Par Bruno Vargas
Né le 10 décembre 1923 à Madrid (Espagne), mort le 7 juin le 2011 à Paris ; écrivain, résistant, membre du Parti communiste d’Espagne et un temps du Parti communiste français, ministre de la Culture en Espagne (1988-1991).
Jorge Semprún Maura est né le 10 décembre 1923 à Madrid alors que l’Espagne vivait les premiers mois de la dictature du général Primo de Rivera. L’enfance de Jorge fut bercée par les jeux dans le parc du Retiro à Madrid et les longs étés sur les bords de la mer de Cantabrie, à Santander, et à Lequeitio, au Pays basque, lieux de villégiature de la noblesse et de la haute bourgeoisie madrilènes. Antonio Maura, le grand-père maternel, a été le chef de file du Parti conservateur, après avoir débuté sa carrière politique dans les rangs du parti libéral, et fut plusieurs fois ministre et président du gouvernement espagnol entre 1893 et 1922. De 1904 à 1909, il présida le gouvernement et essaya de promouvoir « une révolution » depuis le sommet de l’État. Les conservatismes économiques et sociaux des oligarchies espagnoles eurent bien vite raison de cette politique. Ses oncles - Miguel, Gabriel et Honorio - firent tous une carrière politique. Miguel Maura suivit dans un premier temps les pas de son illustre père, mais adopta les thèses républicaines à la fin des années vingt. Il fut un des signataires du Pacte de Saint-Sébastien en août 1930 et fut ministre de l’Intérieur, représentant de la droite catholique républicaine, sous le gouvernement provisoire de la IIe République (avril – octobre 1931). Quant à son père, Jorge Semprún Gurrea, il fut un avocat reconnu de la place de Madrid et professeur de droit. Républicain, catholique, il occupa les fonctions de gouverneur civil de Santander (juin – novembre 1931) sous le deuxième cabinet républicain. Seule déchirure pendant ces années d’insouciance et de douceur madrilènes, la mort prématurée de sa mère Susana en 1932, à l’âge de 38 ans.
Les 17 et 18 juillet 1936, le coup d’État des généraux Mola, Sanjurjo, Queipo de Llano et Franco déclencha la guerre civile qui déboucha dans les semaines qui suivirent sur une révolution sociale et un conflit international. Lorsque survint le soulèvement militaire, la famille Semprún se trouvait sur son lieu de vacances, à Lequeitio. Fidèle à ses convictions républicaines, José Maria Semprún Gurrea se rangea aux côtés du gouvernement légitime. La perte d’Irun et de la province du Guipúzcoa l’obligea à rejoindre Bayonne par la mer avec toute sa famille. Il fut accueilli par le journaliste Jean-Marie Soutou collaborateur de la revue Esprit, dont José Maria Semprún était le correspondant à Madrid. Quelques semaines plus tard, la famille Semprún abandonna la maison-refuge de la famille Soutou à Lestelle-Bétharram (Pyrénées-Atlantiques) pour rejoindre Genève. Pendant quelques mois, Jorge et son frère Gonzalo furent scolarisés au Collège Calvin. Face à leurs camarades qui affichaient leurs préférences pour les troupes nationalistes du général Franco, les deux frères n’hésitèrent pas à revendiquer leurs appartenances républicaines, en levant le bras, le poing serré. En janvier 1937, le ministère des Affaires étrangères nomma leur père chargé d’affaires à la Haye et la famille, enfin réunie, s’installa à la Légation Espagnole. Pendant près de deux ans et demi, Jorge suivit la scolarité normale d’un lycéen hollandais au Tweede Gymnasium. Un établissement reconnu pour sa solide formation en lettres classiques. La défaite de la Seconde République, en avril 1939, obligea la famille Semprún, comme des dizaines de milliers d’autres, à prendre le chemin de l’exil. Les Semprún s’installèrent au nord de Paris et Jorge et son frère ainé Gonzalo entrèrent comme internes au lycée Henri-IV. De mars 1939 à mai 1941, Jorge prépara son baccalauréat, qu’il obtint avec succès, alors que deux ans auparavant, il parlait à peine le français. Il excella dans les études philosophiques et fut admis en hypokhâgne, en octobre 1941, où il préparait le concours d’entrée à l’École Normale Supérieure. A cette époque, il commença à s’intéresser à Hegel et puis, tout naturellement, il lit en allemand Marx et les études marxistes de Korsch, Labriola et Lukàcs.
Dans le Paris occupé de la mi-juin 1940, le jeune lycéen et futur étudiant en hypokhâgne, épris de lectures marxistes, trouva un terrain propice pour passer de la théorie à la praxis. Il participa à une première manifestation lycéenne contre l’occupant le 11 novembre 1940, jour de l’anniversaire de l’Armistice de la Première guerre mondiale. Très vite, Jorge comprit que la lutte contre le nazisme n’était que la continuité du combat contre le franquisme. Lui, le réfugié espagnol, apatride, décida de s’engager dans une organisation de résistance espagnole : ce sera le Parti communiste d’Espagne. Fin 1942, début 1943, par l’intermédiaire de militants du PCF, il intégra le réseau des Francs-tireurs et partisans – Main d’œuvre ouvrière immigrée (FTP-MOI) et rejoignit le réseau Jean-Marie Action. Sous le nom de Gérard Sorel, Semprún s’installa à Joigny et opéra dans les départements de l’Yonne et de la Côte-d’Or. Placé sous les ordres de l’architecte Henri Frager « Paul », le réseau relevait de l’organisation Buckmaster, créée par les services secrets britanniques. Gérard et ses camarades réceptionnaient les parachutages d’armes et les acheminaient par la suite aux maquis opérant dans la zone. Le 7 septembre 1943, Jorge Semprún fut arrêté avec plusieurs de ses compagnons d’armes par la Gestapo, au domicile de l’un des chefs de la Résistance de l’Yonne. Il subit la torture pendant plusieurs semaines et fut reclus à la prison d’Auxerre jusqu’en janvier 1944. Transféré à la prison de Dijon puis au camp de Compiègne, il fut déporté au camp de concentration de Buchenwald, le 27 janvier. Après une période de quarantaine, il fut approché par les responsables espagnols du comité international de la résistance clandestine dirigé par les communistes allemands. Julio Lucas, Jaime Nieto et Diego Lacalle le firent entrer au service de l’administration du camp. Malgré les polémiques de l’après guerre, il est plus que probable que les déportés communistes affectés à l’administration du camp sauvèrent la vie à un grand nombre de militants communistes et d’autres partis. Dans cet univers concentrationnaire, Jorge Semprún profita de son statut pour lire Hegel et Faulkner, dont il trouva les œuvres à la bibliothèque du camp. Le dimanche après-midi, il organisa des lectures de poèmes pour ses compatriotes. Ce fut un retour aux sources, la redécouverte d’une langue maternelle, d’une culture, d’une patrie qui lui permit de survivre à l’horreur avec ses camarades espagnols. Il côtoya également des futurs cadres des démocraties populaires : Josef Frank, Ladislav Holdos, Ernst Busse, Walter Bartel, Willi Seifert entre autres.
Le 11 avril 1945, alors que les troupes du général Patton se dirigeaient vers Buchenwald, les prisonniers se soulevèrent et s’emparèrent du camp. Deux semaines plus tard, Jorge Semprún fut évacué et arriva à Paris le 29 avril.
De retour dans la capitale, il essaya de rédiger ses mémoires de Buchenwald, mais très vite il se rendit compte qu’il lui était impossible d’écrire « l’indicible ». L’action politique lui apparut alors le seul antidote pour ne pas sombrer. Il milita dès lors au PCE et au PCF, où il fréquenta les intellectuels français de sa génération. En 1946, il épousa l’actrice Loleh Bellon avec qui il eut un fils Jaime. Pendant ses premières années d’après-guerre, Semprún fréquenta avant tout ses camarades intellectuels français de la cellule 722 : Marguerite Duras, Dionys Mascolo, Robert Antelme, Guillochon, Monique Régnier.
À partir de 1949 et après l’éloignement du groupe d’Antelme, il se consacra exclusivement au PCE, même s’il reconnut lui-même qu’il n’était pas un militant exemplaire. Entre 1945 et juin 1953, il n’était guère assidu aux réunions de la cellule de son quartier. Néanmoins, il fut membre de la « Commission Espagnole pour la Paix en France », action qui constitua probablement un de ses premiers travaux de propagande politique au sein du PCE.
Pendant toutes ces années, Jorge Semprún fut un intellectuel espagnol qui se prêtait en « conscience » au culte de la personnalité de Pasionaria, Dolores Ibarruri, secrétaire générale du PCE, et de celle de Staline. Il écrivait dans la revue bi-hebdomadaire Independencia (1946), dans la revue Cuadernos de Cultura (49 – 55), puis Cultura y democracia dès 1950.
En septembre 1952, il abandonna son travail de traducteur à l’UNESCO et devint permanent du parti. Son rêve de retour en Espagne se réalisa quand, au printemps 1953, la direction du PCE le nomma instructeur du comité central pour le travail entre les intellectuels en Espagne. De mai 1953 à décembre 1954, Jorge Semprún alias Federico Sánchez, Federico Artigas, Jacques Grador, effectua de fréquents séjours à Madrid où il réussit à créer une organisation influente du PCE, non par le nombre, mais par la qualité de ses membres, chez les intellectuels et les milieux universitaires madrilènes.
Dès lors, son ascension au sein du PCE fut fulgurante. En 1954, il entra au comité central et, deux ans plus tard, sous l’impulsion de Santiago Carrillo, il intégra le comité exécutif du parti, à l’âge de 32 ans, ce qui fit de lui le plus jeune membre.
Jorge Semprún fut un des acteurs principaux de la nouvelle stratégie de « réconciliation nationale » prônée par le nouvel homme fort du parti Santiago Carrillo. Dans la capitale espagnole, il dirigea cette politique avec Sánchez Montero et l’ancien militaire Romero Marín. Il gagna à la cause du PCE de jeunes étudiants et intellectuels qui étaient issus de familles des vainqueurs et des vaincus de la guerre civile : Javier Pradera, Enrique Múgica, Miguel Sánchez-Mazas, Ramón Tamames, Fernando Sánchez Dragó.
Cette politique active en Espagne n’eut guère de conséquences sur la dictature du général Franco à court et à moyen terme. Mais elle renforça le prestige du PCE auprès d’un grand nombre de jeunes intellectuels en rupture avec le régime instauré par les généraux et appuyé par les haute et moyenne bourgeoisies espagnoles.
Dans la pratique militante, en Espagne, les actions menées par le PCE se soldèrent par des échecs et de nombreuses arrestations et tortures de militants sans qu’intervint la chute annoncée, y compris par Jorge Semprún, « de la dictature dans un délai très court ». Ces différents revers – et notamment « la grève nationale pacifique » du 18 juin 1959 – incitèrent Jorge Semprún à s’éloigner du discours et de la ligne de la direction du PCE et, tout particulièrement, de celle de son secrétaire général Santiago Carrillo.
A partir de 1962, plusieurs questions de fond le séparèrent de ses camarades du comité exécutif : la question agraire et, avant tout, celle du comité des intellectuels de Madrid. Pour Jorge Semprún, enfermés dans leur subjectivisme, méconnaissant les nouvelles réalités espagnoles, les dirigeants communistes espagnols n’appréhendaient pas les transformations économiques et sociales de l’Espagne amorcées depuis 1959. Il rejoignait en cela Fernando Claudín, même si l’un et l’autre ne remettaient pas en cause l’essence même du PCE. La sanction ne tarda pas à tomber. Il fut relevé de ses fonctions à Madrid, en décembre 1962. Ainsi prenait fin le travail qu’il avait « le plus aimé, intéressé, diverti, excité de toute son existence ».
Après avoir été évincés dans un premier temps du comité exécutif, Semprún et Claudín furent exclus définitivement du PCE au printemps 1964.
En 1960, de retour de Prague, il avait commencé à rédiger Le Grand Voyage, qui parut deux ans plus tard chez Gallimard. Une page semblait tournée, celle du dirigeant clandestin. Une nouvelle vie s’éveillait, celle de l’écrivain qui, au fil de ses ouvrages, allait détisser les conceptions du militant communiste.
Les œuvres de Jorge Semprún, écrites en français pour la plupart, s’appuyaient sur les moments forts de son existence pendant la Seconde Guerre Mondiale et l’après-guerre. Pour la plupart d’entre elles, à la trame autobiographique, elles revisitaient les expériences et les réflexions de l’auteur, à l’instar de L’Évanouissement, Le Grand Voyage (Prix Formentor), Quel beau dimanche, La Mort qu’il faut, L’Écriture ou la Vie et Vingt ans et un jour. L’expérience de la clandestinité madrilène fut abordée dans Autobiographie de Federico Sanchez (Prix Planeta 1977) et La Deuxième Mort de Ramon Mercader (Prix Femina). Le passage au ministère de la Culture du gouvernement Felipe González (1988 -1991) est retracé dans son livre Federico Sánchez vous salue bien. Dans Adieu vive clarté..., Montand la vie continue, L’Algarabie, La Montagne blanche…, il revisita avec talent sa vie d’exilé en France et les années de l’après-franquisme.
La réflexion de Jorge Semprún avait investi l’écriture cinématographique à travers les scénarios, notamment, de Z et de l’Aveu de Costa-Gavras, de La guerre est finie et de L’affaire Stavisky d’Alain Resnais. Enfin, européen convaincu, il publie, en 2006, El hombre europeo (Une tombe au creux des nuages. Essais sur l’Europe d’hier et d’aujourd’hui, 2010).
Fût-il romanesque ou cinématographique, ce travail lui avait permis, selon ses propres mots, « …de me défaire de ça… et pour détruire chez moi ce qui avait été le but de ma vie pendant autant de temps ». En somme, la vie de romancier, essayiste, scénariste, auteur dramatique de Jorge Semprún le conduisit du communisme - avec ou sans adjectif - qu’il finit par rejeter en bloc, à ce que l’on pourrait définir comme radicalisme démocrate européen, dès la fin des années 70. C’est, probablement, l’évolution de sa pensée politique qui l’amena à accepter la charge de ministre de la Culture sous le deuxième gouvernement socialiste de Felipe González en 1988. L’expérience prit fin en 1991. Il écrivit à son sujet qu’elle avait été enrichissante sur un plan personnel. Elle le fut beaucoup moins sur un plan politique : ni le budget de son ministère, ni la durée de son mandat ne lui permirent de mener à bien une politique culturelle d’envergure. Néanmoins, on doit à son actif la création de la fondation - musée Thyssen-Bornemisza (1988), le décret, très contesté à l’époque, d’aide à la production cinématographique (1989), ainsi que les négociations sur l’héritage Dali entre l’État espagnol et la Généralité de Catalogne (1990). Peut-être, tout simplement, l’homme politique, le militant, avaient cessé d’être depuis la fin des années soixante. L’introspection, la réflexion et l’écriture étaient devenues dès lors les instruments de son engagement pour l’humanité.
Il décèda le 7 juin 2011 à Paris. Quelques jours plus tard, il fut inhumé au côté de sa deuxième épouse Colette Leloup dans le petit cimetière de Garentreville (Seine et Marne). Un drapeau de la république espagnole recouvrait son cercueil : dernière évocation aux années insouciantes de l’enfance et à la jeune et éphémère Seconde République espagnole proclamée dans la liesse populaire à Madrid, le 14 avril 1931.
Par Bruno Vargas
OEUVRE CHOISIE : Le Grand voyage, Paris, Gallimard, 1963.-La Guerre est finie (scénario du film d’Alain Resnais), Paris, Gallimard, 1966. - L’Evanouissement, Paris, Gallimard, 1967. - La Deuxième mort de Ramón Mercader, Paris, Gallimard, 1969. - L’Affaire Stavisky d’Alain Resnais, Paris, Gallimard, 1974. - Las Rutas del sur, Madrid, Imprenta Carmen Moreno, 1977. - Autobiografía de Federico Sánchez, Barcelona, Planeta, 1977. - Quel Beau dimanche !, Paris, Grasset et Fasquelle, 1980. - L’Algarabie, Paris, Fayard, 1981. - Montand, la vie continue. Paris, Denoël, 1983. - La Montagne blanche, Paris, Gallimard, 1986. - L’Aveu (scénario du film de Costa-Gavras, adaptation du texte d’Artur London du même nom), monographie, Boulogne-Billancourt, 1987. - Netchaiev est de retour, Paris, J.C. Lattès, 1987. - L’Attentat, scénario du film d’Yves Boisset, 1972), monographie, Magic home vidéo, 1992. - Federico Sánchez se despide de ustedes, Barcelona, Tusquets Editores, 1993, Paris, Grasset, 1993. - L’Écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994. - Une femme à sa fenêtre (scénario du film de Pierre Granier-Deferre, 1976), Paris, Pathé vidéo, 1994. - Adieu, vive clarté…, Paris, Gallimard, 1998. - Le Retour de Carola Neher, Paris, Gallimard, 1998. - La mort qu’il faut, Paris, Gallimard, 2001.
- Veinte años y un día, Barcelona, Tusquets Editores, 2003. - Pensar en Europa, Barcelona, Tusquets Editores, 2006. - Exercices de survie, Paris, Gallimard, 2012. - Le Fer rouge de la mémoire, Paris, Quarto-Gallimard, 2012. - Le Métier d’homme. Husserl, Bloch, Orwell : Morales de résistance, Paris, Climats, 2013.
SOURCES : Nieto, Felipe, La Aventura comunista de Jorge Semprún. Exilio, clandestinidad y ruptura, Barcelone, Tusquets, 2014 ; - Céspedes Gallego, Jaime, La obra de Jorge Semprún. Claves de interpretación, Berne, Berlin, Bruxelles, Frankfurt, New York, Oxford et Vienne, Peter Lang, 2012 ; - Céspedes Gallego, Jaime (Université d’Artois, éd.), Cinéma et engagement : Jorge Semprún scénariste, numéro 140 de la collection CinémAction, Corlet Éditions, 2011 ; - Semilla Durán, Maria Angelica, Le masque et le masqué, Jorge Semprun et les abîmes de la mémoire, Espagne, Presses Universitaires du Mirail (Hespérides), 2005. - De Cortanze, Gérard, Le Madrid de Jorge Semprun, Paris, éditions du Chêne, 1997. — Corinne Benestroff, Jorge Semprun. Entre résistance et résilience, Préface Boris Cyrulnik, CNRS Éditions.