence de principes a permis le vote du 12 mars 1956 (sur les pleins pouvoirs confiés à Guy Mollet). Il ouvre ensuite de vastes chantiers de réflexion dont tout indique qu’ils sont loin d’être à maturité au sein du PCF : « Il conviendrait, dit-il, de revenir sur l’expression pour désigner le parti de parti de la classe ouvrière » et s’interrogeant sur « le contenu réel de la dictature du prolétariat », il dit qu’il « conviendrait d’expliquer comment peut se combiner l’éventualité d’un passage au socialisme par des voies pacifiques et la dictature du prolétariat. » Ce « rapport » de Schatzman constitue donc une sorte de contre-proposition aux thèses de la direction pour le XIVe congrès du PCF.
Parallèlement Schatzman s’est adressé à plusieurs dirigeants communistes - dont il n’a jamais indiqué les noms - et on trouve trace de divers brouillons et projets de lettres dans ses papiers, datant d’octobre 1956, dans lesquels il propose son analyse de l’état critique des sociétés des pays socialistes. Après le décevant congrès du Havre mais aussi à la suite de la crise de Budapest et devant l’aggravation de la situation en Algérie il donna à ses désaccords une expression globale. En juin 1957, il répondit longuement à Plissonnier qui l’invita à la réunion d’intellectuels prévue à la Pentecôte. Outre un bilan de son action dans le syndicat, déjà évoqué, il y aborda les questions directement politiques : « Tu évoques d’une ligne "les événements que nous avons vécu l’an dernier". Je ne sais si tu évoques le XXe Congrès, le XIXe congrès, les événements de Pologne et ceux de Hongrie, l’agression fasciste contre le Parti, la guerre d’Algérie et l’aventure de Suez. Je pense que la compétence de discuter de ces questions sur le fond sera refusée à ces journées d’étude. Il est bien évident cependant que ces questions seront présentes à l’esprit de tous. Je suis persuadé que les discussions en URSS, en Chine, en Pologne sont allées beaucoup plus loin qu’en France, et que pour "ne pas démoraliser la classe ouvrière", on a eu tort de ne pas ouvrir un débat sérieux sur les leçons à tirer des fautes et des crimes qui ont été commis dans les pays que nous donnions en exemple. (…) La réalisation du front unique sur le plan politique exige de notre part, la clarification de nos positions théoriques sur les questions fondamentales : choix des grandes réformes sur lesquelles un accord politique et l’unité d’action sont possibles ; condamnation sans appel des déviations anti-démocratiques qui se sont produites en URSS et dans les pays de démocratie populaire ; propositions concrètes pour la solution politique du problème algérien. L’action politique au jour le jour que nous menons à l’heure actuelle me parait procéder plus des lois de l’inertie que d’une organisation consciente ; je crains que les journées de Pentecôte ne permettent guère de recoller les morceaux. » Il s’agit d’une sorte de déclaration de rupture que Schatzman va mettre entre deux et quatre années à rendre définitive.
En juin ou juillet 1958, il adressa un courrier à Leo Figuères en réaction à l’exécution d’Irme Nagy, à Budapest, axée sur la nécessité d’une condamnation « des violations évidentes du droit dans le procès Nagy ». Les interrogations de Schatzman sont désormais assez connues et peut-être commentées dans l’organisation communiste pour que Guy Besse, alors responsable des intellectuels de la fédération de Paris du PCF, dans un courrier adressé le 10 mars 1959 à Georges Cogniot, songe à exprimer les réserves que lui inspire un membre du comité de rédaction de La Pensée en écrivant qu’« il ne s’est pas amélioré avec le temps ; il schatzmanise dans ses mauvais jours ».
En raison de la mise en sommeil de sa cellule, sa carte d’adhérent ne fut pas remise à Schatzman en 1959 mais il continua de recevoir des courriers, par exemple, jusqu’en mars 1961 quand Plissonnier l’invita encore à assister à une réunion des enseignants du Supérieur.
Dans un projet de lettre sans date, datant très certainement de janvier 1962, il écrivit qu’il n’a pas eu sa carte du PCF en 1960 et 1961 car sa cellule a cessé de fonctionner. Il dit : « je suis tiraillé entre ma fidélité au Parti que j’ai rejoint en 1942 et mon désaccord avec un nombre trop grand de décisions du Parti » et indique qu’il décide son « retrait de la vie militante ». Il se dit « marxiste », précisant qu’à ses yeux « le parti porte les meilleures espérances de la France », que « l’URSS défend l’avenir de l’humanité » et finalement il exprime sa « reconnaissance aux communistes ou ex-communistes : Cotton, Provisor, Pissavin, la cellule du 8ème Europe, Maublanc, Prenant, Teissier, Figuières, Casanova, Cogniot et Vigier ». Vis-à-vis de Prenant, son ainé d’une trentaine d’années qu’il considérait comme son maître à penser, Schatzman ressentait une vive admiration, une puissante amitié, une profonde affection. Leur long compagnonnage au SNESRS, au PCF et parmi les oppositionnels communistes, n’a fait que nourrir et renforcer ces sentiments.
Pendant quelque temps, Schatzman se rapprocha du groupe « Unir ». Il participa à des réunions, en particulier chez Prenant. Il en fut membre, au début de 1963, sous le numéro d’adhérent 1067-75 et ses contributions furent publiées dans les numéros 118 et 124 du journal.
Loin de se retirer de la vie militante, il fut très actif, aux côtés de Laurent Schwartz, de Jacques Berque, Jean-Pierre Vigier, Claude Lanzmann, Victor Leduc, Jean Dresch, Jean-Pierre Vernant et bien d’autres, au Comité national universitaire de défense de la République constitué en riposte à l’offensive gaulliste et membre de son bureau national. Il est membre, en 1962, du comité exécutif de l’Union des travailleurs scientifiques (UTS) où il représenta le SNESup. En février 1960, il signa, avec 54 autres professeurs titulaires de la faculté des sciences de Paris et 33 professeurs sans chaire, un appel, lancé par le Mouvement de la paix, demandant la renonciation, par la France, à l’arme atomique (Le Combat pour la paix, n° 132, avril 1960). En avril 1963, il adhèra à la Ligue nationale contre la force de frappe animée par Jules Moch, Laurent Schwartz, Georges Montaron, Henri Laugier et d’autres. La question du sionisme et d’Israël a été, pour Schatzman, un sujet « ambigu et douloureux », partagé qu’il était entre sa vive sensibilité au souvenir de l’extermination des Juifs par les nazis, singulièrement au souvenir de son père assassiné, et son indifférence à la dimension religieuse ou nationaliste du judaïsme contemporain. Son attitude a été d’autant plus prudente que le sujet était brûlant du côté de sa belle-famille, installée en Israël et que sa fille, Michelle, était revenue vers la religion de ses ancêtres.
À la fin des années 1990, Schatzman participa encore à des réunions pour relancer l’activité de l’UTS (Union des travailleurs scientifiques), un cartel d’organisations créé en juin-juillet 1960, membre de la FMTS, et réunissant en particulier l’ATS, l’UGICT-CGT, le SNESup et le SNCS, le Syndicat national des travailleurs de l’énergie atomique (CGT), les chercheurs de l’INRA (CGT), le SNTRS-CGT.
Selon ses souvenirs c’est seulement après sa rupture avec le PCF que Schatzman a opéré une profonde révision idéologique, en particulier lorsqu’il eut, au début des années soixante dix, à réfléchir, en préparant une conférence pour l’Union rationaliste sur « Qu’est-ce que la science ? », sur l’expression couramment utilisée dans les milieux marxistes et communistes de « socialisme utopique, socialisme scientifique », d’après le titre d’un ouvrage d’Engels publié en 1880 et traduit en France en 1950, et sur le sens du mot « scientifique » dans cette expression : « Je m’aperçus que, sans aucun doute, mon adhésion au Parti découlait en grande partie de l’association des mots "socialisme" et "scientifique" qui m’avait donné l’illusion qu’il existait un modèle de société scientifiquement justifié : si la science le disait, c’est que c’était vrai et, par conséquent, il fallait réaliser cette société. Une fois revenu de cette illusion, j’ai rompu avec le communisme ». Lors du colloque « Staline à Paris », en mai 1981, Schatzman consacra son intervention à l’exposé d’une chronologie analytique de l’affaire des « deux sciences » au sein du PCF, au long de laquelle il entendit distinguer le rôle respectif, dans son développement, des scientifiques, des philosophes et des responsables communistes français ainsi que la part de l’influence soviétique. Il s’agissait, pour ce qui le concerne, d’une autocritique limitée qui lui donnait l’occasion de revenir (p. 235) sur la notion de « socialisme scientifique » déjà évoquée. Au contraire de Jean-Pierre Vernant, dans son exposé introductif, Schatzman n’engagea pas de réflexion globale sur le stalinisme à cette occasion. Et, tandis que Pierre Vilar s’affronte durement, au long des séances, avec certains participants et leur reproche ensuite, par courrier adressé aux organisateurs, de s’être montrés « incapables de repenser les ensembles historiques ou d’évoquer avec finesse des milieux et des personnalités », Schatzman s’abstint d’esquisser une analyse d’ensemble de ce que fut sa trajectoire au sein du courant communiste.
Au cours de sa vie d’adulte, l’engagement constant de Schatzman, qui reprit là l’héritage paternel, c’est le rationalisme militant, incarné par son appartenance à l’Union rationaliste, dès 1946. Il fut poussé dans cette voie, en même temps que le fut Pecker, par Paul Couderc, astronome et vulgarisateur de la science, secrétaire général de l’Union rationaliste, « un homme chaleureux et convaincant qui a influencé beaucoup de gens » (Pecker) ; tous trois publièrent ensemble L’Astronomie au jour le jour, en 1954. S’il s’est interrogé pendant toutes ces années sur le rationalisme et la science, sur les déclinaisons contemporaines de ces notions, sur les contradictions dont avaient été porteuses les « illusions » idéologiques staliniennes, Schatzman disait par ailleurs, avec beaucoup de fermeté, « ne pas concevoir la foi religieuse » et que le déisme lui « échappait » ; il disait aussi professer « une sorte de matérialisme philosophique ». En 1960, Schatzman, sollicité par Ernest Kahane, devint un des vice-présidents de l’Union rationaliste et c’est à la demande du même qu’il lui succèda, en 1970, à la présidence de l’Union rationaliste. Il resta en fonctions jusqu’à ce qu’en 2001 son état de santé l’amèna à passer la main. Quand Schatzman en prit la direction, l’Union rationaliste qui a connu un passage à vide dans les premières années de l’après-guerre a été reprise en main par une équipe de militants déterminés et a bénéficié d’un contexte intellectuel porteur ; elle est alors une organisation relativement puissante que le long passage de Kahane à sa tête, comme secrétaire général puis président, après 1968, a contribué à renforcer et à faire rayonner, par exemple par la création de nombreux groupements locaux (5690 cotisants, en 1963, 7754 en 1967). En 1966, paraît le premier numéro de la revue Raison présente, fondée par Victor Leduc et financièrement portée par l’UR. À la présidence de l’UR, Schatzman put s’appuyer sur un bureau stable, largement dans la continuité de celui qui a œuvré depuis des années, composé de Yves Galifret, Gabriel Gohau, Jacqueline Marchand et Victor Leduc, bureau qui évolua peu pendant les trente années de la présidence. Ce petit groupe apparaît décidé à imprimer une nouvelle impulsion dans la vie de l’association.
Ufologie, astrologie, spiritisme, parapsychologie, médecines parallèles, ont été des adversaires constamment recherchés et pourfendus par Schatzman. Avec ses amis de l’UR, il a consacré un temps important à ces questions, acceptant d’entretenir des correspondances avec des adeptes de ces courants de pensée, d’organiser avec eux des expérimentations fondées sur des protocoles scientifiques contrôlés, décidant de faire appel à des illusionnistes professionnels, participant à de nombreux colloques visant à faire le point des faits et des croyances impliqués. Mais il mena aussi des combats rationalistes plus fondamentaux et s’interrogeait, en particulier, sur la science, la nature de la connaissance et de l’activité scientifique. Ainsi, le 28 novembre 1958, choisit-il ce thème pour la conférence inaugurale de l’Université nouvelle intitulée « Qu’est-ce que la science ? » dont le texte est reproduit dans les Cahiers rationalistes. En 1968, il participa à la création, par Michel Rouzé, de l’Association française pour l’information scientifique (AFIS) qui publie la revue Science et pseudo-sciences et connaît un important développement en s’élargissant à un public que l’Union rationaliste peine à toucher. En octobre 1979, il s’exprima avec virulence contre l’organisation, par France Culture, du Colloque de Cordoue, intitulé « Science et conscience : deux lectures de l’univers », dont la diffusion sur les ondes constitua, selon lui et de nombreux autres scientifiques, une promotion intolérable de l’irrationnel, du paranormal et des pseudo-sciences et produit, dans le public, un grand engouement aux conséquences incontrôlables. Il crée alors, avec Yves Galifret, Michel Rouzé et Jean-Claude Pecker, le Comité Français pour l’Étude des Phénomènes prétendus Paranormaux (CFEPP), présidé par Alfred Kastler, adossé à Science et Vie grâce à l’appui de Philippe Cousin.
Il fut des nombreux scientifiques (dont 72 prix Nobel) signataires de l’Appel de Heidelberg publié à l’occasion du sommet de la Terre de Rio de Janeiro, en 1992, qui dénonçait « l’émergence d’une idéologie irrationnelle qui s’oppose au progrès scientifique et industriel et nuit au développement scientifique et social ». Le texte de cet appel fut aussitôt l’objet de controverses et Schatzman, sans remettre en cause son utilité et qui l’avait signé en plein accord sur le fond, reconnaissait qu’on pouvait en critiquer certaines formulations, disant qu’il avait suivi la sollicitation d’André Lichnerowicz qui présidait alors l’Institut international des sciences et qu’il regrettait de ne pas avoir été présent lors de la discussion finale du texte car, écrivait-il, il « n’aurait pas laissé passer la confusion entre science, technologie et industrie ».
Surtout, dans ses ouvrages de défense de la science et de la culture scientifique, comme La science menacée, en 1997, Schatzman dénonce et décrypte ce qu’il appelle « l’anti-science », les postures idéologiques « postmodernes », les thèses relativistes de certains philosophes, ou les présupposés des sociologues appartenant aux Science Studies, mettant en cause la méthode scientifique, le caractère opératoire des théories scientifiques et la possibilité même de connaître la « réalité objective ». En 1997, il prend fait et cause pour Jean Bricmont et Alan Sokal qui, dans Impostures intellectuelles, s’attaquent aux théoriciens postmodernes, en particulier à Latour et Jean Baudrillard (« L’affaire Sokal. Interview de Jean-Jacques Salomon », par É. Schatzman. Les Cahiers Rationalistes, n° 516, juin 1997) et il mène, en 1998, une controverse publique avec Jean-Marc Lévy-Leblond au sujet de ceux qu’il qualifie de « postmodernistes parfois révisionnistes ».
Schatzman reste convaincu, jusqu’à la fin de sa vie, de la nécessité de mener les combats en faveur de la recherche scientifique, de la culture scientifique et du « rationalisme scientifique ». Le discours qu’il prononce lors de la cérémonie au cours de laquelle il reçoit la médaille d’or du CNRS, en présence du ministre de la Recherche et de l’Industrie, Laurent Fabius, se veut, dans ce domaine, une sorte de message programmatique, voire testamentaire. Il conjure le ministre et tout son auditoire de ne pas oublier que « l’avenir est dans l’invention, dans la création, dans la découverte » et que « les découvertes dues à la recherche fondamentale changent notre vision du monde, entrent dans notre culture, jouent un rôle complexe et difficile à saisir dans notre civilisation, parfois en produisant des effets pervers ». Il ajoute que « personne ne sait quelles ultimes conséquences politiques la diffusion complaisante de l’irrationnel pourrait avoir » et qu’« une formidable tâche d’information reste à mener » dans ce domaine. L’ouvrage que Schatzman publie en 1989, La science menacée, constitue une synthèse de ses conceptions de la science et du monde ainsi que de la société. Il y analyse la place que la connaissance scientifique y occupe et devrait occuper dans une société mieux équilibrée. Les dernières lignes de ce livre résonnent comme un avertissement désespéré : « Une société technologique avancée, une démocratie formelle, un système de décision autoritaire dont la société actuelle contient les germes, peuvent finir par faire jouer à la science un rôle d’appoint, un rôle d’auxiliaire des besoins du pouvoir.(…) Pourra-t-on arrêter l’emploi abusif et sans contrôle des applications de la science, ignorer les avertissements des savants et par exemple laisser l’effet de serre s’aggraver et l’atmosphère terrestre évoluer irréversiblement vers un état comparable à celui de Vénus ? P. Connes, par une argumentation subtile, suggère que l’absence de signaux en provenance d’autres planètes situées dans la Galaxie signifie que les civilisations techniques avancées sont autodestructrices au bout de quelques dizaines de milliers d’années. La phrase de Paul Valéry : "Nous autres civilisations savons maintenant que nous sommes mortelles", m’irritait dans ma jeunesse. Mais la psychose ne conduit-elle pas, parfois, au suicide ? »
En 2001, alors que Schatzman est brutalement écarté de l’activité par un accident vasculaire cérébral, de nouveaux statuts sont adoptés, à l’instigation de Pecker et Galifret, qui limitent les mandats de président et de secrétaire général à trois ans, et c’est un autre Kahane, Jean-Pierre, un des fils du précédent, qui prend, pour quelques années, la relève à la présidence de l’UR (2001-2004), tandis que Gérard Fussmann, professeur d’Histoire du monde indien au Collège de France, devient secrétaire général.
On notera que du secrétariat du SNESRS à la présidence de l’Union rationaliste, les itinéraires d’engagement d’Ernest Kahane et d’Évry Schatzman, sur un demi-siècle, sont parallèles ; ce parallélisme autant que tous les écarts et différences qu’il comporte restent par ailleurs à étudier. Il en est de même des cheminements étroitement liés de Schatzman et Pecker. Les ombres de Paul Labérenne, Marcel Prenant, Pierre George et tant d’autres venant s’y mêler c’est toute la sociabilité scientifique, tout le monde de la science française du second XXe siècle, qui peut ainsi être convoqué.
Par Michel Pinault
Œuvres, publications : L’astronomie au jour le jour, avec Paul Couderc et Jean-Claude Pecker, Paris, Gauthier-Villars, 1954. — L’Astrophysique générale, avec Jean-Claude Pecker, Paris, Masson, 1958.— Science et société, Paris, Robert Laffont, 1971.
Les Enfants d’Uranie : à la recherche des civilisations extraterrestres, Paris, Collection Science ouverte, Seuil, 1986. — La Science menacée, Paris, Odile Jacob, 1989. — « The Desire to understand the world », Annual Review of Astronomy ad Astrophysics, 1996, n° 34, p. 1-34, récit autobiographique. — Michelle Schatzman, « Abécédaire », femmes et math, n° 6, mars 2002, rédaction autobiographique. — Benjamin Schatzman, Journal d’un interné. Compiègne, Drancy, Pithiviers, préface de S. Klarsfeld, préface de Évry et Ruth Schatzman, 2 vol. Paris, Fayard, 2006.
SOURCES : Papiers d’Évry Schatzman, déposés à la bibliothèque de l’Observatoire de Paris. — Papiers de Jean-Claude Pecker, déposés aux archives du Collège de France et contenant un volumineux dossier de correspondance croisée avec Schatzman, sur 50 années. — Papiers du fonds Georges Cogniot des archives départementales de la Seine-Saint-Denis. — Questionnaires biographiques de Schatzman dans les papiers de la commission des cadres du PCF et dossier Schatzman dans les archives de la commission centrale de contrôle politique. — Dossier Évry Schatzman à l’Académie des sciences. — Fiche biographique, remplie par Évry Schatzman à la demande de M. Pinault, le 27 février 2002. — Intervention d’Évry Schatzman et discussion, dans les actes du colloque Staline à Paris, Natacha Dioujeva et François George éd., Paris, Ramsay, 1982, p. 228-243. — Jean-François Picard, « Entretien avec Évry Schatzman », 24 février 1987, archives orales du CNRS. — Marian Schmidt, entretien avec Évry Schatzman, dans Hommes de science, 28 portraits, Paris, Hermann, 1990. — Jean-Claude Pecker (astronome, professeur émérite au Collège de France), article nécrologique sur Évry Schatzman, Le Monde, 29 avril 2010. — Jean Audouze, « Évry Schatzman », Encyclopædia Universalis. — Notice d’Évry Schatzman, dans le Who’s Who ? — Discours d’hommage à Évry Schatzman, de Jean Salengon, président de l’Académie des sciences, 23 novembre 2010. — Georges Polian, Bernard Lesigne et Dominique Pastre, « Souvenirs d’Évry et Michelle Schatzman », Le Crampon, revue du GUMS, n° 353, octobre 2010. — « Évry Schatzman », Numéro spécial 20ème anniversaire de la FMTS, Le Monde scientifique, 1966. — « Évry Schatzman bon anniversaire ! », n° spécial 459-460 des Cahiers rationalistes, mai-juin 1991, hommage à Schatzman pour ses 70 ans. — Collection des Cahiers rationalistes. — Michel Pinault, entretien avec Annie Baglin, le 6 octobre 2014, à l’Observatoire de Paris. — Michel Pinault, entretien avec Jean-Pierre Kahane, le 10 septembre 2014, à son domicile. — Michel Pinault, entretien avec Jean-Claude Pecker, le 16 octobre 2014, à son domicile. — État civil.
Bibliographie : Michel Pinault, « Naissance et développement du SNCS-FEN : le syndicalisme comme reflet et agent de la professionnalisation des "chercheurs scientifiques" », dans L. Frajerman et al., La Fédération de l’Éducation nationale (1928-1992), Villeneuve d’Ascq, Septentrion, 2010, p. 59-69. — Michel Pinault, « GUMS 1948-1955, Une association dans l’air du temps », Le Crampon, la revue du GUMS de Paris, hors-série, octobre 2008.