Par Pascale Barthélémy et Ophélie Rillon
Née en 1912 à Bamako et décédée en 1980 ; sage femme ; militante anticoloniale et féministe ; elle fut membre de l’Union Soudanaise – Rassemblement Démocratique Africain ; seule femme membre du Bureau Politique en tant que Commissaire à l’organisation des femmes du Mali socialiste ; première femme député d’AOF ; membre fondatrice du Comité des femmes travailleuses du Soudan français et de l’Union des Femmes Ouest Africaines.
Née en 1912, Aoua Keita grandit à Bamako où son père Karamoko Keita, originaire de Guinée, s’est installé avec ses épouses, griots et serviteurs. Karamoko Keita avait été nommé agent d’hygiène dans la capitale du Soudan français au lendemain de la Première Guerre mondiale, au cours de laquelle il servit comme soldat africain. Sa mère Mariam Coulibaly, également originaire de Guinée, est une « femme à mille bras » : ménagère, cultivatrice de riz et tisseuse de coton. Allant à l’encontre de la volonté de sa femme, le père d’Aoua Keita décide de la scolariser en 1923 au foyer des Métisses qui venait d’ouvrir. En tant que fille aînée d’une fratrie sans garçon, il estime qu’Aoua se doit d’apprendre un métier qui lui permette de travailler pour l’administration coloniale afin de soutenir sa mère une fois le chef de famille décédé. Après l’obtention du certificat d’études primaires en 1928, elle réussit le concours de l’école de médecine de l’Afrique Occidentale Française (AOF) de Dakar pour y être formée comme sage-femme. Diplômée en 1931, elle est affectée à Gao, au grand regret de sa mère qui voyait d’un mauvais œil qu’une jeune femme célibataire effectue un tel voyage et habite seule aussi loin de la capitale. Dans cette région septentrionale dont elle ne connait pas la langue, Aoua Keita est, selon ses propres mots, « la seule jeune fille émancipée » courtisée par les jeunes fonctionnaires, commerçants et notables de la ville. Sa maison devient rapidement un espace de sociabilité.
En 1935, elle épouse le jeune médecin Daouda Diawara choisi par son père, aux côtés duquel elle s’initie au militantisme syndical et politique. Avec son époux, elle s’engage à l’Union Soudanaise – Rassemblement Démocratique Africain (US-RDA) et participe à la mise en place d’une section du Parti à Niono, dans le contexte des élections législatives de 1946. Tout en l’encourageant dans ses activités militantes, Daouda Diawara lui impose une posture de retenue silencieuse pour éviter les foudres des maris qui ne tolèrent pas que leurs épouses s’occupent de politique. C’était donc clandestinement qu’elle organise des réunions féminines dans sa maternité aux heures de fermeture. Sous la pression de sa belle famille, le couple finit par divorcer en 1949 car Aoua Keita ne peut avoir d’enfants et rejette l’idée d’avoir une coépouse. Refusant de se remarier, elle se consacre alors à ses activités professionnelles et politiques. A Gao, elle parvient à officialiser une section féminine du RDA en 1950, met en place des comités de jeunes et prend en charge la propagande électorale pour le compte du Parti. Étiquetée comme « sage-femme communiste » par l’administration coloniale, elle est mutée au Sénégal au lendemain de la victoire du RDA à Gao aux élections législatives de 1951. Faute de données précises, il est difficile d’évaluer à quel point son initiative en faveur de l’organisation politique des femmes est suivie sur l’ensemble du territoire mais elle milite dans chacun des postes, nombreux, où elle est affectée (Tougan, Kayes, Niono, Kokry, Markala, Bignona, Nara, et bien entendu Bamako). En 1955, Aoua Keita regrette que l’infime élite féminine soudanaise « ne peut et ne semble pas vouloir jouer le rôle de direction ou d’émancipation que l’on serait en droit d’attendre d’elle » . Plus critique à l’égard du Parti que des militantes, son camarade Pierre Campmas souligne que des femmes jouent un rôle actif au niveau des sections locales mais qu’elles ne disposent d’aucune « responsabilité statutaire. Ce n’est qu’au 5ème Congrès du Parti en août 1958 qu’est désignée une commissaire à l’organisation des femmes » : Aoua Keita . À ce titre, elle devient la seule femme membre du Bureau Politique. Elle est élue députée de la Fédération du Mali à Sikasso l’année suivante, devenant la première Africaine d’AOF à accéder à un tel poste.
Parallèlement à ses activités politiques au sein du RDA, Aoua Keita participe à l’organisation des femmes dans des structures syndicales et associatives autonomes. En 1956, elle fonde à Bamako, avec l’institutrice Aïssata Sow, le Comité des femmes travailleuses qui prend le nom, deux ans plus tard, d’Inter-syndicat des femmes travailleuses. À l’occasion d’une réunion de la Fédération Démocratique Internationale des Femmes (FDIF) en 1958, les militantes du groupe Afrique décident de construire leurs propres organisations axées sur la lutte anticoloniale. Il revient à Aoua Keita d’effectuer une tournée dans la sous-région afin de sensibiliser les chefs d’État à la création d’une Union des Femmes de l’Ouest Africain (UFOA). Créée à Bamako en juillet 1959, cette éphémère association condamne les abandons de domicile conjugal et les répudiations, réclame l’abolition de certaines coutumes jugées néfastes, l’institution du mariage civil et le consentement obligatoire des époux, la suppression du mariage précoce et de la polygamie. C’est sur cette ligne qu’Aoua Keita participe avec d’autres militantes à l’élaboration d’un Code du Mariage promulgué en 1962, après l’indépendance du Mali. Si les militantes échouent à faire interdire la polygamie et l’excision, la sage-femme continue à dénoncer ces pratiques dans ses tournées régionales et dans les conférences internationales de femmes (Tanzanie 1962, Moscou 1963 etc.). Au Mali, elle devient responsable du comité de rédaction de la Commission Sociale des Femmes (CSF). Il s’agit d’un poste clef au sein de la section féminine du Parti créée en 1963, qui confère à Aoua Keita la charge de la rédaction des textes de l’organisation. Entre temps, elle se remarie avec l’enseignant Djimé Diallo dont elle devient la seconde épouse. Son statut de célibataire ne seyait pas à une représentante politique de son envergure.
Elle est écartée du pouvoir en 1967, sous le coup de la radicalisation du régime socialiste de Modibo Keita. La dissolution du Bureau Politique puis de l’Assemblée Nationale lui font perdre ses responsabilités. Sous la pression de la première dame, Mariam Travélé, la CSF vote son exclusion de l’organisation féminine : Aoua Keita appartenait aux cadres modérés qui ne correspondaient plus à l’option politique de la « révolution active » lancée par Modibo Keita. Cet éloignement de la vie politique lui a probablement permis de ne pas être inquiétée au lendemain du coup d’État militaire qui renverse la Ière République en 1968. Elle continue à militer dans la section féminine locale de son quartier de Bamako avant de rejoindre, en 1970, son mari à Brazzaville où ce dernier a obtenu un poste d’expert pour l’Unesco. Là, elle semble avoir aidé à l’organisation de l’Union des Femmes de la Révolution au Congo (UFRC) et commencé à rédiger ses mémoires. Son autobiographie, publiée en 1975 et récompensée par le grand prix littéraire d’Afrique noire un an plus tard, est un récit exceptionnel sur l’engagement professionnel et politique d’une sage-femme africaine à l’époque coloniale. Sans doute ce récit n’est-il pas pour rien dans le fait qu’Aoua Keita incarne aujourd’hui la participation des femmes à la lutte pour l’indépendance du Soudan français et un modèle pour les associations féminines et féministes maliennes. L’Association malienne pour le progrès et la défense des droits des femmes (APDF) a ainsi créé en 1991 un prix à son nom, qui orne aussi le fronton d’une salle de l’Assemblée nationale du Mali. En 1999, le siège de l’organisation féminine du régime militaire est transformé en centre de formation professionnelle pour les femmes et rebaptisé « Centre Aoua Keita ».
Par Pascale Barthélémy et Ophélie Rillon
OEUVRE : KEITA Aoua, Femme d’Afrique : la vie d’Aoua Keita racontée par elle même, Paris, Présence africaine, 1975, 400 p.
KONARE Adam Ba, Dictionnaires des femmes célèbres du Mali, Bamako, Edition Jamana, 1993 ;
SCHACHTER-MORGENTHAU Ruth, Le multipartisme en Afrique de l’Ouest francophone jusqu’aux indépendances, Paris, L’harmattan, 1998 [1964] ;
CAMPMAS Pierre, L’Union Soudanaise (section du RDA) 1946-1968, Thèse d’histoire de 3ème cycle, sous la direction de X. Yacono, Université de Toulouse Le Mirail, 1978 ;
BARTHELEMY Pascale, « Notice Aoua Keita », in C. Bard et S. Chaperon, Dictionnaire biographique des féministes en France de la Révolution à nos jours, Paris, PUF à
paraitre en 2015.
Archives Nationale du Mali, Fonds du BPN de l’US-RDA, 55ème carton : 144 Commission Sociale des Femmes