De la définition du militant et de la militante : un concept aux dimensions plurielles
FOCUSCette analyse s’inscrit dans la réflexion que nous menons au sein du groupe de travail du Dictionnaire biographique des militant-es du mouvement ouvrier en Belgique. Il nous semblait important de réfléchir à qui sont ce « militant » et cette « militante » qui deviennent dignes d’entrer dans le dictionnaire ?
Introduction
Une première étape a été de faire une exploration des mots militant, militante, militantisme, engagement. Cela permettait de clarifier la position « théorique » du groupe sur les biographies des « militants et militantes », dignes d’être retenus dans la banque de données.
Le premier critère, déjà accepté, est le principe que la personne doit être décédée pour figurer dans le dictionnaire. Cela n’empêche pas les futurs collaborateurs de préparer des notices « dans l’ombre » pour ceux et celles, dont on pense qu’ils vont nous quitter bientôt, vu leur grand âge ou autre information les concernant.
Militant-e, militantisme, engagement
Militant, militantisme : du latin militare, être soldat, faire son service militaire.
Militer : du latin miles, militis : soldat.
Militant – militante : celui ou celle qui milite.
Aux origines, le terme « militant » concernait les personnes qui se battaient, les armes à la main, pour défendre (ou imposer) leurs idées et convictions propres ou celles de leur école de pensée [1]. Héritier d’un vocabulaire religieux : assemblée militante du Christ [2], le terme s’est progressivement laïcisé et est devenu commun pour désigner in fine celui ou celle qui participe de manière active à un mouvement, une organisation, un syndicat.
Le dictionnaire Robert nous dit que militer : « c’est agir pour défendre une idée. On agit pour ou contre quelque chose. Il y a la volonté de changer la société, changer le monde. »
Pour Jacques Ion dans Le Dictionnaire de sociologie [3], le terme désigne, « dans un parti, un syndicat ou une association, le membre actif est opposé à sympathisant et simple adhérent, mais son emploi n’implique pas forcément l’exercice d’une responsabilité dans la hiérarchie du groupement, on parlera alors de militants de base ». Pour lui, la question du militantisme est souvent une catégorie intégrée dans les travaux sur l’action collective et sur les mouvements sociaux, à savoir le militantisme ouvrier « politico-syndical ». Mais aujourd’hui cela ne suffit plus pour rendre compte de ce qu’on entend par « militant-e ». Il aborde dans sa notice, l’engagement militant des intellectuels ainsi que les nouvelles militances dont il tente une brève typologie : l’engagement associatif sous toutes ces formes : familial, culturel et caritatif ; un militantisme axé vers le progrès social ; le militantisme tourné vers la prévention des risques humanitaires ou écologiques. Nous y reviendrons.
On le comprendra, le concept n’est guère aisé à cerner. L’engagement social est et reste complexe. Il suppose des niveaux différents. Il met en scène l’individu, la personne qui s’engage et le collectif, le lieu, l’organisation, le groupe dans lequel s’exerce sa militance. Où commence la militance où s’arrête-t-elle ?
Le militantisme « politico-syndical »
Pour le projet du dictionnaire, le principe d’une participation aux organisations mises en place par le mouvement ouvrier, s’impose. À travers le temps, des organisations multiples ont été créées : partis politiques, syndicats, coopératives, mutualités, coopératives, cercles culturels, associations ouvrières, etc. La panoplie est multiple. Les initiatives sont diverses. Mais les formes d’engagements sont variables.
Dans le vocabulaire usité par les organisations, des distinctions sont faites entre les affiliés et les membres militants. Au syndicat, par exemple, on parle des membres, des militants et des « mandatés »
Au premier niveau, il y a les simples affilié.es, sympathisant.es, adhérent.es, les membres, les cotisant.es, les « usagers », les coopérateurs/trices, « les clients », ceux qui viennent acheter dans les coopératives. Ce sont ceux et celles qui font nombre à l’aune duquel on évalue « le poids » de l’organisation. Le simple affilié est celui qui est inscrit, paie sa cotisation, reçoit le Bulletin du membre et utilise les services proposés par l’organisation. Cela ne dit rien ou dit peu de choses sur l’engagement et le militantisme, à l’exception sans doute des groupes agissants où chaque membre est « actif ». Ce sont en général, ceux et celles dont l’organisation « défend » les droits, représente les intérêts.
Au second niveau, le militant ou la militante est la personne qui participe à des degrés divers à la vie démocratique du mouvement : réunions, congrès, journées de formation.
Le troisième niveau comprend ceux et celles qui exercent des mandats. De la section locale au responsable national, la déclinaison de ceux-ci et les niveaux de responsabilité sont multiples. Le mandaté, la mandatée est celle ou celui qui a obtenu un mandat via l’élection, soit par cooptation, et qui a pour tâche de représenter et défendre l’organisation et le mouvement.
Parmi les mandatés, il y a les volontaires et les permanents. La catégorie particulière des permanents mérite notre attention. Ce sont ceux que Felipe Van Keirsbilck, secrétaire général de la Centrale nationale des employés (CNE), définissait au colloque « Militer aujourd’hui » [4] comme des militants dégagés de la contrainte de chercher à gagner leur vie pour se mettre au service du but à atteindre. Ils sont salariés de l’organisation et ont la mission de représenter l’organisation à tous les niveaux où celle-ci est présente.
Volontaires / salariés
Mais les organisations du mouvement ouvrier, sont aussi des entreprises qui embauchent des salariés pour exécuter une série de tâches essentielles à la vie de l’institution. Dans la mesure où ces personnes font partie du cadre administratif, elles ne sont pas considérées comme militantes, mais le fait de participer à des sections locales, à des groupes de travail « militants » change la donne. La frontière n’est donc pas étanche entre la sphère administrative et « l’engagement ».
Solidaires de la cause
Des personnes, affiliées ou non, aux organisations ouvrières, peuvent se mettre au service de celui-ci. Elles acceptent de défendre une cause et de s’investir dans celle-ci. Le lien avec l’organisation peut être un contrat ou une mission. Nous pensons, par exemple, à ces juristes qui se mettent au service de la défense des intérêts d’une organisation, d’un(e) militant ou militante ou pour une cause « militante ». La rétribution est souvent secondaire par rapport à l’enjeu défendu.
Exemples : la défense des chômeuses par Eliane Vogel-Polski (sauf qu’elle n’est pas encore décédée), la défense du droit de travailler après 45 ans pour les hôtesses de l’air, par Marie-Thérèse Cuveliez (décédée). Un autre exemple est celui de Willy Peers, gynécologue, qui sera présent dans le Dictionnaire comme communiste mais également comme médecin engagé dans le combat social pour l’interruption volontaire de grossesse (IVG).
La question des intellectuels engagés est souvent abordée dans ce cadre : Zola, Malraux, Sartre, Simone de Beauvoir, Aragon, Foucault, … et bien d’autres poètes, cinéastes, artistes, scientifiques, musiciens, journalistes, pamphlétaires, caricaturistes, mettent leur savoir, leur science, leur plume et leurs talents au service d’une cause. [5] À côté de ces personnes qui ont acquis une notoriété, il y a souvent des simples « militants » qui s’expriment et donnent de la voix avec des chansons engagées, de la littérature engagée, du théâtre prolétarien, les radios libres, des documentaires… L’action culturelle se met au service de l’engagement (Le GAM dans les années 1970 et 1980).
Il peut aussi y avoir des « bourgeois », des industriels, qui prennent fait et cause pour le mouvement ouvrier. À titre d’exemple, nous citons le cas du Baron Allard. Il est un partisan de la PIAS, membre ou ayant des liens avec le Parti communiste, proche des intellectuels allemands. Il est manifestement un intellectuel de gauche qui a marqué le mouvement pacifiste belge. Il a sa place dans le dictionnaire.
Il ne faut pas non plus minimiser le syndicalisme de « droite », de ce qu’on appelait la « jeune droite » à la fin du XIXe siècle et qui regroupe des personnalités comme l’abbé Adolf Daens, le Père Rutten, Victor Brants ? Comment case-t-on Jean Van Lierde, ce militant jociste, pacifiste et objecteur de conscience ? Pour beaucoup, il mérite sa notice dans le Dictionnaire.
Des trajectoires aux facettes multiples
À travers ces engagements multiples, des carrières de militant(e)s se dessinent. Un engagement peut s’inscrire dans une vie entière ou au contraire, se traduire dans la biographie des personnes concernées à un temps donné, à une action précise. On peut être militant « jociste » ou « Jeune garde socialiste » et ensuite disparaître sans laisser plus aucune trace d’un engagement quelconque. Olivier Fillieule aborde dans l’ouvrage Le désengagement militant [6], un autre volet de cette problématique. Il l’envisage comme un phénomène qui répond à la « crise » de la représentation ou de la participation. Cela se traduit dans la littérature autobiographique ou par les témoignages des « ex » prêtres, membres de sectes, terroristes, militants communistes, socialistes, verts, etc.
Dans les trajectoires « militantes », nous acceptons que certains soient « militants » pendant des « morceaux » de vie. À l’auteur, de préciser la chose et la période, celle où la personne se dit, est, représentant, membre du mouvement ouvrier. L’avant ou l’après est une autre histoire.
Des évènements
L’engagement existe, hors champ d’une organisation ou d’une institution. Il peut s’exprimer à l’occasion d’un évènement, un fait, une situation qu’il faut combattre : la grève, l’action militante, la manifestation, l’occupation … Ce sont des temps forts qui permettent à beaucoup de se retrouver, de « communier » à un idéal commun et de participer à cet effort de vouloir changer la situation. Certains y trouvent leur lettre de noblesse [7]. Parce qu’ils sont devenus des héros d’un temps ou les victimes malheureuses de la répression, parce qu’ils ont saisi l’opportunité de se faire connaître, d’être les porte-parole, les porte-voix du mouvement, ils sortent de l’anonymat de la foule ou du groupe. L’histoire est remplie de ces luttes « dites sauvages », intégrées par la suite dans le mouvement ouvrier.
Exemple : dans la grève des femmes de la Fabrique nationale (FN) d’Herstal, « la Germaine » lance l’action, mais elle n’est pas intégrée dans les structures de l’organisation syndicale. Elle est membre de la section communiste de la FN et de l’Union des femmes. Mais elle ne fera pas partie du comité de grève.
Temps de paix, temps de guerre
Il nous semble intéressant aussi de faire une distinction entre ces deux « expériences ». En temps de guerre, des personnalités peuvent se révéler : résistants, collaborateurs. Certains seront déportés, fusillés, incarcérés, torturés, etc., alors qu’ils ne manifestaient aucuns signes d’adhésion au mouvement ouvrier avant la guerre. Il nous semble donc important de leur donner une place dans la mémoire collective même si leur engagement se fait selon un temps et selon des circonstances exceptionnelles.
Des frontières
Une typologie s’impose si nous voulons voir clair dans ce qui appartient plus spécifiquement au mouvement ouvrier et aux autres sphères de l’engagement. La frontière est parfois permissive entre l’action « traditionnelle » en entreprise et l’action citoyenne autour de causes plus sociales, environnementales ou dites « alternatives ». Si le mouvement ouvrier n’en est pas le moteur ou l’initiateur, il peut en être partie prenante. Parfois les militant(e)s se trouvent des deux côtés, car l’engagement d’une personne est et reste global, et est difficilement sélectif en fonction des causes, qu’elle défend. Exemple : les grèves de la faim contre les mesures de Roger Nols, bourgmestre de Schaerbeek, dans les années 1980.
À l’intersection de différents champs
Les champs de la militance peuvent être multiples : politique, social, antiracisme, alter mondialisme, environnement, féminisme, pacifisme, tiers-mondisme, action humanitaire, anarchisme, droits de l’homme, lutte contre le capitalisme ou contre l’hégémonie des puissances financières, défense des consommateurs, défense des droits culturels, défense de la santé reproductive, lutte contre le SIDA, lutte contre l’homophobie, défense du droit des personnes handicapées à vivre dans notre société, etc. Il n’y a pas d’âge pour s’engager. Le syndicalisme étudiant et le mouvement étudiant peuvent être le fer de lance d’un changement social ou tout simplement la révolte des « jeunes ».
Certaines militances se situent aux frontières de ces sphères d’action. L’exemple le plus parlant est celui du féminisme. Certaines militantes féministes appartiennent par leur engagement social, au mouvement ouvrier, même si elles maintiennent la critique du patriarcat, dont il est imprégné.
Nous sommes assez d’accord pour tenir compte de l’intention des auteurs de l’action directe : si eux se considèrent comme « acteurs » de changement de « gauche ou d’extrême gauche » pourquoi ne pas les intégrer dans le dictionnaire ?
Des groupes « actions directes »
Loin des organisations fortement institutionnalisées, ces groupes de pression, de lobby ou d’actions directes (groupe antipub, collectif sans ticket, collectif contre les centres fermés) vivent, se déploient dans l’espace public et, puis, disparaissent. Les traces laissées par leurs actions, revendications et contestations sont souvent à l’image de leurs modes d’intervention : spectaculaires et éphémères. Il est donc difficile de les pister, de les enregistrer, de les repérer. Bien souvent, ils sont à l’avant-garde d’une réflexion qui sera approfondie au sein des organisations. Ces militants et militantes méritent donc qu’on s’y arrête et qu’on tente de les repérer quand ils agissent (via la presse ?). Cela va nous demander un travail pour les périodes avant-guerre ainsi qu’une mission de vigilance contemporaine pour repérer les noms et les personnes qui sont derrière ces actions (constitution d’une banque de donnée pour le futur).
Des individus engagés
Dans l’encyclopédie libre de Wikipédia, une nouvelle forme de militance est pointée : le militantisme post’it. Il s’agit de personnes qui n’adhèrent plus aux organisations traditionnelles ou aux ONG, mais adhèrent à une cause et agissent de manière concrète, sans s’inscrire dans la durée et dans la permanence. Les liens se nouent et se dénouent au fur et à mesure des enjeux. Peut-être sont-ils intégrés dans des groupes « chocs » ?
Les modes d’action
Les formes d’engagement ou d’expression militante sont variées : sans vouloir être exhaustive, je pointe quelques modes d’action : depuis la manifestation « classique », en passant par le barrage routier ou le blocage des voies de chemin de fer, la grève « arrêt de travail » avec piquets ou non, à la grève du zèle, grève tournante, grève perlée, le boycott de produits, à l’arrachage de plantes génétiquement modifiées…
Essai de typologie contemporaine [8]
Au XIXème siècle, le mouvement social se développe à partir de la critique de la société libérale, et s’inscrit dans des organisations politiques, sociales, culturelles et économiques. Le monde contemporain se caractérise par une affiliation de l’individu simultanément à de multiples groupes sociaux, ce qui a fait éclater les vieux cadres d’analyse et provoqué une diversification des mouvements sociaux.
Quelques exemples de mouvements sociaux contemporains : Les marches européennes contre le chômage, le Mouvement des sans terre, le Mouvement blanc, la Marche mondiale des femmes, le Collectif contre l’exclusion, SOS racisme, le Mouvement Arc-en-ciel, le Mouvement des sans-papiers, etc. Le mouvement ouvrier est souvent partie prenante de ces plateformes qui rassemblent une pluralité d’acteurs de la société civile.
Conclusions provisoires
Les règles que nous retenons pour faire figurer un nom dans le dictionnaire, outre le fait que la personne doit être décédée, sont :
Faire partie d’une organisation ouvrière
Être militant(e), mandaté(e), permanent(e)
Être solidaire à la cause : intellectuel engagé au sens large
Être dans la militance à la croisée du mouvement ouvrier et un autre mouvement « social »
Être membre de groupes « d’action » directe en fonction de leur point de vue
Faire partir de la nouvelle militance qui a un impact sur le mouvement ouvrier ou pour lequel le mouvement ouvrier adhère à la plateforme.
Pour la notice, nous avons aussi décidé :
pour le nom des femmes = utilisation de leur nom de « jeune fille » avec renvoi quant on cite leur nom d’épouse
pour les pseudonymes : il faut faire la différence entre la période de guerre (cela change souvent) et le pseudonyme institutionnalisé. Il peut y avoir une « hiérarchie » dans les pseudonymes, du plus usité à l’occasionnel. L’auteur devra le signaler dans la notice.
[1] Wikipedia, terme : Militantisme
[2] DALED P., « Une définition des termes : la laïcisation du militant au XIXe siècle et au début du XXe siècle », dans GOTOVITCH J., MORELLI A. (coord.), Militantisme et Militants, Bruxelles, Couleur-Savoir - EVO, 2000, p. 8-9.
[3] ION J., « Militant, « militantisme » », dans Dictionnaire de sociologie Le Robert, Paris, Le Seuil, 1999, p. 341.
[4] Table ronde, Militer aujourd’hui, Colloque organisé par la FTU et la Chaire Max Bastin, Louvain-la-Neuve, 15 septembre 2011.
[5] Notice Engagement, Site WEB : Encyclopaedia Universalis, consultation du 19 septembre 2011.
[6] FILLIEULE O. (dir.), Le désengagement militant, Paris, Belin, 2005, p. 9.
[7] Adovacio… qui devient même acteur ou les « victimes » tombées sous les balles des forces de l’ordre… Il peut y avoir aussi ceux qui posent des gestes « forts » (suicide, grève de la faim…).
[8] Extrait de l’encyclopédie libre Wikipedia