BOGLIOLO Jean, Baptiste

Par Alain Dalançon

Né le 21 avril 1915 à Maison-Carrée (Algérie), mort le 23 juin 1994 à Buendía (Cuenca - Espagne) ; professeur de lettres classiques ; militant syndicaliste en Algérie de la FEN-CGT, secrétaire de la section académique du SNES (1948-1955) ; partisan de l’Algérie française et sympathisant de l’OAS, expulsé par les autorités françaises au printemps 1962, puis enseignant dans l’Algérie indépendante de 1962 à 1968 et enfin au lycée français de Madrid jusqu’à sa retraite.

Jean Bogliolo
Jean Bogliolo
extrait d’une photo de classe au lycée Gautier en 1951.

Jean Bogliolo ne connut jamais son père, Jean-Baptiste, Guillaume Bogliolo, né le 20 février 1888 à Alger, fils unique d’un maçon originaire de la région de Gènes, immigré en Algérie dans les années 1870, mariée à la fille d’un tailleur de pierres. Devenu instituteur à Guyotville, il avait obtenu, le 8 août 1907, le « certificat d’aptitude à l’enseignement élémentaire de l’arabe » parlé dans les écoles primaires de l’Algérie. Ce dernier fut tué, le 29 novembre 1914, au combat d’Écurie (Pas-de-Calais) sur le front d’Artois, alors qu’il était lieutenant au 2e régiment de zouaves, et fut décoré de la Légion d’honneur en 1923 à titre posthume.

Jean Bogliolo fut donc pupille de la Nation et vécut avec sa mère, Marie-Rose Damis, restée veuve, et ses grands-parents maternels, son grand-père étant un sous-officier retraité de la « coloniale ». La famille vivait dans une grande maison construite pendant la guerre dans les hauts et beaux quartiers du faubourg de Mustapha d’Alger, au 22 rue Enfantin, presque au coin avec la rue Edith Cavell. Sa mère travaillait à l’institution Sainte-Chantal en tant que surveillante répétitrice, s’occupait beaucoup de l’avenir de son fils unique et veillait à sa réussite scolaire.

Jean Bogliolo fut en effet un excellent élève à l’école privée Lavigerie des Frères des écoles chrétiennes de la 6e à la 3e, puis au collège Notre-Dame d’Afrique des pères Jésuites jusqu’à la terminale. Après le baccalauréat, obtenu à 17 ans, il entra en première année de khâgne au « Grand lycée » Bugeaud d’Alger en 1932-1933, où il eut pour condisciple Albert Camus et pour professeur de philosophie, Jean Grenier, dont il célébra plus tard la mémoire dans un poème intitulé « Tipaza ». Il obtint cette année-là le prix d’excellence et le premier prix de philosophie devant Camus. Puis il « monta » à Paris dans une classe de seconde année de Première supérieure au lycée Henri IV, où il demeura trois ans (« bica ») de 1933-1934 à 1935-1936, présentant à trois reprises le concours d’entrée à l’ENS de la rue d’Ulm et des bourses de licence. Admissible en 1935, il ne passa pas l’oral en raison des obsèques de son grand-père auxquelles il se rendit à Alger. En 1936, admis au concours, son classement (59e) ne lui permit pas d’intégrer l’ENS mais d’obtenir une bourse de licence à la Sorbonne et d’être licencié ès lettres en 1938.

Titulaire du brevet de préparation militaire, Jean Bogliolo effectua son service militaire en 1938-1939 et fut maintenu sous les drapeaux en 1939 comme aspirant pilote dans l’Armée de l’Air. Démobilisé, Il fut nommé professeur de lettres à Constantine en 1940 puis à Oran en 1942. Remobilisé après le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord en novembre 1942, il fut affecté à Londres dans les Forces françaises libres aériennes (dans la défense anti-aérienne, ensuite comme mitrailleur dans un groupe de bombardiers qui bombarda notamment Bochum). Puis il participa à la campagne d’Italie vers la fin de la guerre, avant sa démobilisation définitive à l’été 1945, lui permettant de retrouver son épouse et son poste à Oran. Après la guerre, il revêtait sa tenue militaire, veste de cuir avec col en peau de mouton, une fois par an dans sa classe, comme un rituel.

En mars 1944, il avait épousé à Oran, Juliana, Pilar Melendo, institutrice espagnole, fille d’un directeur d’école à Alicante et sœur de militants communistes très engagés (Ataulfo ou Agustin, Felisa, Manuel). Les deux premiers passèrent leur exil en URSS (puis en Chine pour le premier) et ne purent revenir en Espagne qu’après la mort de Franco en 1975, le dernier passant quelques années dans les geôles franquistes. Elle avait enseigné durant la guerre civile jusqu’à son départ dans un des tout derniers bateaux partis d’Alicante. À son arrivée à Oran, elle fut placée dans les camps de réfugiés républicains espagnols, dans des conditions à peine meilleures que celles des camps d’Argelès ou Gurs. Elle ne put continuer à exercer son métier d’institutrice et se convertit à la couture. Ils eurent trois fils qui firent de solides études : Jean-Baptiste (1946-1994), licencié en histoire-géographie, puis diplômé d’études supérieures ; François (1947), agrégé d’espagnol, futur professeur des universités ; Félix (1953), polytechnicien, futur ingénieur. Les deux premiers apprirent l’arabe comme leur grand-père.

Jean Bogliolo fut nommé au lycée E.F. Gautier d’Alger où il enseigna comme professeur certifié de 1948 à 1962. « Bogli », comme le surnommaient ses élèves, était un professeur rigoureux, très pédagogue, d’une grande culture qu’il savait faire partager, et d’une certaine sévérité qui n’excluait pas beaucoup d’humour. Il répétait souvent à ses élèves : « je ne suis pas là pour vous apprendre ce que vous devez penser, mais pour vous apprendre à exprimer correctement ce que vous pensez. »
Tout au long de sa vie, Jean Bogliolo fut un homme passionné et entier dans ses engagements. Militant de la Fédération de l’Éducation nationale et du Syndicat national de l’enseignement secondaire, il fut un partisan de l’union rapide entre le SNES et le Syndicat national des collèges modernes. Dans sa longue intervention très remarquée au congrès du SNES de mars 1948, il défendit l’école laïque et républicaine en Algérie, afin de donner à la « scolarisation de la masse analphabète musulmane » l’impulsion nécessaire. Pour lui, l’unité de la France et celle de la CGT relevaient d’une même nécessité : « Quitter la CGT, affirmait-il, c’est faire une œuvre raciste, antimusulmane, c’est dresser les Européens contre les musulmans, c’est laisser la masse musulmane inculte aux mains des fauteurs de guerre civile, c’est alimenter toutes les convoitises étrangères […]. Nous devons être les guides d’une masse qui nous fait confiance, parce que nous représentons les véritables traditions de la culture française. » En rappelant que c’était la révolution de 1848 qui avait scellé l’union des intellectuels et du Peuple, il ne voulait pas que cette union fût rompue et il s’associa à la proposition de Louis Guilbert de la double affiliation, en terminant avec humour : « il y a des ménages à trois qui ne sont peut-être pas moraux mais qui sont durables. »

Lors de l’organisation de la FEN-CGT, il devint donc membre de sa commission administrative nationale en 1949 et un des responsables de la fédération en Algérie, responsabilité qu’il conserva jusqu’en janvier 1953. Il fut régulièrement candidat titulaire à la CA nationale du SNES sur la liste « B » des « cégétistes », de 1949 à 1952, mais ne fut jamais élu en raison de son éloignement de Paris, et occupa la responsabilité de secrétaire de la section académique (S3) d’Alger, de 1948 à la fin de l’année 1955. Nicolas Staropoli, syndicaliste très proche, militant du SNI, du SNCM puis du SNES après la guerre, dont la famille demeura constamment amie avec la sienne, lui succéda de 1956 à 1958 (la première nouvelle du tome I de l’Algérie de Papa est dédiée à Nicolas et Germaine Staropoli).

Jean Bogliolo resta toujours fidèle aux thèmes de son intervention au congrès de 1948. En 1952, il participa à la rédaction du plan de revendications du S3 défendu par son adjoint Weiler au congrès national, qui demandait des « crédits spéciaux » pour le développement de la scolarisation dans le primaire, y compris des fillettes musulmanes, ce qui ne devait pas réduire celui du second degré et du supérieur, afin que l’Algérie puisse former ses maîtres et ses cadres pour préparer un « avenir plus harmonieux et plus fraternel ». En 1953, il signa dans L’Université syndicaliste (n° 99 du 1er mars 1953) une très longue tribune libre, suite au blâme voté par le bureau du S3 à l’encontre de la condamnation par le bureau national de la répression au Maroc et au cap Bon. Il estimait que le syndicat devait en effet rester neutre sur les questions politiques et tenir compte du point de vue des syndiqués d’Afrique du Nord. Il procédait néanmoins à une analyse des deux visages du « colonialisme » : celui « des effroyables conditions d’existence du prolétariat nord-africain » qui était le « visage du capitalisme traditionnel », question qui se posait aussi bien en France qu’en AFN ; mais il y avait aussi le colonialisme des « défricheurs et des constructeurs […], des cantonniers et des instituteurs » qui ne « nous donne pas mauvaise conscience ». Il contestait le principe du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » que les populations algériennes ne demandaient pas. Car « pour les masses laborieuses de l’AFN, la seule garantie de progrès, c’est la présence française ». Celle-ci, concluait-t-il, « ne peut donc trouver de légitimation et de fin que dans une évolution sociale révolutionnaire ». Il fallait donc « lutter sur deux fronts : contre les revendications politiques des partis nationalistes musulmans (Messali Hadj notamment) que soutiennent à la fois le communisme soviétique et l’impérialisme américain » et « contre les profiteurs capitalistes du régime et toutes les minorités européennes ou arabo-berbères de privilégiés, car leurs abus sociaux inhumains servent de prétexte, de façade aux revendications précédentes et signifient régression sociale. » Il s’attira une réplique cinglante de Ghouti Benmerah, Algérien d’origine musulmane, secrétaire du S3 de Paris, estimant que l’Université française ne pouvait se taire devant le massacre et le mensonge, et critiquant sévèrement ses « élucubrations ». La réponse de Boualem Khalfa, membre du comité central du PCA, publiée dans la revue Progrès (n°2, avril-mai 1953) fut encore plus dénonciatrice, fustigeant cette conception du colonialisme à deux visages, justifiant la "prétendue lutte sur deux fronts : contre les revendications politiques des Algériens et contre les minorités privilégiées", "arguments puisés dans l’éternel arsenal raciste".

La motion votée au congrès national du SNES de Pâques 1953, préparée par Paul Ruff, un autre Algérien d’origine juive, réaffirma les grands principes de l’égalité des droits et de devoirs dans l’Union française, la liberté syndicale et politique pour tous les habitants d’AFN, condamna la répression, le racisme, l’injustice, mais sans faire référence au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ce qui entraîna l’abstention de Guilbert et de ses camarades. Cet épisode marqua la rupture avec la FEN-CGT de Bogliolo qui ne figura pas sur la liste B aux élections à la CA de 1953 et qui écrivit en 1954 un « Programme des XII points pour prévenir la naissance d’un Spartacus algérien ». Plus largement les débats de 1953 marquaient le début des incompréhensions entre le S3 d’Alger et les responsables métropolitains, qui n’allaient que s’aggraver après 1954. Partisan du maintien de la France en Algérie à tout prix, comme l’immense majorité des responsables du SNES et de la FEN en Algérie, il abandonna la direction du S3 en décembre 1955 à Weiler et manifesta sa violente opposition à l’intervention soviétique à Budapest en 1956.

Par la suite, il prit de plus en plus de distance vis-à-vis du syndicat et eut des divergences ponctuelles avec son ami « Staro », à qui il reprocha d’avoir « quitté le navire » en 1958, en demandant sa mutation pour Paris. Partisan de l’Algérie française, Il opta pour les positions de l’OAS (Organisation de l’armée secrète). Expulsé par les autorités françaises d’Algérie au printemps 1962, il fut assigné à résidence en France métropolitaine d’où il s’échappa pour se réfugier dans sa maison espagnole. Son épouse avait en effet récupéré la maison familiale en Espagne au début des années 1950, où il “cultivait son jardín” au sens propre.

Il vécut ensuite, selon son témoignage, volontairement en dehors du territoire français. Une fois l’indépendance de l’Algérie acquise, il revint enseigner jusqu’en 1968 dans son lycée algérois rebaptisé Victor Hugo. Son dernier fils, Félix, témoignait qu’il fut accueilli à la rentrée 1962 par le responsable FLN de son quartier et par ses collègues enseignants « musulmans » qu’il avait défendus par ses fonctions syndicales ; ils l’acceptèrent, car la nouvelle Algérie avait besoin d’enseignants de qualité comme lui, et parce qu’il n’avait pas de sang sur les mains et ne les avaient combattus que par des discours et des écrits ; il n’aurait pas d’ennui et serait défendu, à condition qu’il ne se mêle pas de la politique algérienne.
Jean Bogliolo termina sa carrière au lycée français de Madrid et continua, après sa retraite, de donner des cours dans des établissements privés français d’Espagne.
Après le décès de son épouse fin 1963, il s’était remarié avec sa belle-sœur Magdalena Melendo, divorcée, qui décéda en 1994 quelques mois avant lui, et il fut inhumé à Buendía (Cuenca - Espagne), auprès de ses deux épouses, natives de ce village.

Pétri de culture classique, il avait toujours voulu se consacrer à la littérature depuis sa jeunesse pour participer à l’existence d’une littérature algérianiste. Il écrivit plusieurs romans, nouvelles et poèmes, certains publiés chez Edmond Charlot à Alger. Il obtint le Prix littéraire de la Ville d’Alger en 1954 pour son recueil Les Nouveaux Débarqués. Il fut également lauréat de l’Académie française en 1975 (Prix du Dr Binet-Sangle) pour un tome de L’Algérie de Papa, grande fresque nostalgique de l’Algérie française en 18 volumes (romans, nouvelles, poésies et récits autobiographiques) qu’il publia à compte d’auteur à Madrid. Il apporta aussi sa contribution au CDHA (Centre de documentation historique sur l’Algérie) qui lui demanda d’écrire les biographies des écrivains « algériens » pour le dictionnaire L’Algérie de A à Z., notamment celles de Robert Randau et de Jean Grenier, son professeur de philosophie, avec lequel il avait toujours conservé des relations.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article17037, notice BOGLIOLO Jean, Baptiste par Alain Dalançon, version mise en ligne le 20 octobre 2008, dernière modification le 29 avril 2022.

Par Alain Dalançon

Jean Bogliolo
Jean Bogliolo
extrait d’une photo de classe au lycée Gautier en 1951.
A 49 ans
Avec son blouson d’aviateur dans sa classe de 3e AB1 en 1960
Elève chez les pères Jésuites
Elève chez les pères Jésuites
Classe de première, assis au 1er rang, 2e à partir de la droite, en culotte courte (X mentionné par lui sur la photo)

ŒUVRE : Mon Bled (Nouvelles), Paris, Les Livres nouveaux, 1940, 195 p. — Broussailles (Contes), Alger, Charlot, 1946, 230 p. . — Les Nouveaux Débarqués (Eglogues algériennes). Alger, à compte d’auteur, 1956, 216 p. . — Petit-Jésus de Bab el Oued (Histoires et Récits), Alger, à compte d’auteur, 1956, 222 p. – L’Algérie de Papa, 18 volumes, publiés à compte d’auteur à Madrid entre 1972 et 1992.

SOURCES : Arch. Nat. : F17/ 17778, 17820 ; France Outre-mer, Aix-en-Provence, ALG, 91 3 F/66. – JO, lois et décrets, 16 mai 1934, 25 mai 1935, 18 mai 1936, 22 juillet 1936, 25 mai 1938, 10 avril 1940. — Arch. IRHSES (S3 d’Alger, fonds Staropoli, L’Action syndicaliste universitaire, L’Université syndicaliste). — SGA-Mémoire des hommes, ministère de la Défense. — Lettre autographe de Camus à Bogliolo en mai 1956. — Souvenirs de Jacques Prat, élève de J. Bogliolo, publiés en 2006, esmma.free.fr/mde4/jp/bogliolo/bogliolo.htm‎. — Récits autobiographiques dans L’Algérie de Papa. — Site du Cercle algérianiste. — Témoignages et renseignements fournis par ses fils, Félix par courriel en 2021, François par courriel et entretien téléphonique en 2022. — Notes de Louis Botella et de Jacques Girault.

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